Stephen :
« MacCann est dans une forme sensationnelle ! Prêt à répandre la dernière goutte. Le monde entièrement remis à neuf ! Pas d’excitants, et droit de vote pour les femelles. »
Stephen sourit de la forme de cette confidence et lorsque Moynihan se fut éloigné, il chercha de nouveau le regard de Cranly.
« Tu peux peut-être m’expliquer, dit-il, pourquoi ce garçon épanche son âme dans mon oreille avec une telle liberté. Hein ? »
Une ombre haineuse apparut sur le front de Cranly. Il considéra la table où Moynihan se penchait pour inscrire son nom sur la liste ; puis il dit posément :
« C’est un s… salaud120.
– Quis est in malo humore, dit Stephen : ego aut vos121. »
Cranly ne releva pas la raillerie. Il continuait à remâcher son jugement aigre ; puis il répéta avec la même force catégorique :
« Un sacré bougre de salaud, voilà tout. »
Telle était son épitaphe sur toutes les amitiés défuntes, et Stephen se demandait si ces paroles seraient prononcées un jour, sur le même ton, à propos de lui-même. Cette expression lourde et grossière s’enfonça lentement avec un bruit décroissant, comme une pierre dans un marécage. Stephen la suivait dans sa chute comme il en avait suivi bien d’autres, le cœur oppressé par ce poids. Le langage de Cranly, contrairement à celui de Davin, ne contenait ni préciosités élisabéthaines ni tournures bizarres des idiomes irlandais. Son élocution traînante était l’écho des quais de Dublin répété par un petit port désolé et déchu, son énergie était l’écho de l’éloquence sacrée de Dublin, platement répété par une chaire du Wicklow122.
L’expression haineuse s’effaça du visage de Cranly lorsque MacCann se dirigea vivement vers eux de l’autre bout du hall.
« Vous voilà ! dit allègrement MacCann.
– Me voilà ! dit Stephen.
– En retard, comme toujours. Ne pouvez-vous pas accorder vos tendances progressistes avec le respect de la ponctualité ?
– Cette question n’est pas à l’ordre du jour, dit Stephen : passons au point suivant. »
Son regard souriant se fixait sur une tablette de chocolat au lait, enveloppé de papier d’argent, qui se montrait au bord d’une poche du propagandiste. Un petit cercle d’auditeurs se réunit pour assister à leur tournoi d’esprit. Un maigre étudiant à la peau olivâtre, aux cheveux plats et noirs, introduisit sa figure entre les deux interlocuteurs, dévisageant tantôt l’un, tantôt l’autre, à chaque phrase ; il avait l’air de vouloir attraper ces phrases au vol, avec sa bouche béante et humide. Cranly sortit de sa poche une petite balle grise et se mit à l’examiner de près, la tournant et la retournant.
« Le point suivant ? fit MacCann. Hum ! »
Il proféra un rire râpeux et sonore, sourit largement et tirailla à deux reprises la barbiche couleur de paille qui pendait à son menton fuyant.
« Le point suivant est de signer la pétition.
– Me paierez-vous quelque chose si je signe ? demanda Stephen.
– Je vous croyais idéaliste », dit MacCann123.
L’étudiant à l’aspect de bohémien jeta un regard circulaire et s’adressa à l’assistance d’une voix bêlante et indistincte :
« Ah, diable ! voilà une idée bizarre ! je considère cette idée comme une idée mercenaire ! »
Sa voix sombra dans le silence. Personne ne fit attention à ses paroles. Il tourna sa face olivâtre, à l’expression chevaline, vers Stephen, invitant celui-ci à parler encore.
MacCann, avec une verve abondante, se mit à parler du rescrit du tsar, de Stead124, du désarmement général, de l’arbitrage en cas de conflits internationaux, des signes des temps, de l’humanité nouvelle, du nouvel évangile de vie d’après lequel la communauté se chargerait d’assurer, au plus bas prix possible, le plus de bonheur possible pour le plus grand nombre possible d’individus.
L’étudiant bohémien fit écho à la fin de cette période en criant :
« Un ban pour la fraternité universelle !
– Vas-y, Temple125, dit son voisin, un gros étudiant rubicond. Je te paierai un bock ensuite.
– Je crois à la fraternité universelle, dit Temple, regardant autour de lui avec ses yeux noirs et ovales. Marx n’est qu’un jean-foutre. »
Cranly lui serra le bras pour le faire taire, tout en souriant d’un air gêné et répétant :
« Doucement, doucement, doucement ! »
Temple essaya de dégager son bras et continua, la bouche marquée d’une écume légère :
« Le socialisme a été fondé par un Irlandais126, et Collins fut le premier en Europe qui prêcha la liberté de pensée127. Il y a deux cents ans de cela. Il a dénoncé les ruses du clergé, le philosophe du Middlessex ! Un ban pour John Anthony Collins ! »
Une voix grêle, au bout du groupe, répliqua :
« Pip ! pip ! »
Moynihan murmura à l’oreille de Stephen :
« Eh bien, et la pauvre petite sœur de John Anthony ?
Lolotte Collins128 a perdu sa culotte,
Ayez la bonté de lui prêter la vôtre ! »
Stephen se mit à rire, et Moynihan, content de ce résultat, poursuivit :
« Mettons une thune sur John Anthony Collins gagnant !
– J’attends votre réponse, dit MacCann d’un ton bref.
– L’affaire ne m’intéresse pas le moins du monde, dit Stephen d’un ton las. Vous le savez fort bien. À quoi rime toute cette scène ?
– Bien ! dit MacCann en claquant des lèvres. Alors vous êtes un réactionnaire ?
– Croyez-vous m’impressionner en brandissant votre sabre de bois129 ? demanda Stephen.
– Trêve de métaphores, trancha MacCann. Venons aux faits. »
Stephen rougit et se détourna. MacCann tint bon et dit avec une ironie hostile :
« Les poètes de second ordre sont, je suppose, au-dessus des questions aussi terre à terre que celle de la paix universelle. »
Cranly releva la tête et tendit sa balle entre les deux étudiants en offrande de paix, disant :
« Pax super totum foutusum globum130. »
Stephen, écartant les curieux, indiqua dun violent haussement d’épaules l’image du tsar :
« Gardez votre icône. S’il nous faut absolument un Jésus, que ce soit du moins un Jésus légitime.
– Par l’enfer ! Elle est bonne celle-là ! dit l’étudiant bohémien à ses voisins : voilà une belle expression ! Cette expression me plaît infiniment. »
Il ingurgita sa salive comme s’il ingurgitait la phrase et, cherchant à tâtons la visière de sa casquette, il se tourna vers Stephen :
« Excusez-moi, monsieur, qu’entendez-vous par l’expression que vous venez d’employer ? »
Comme les autres étudiants le poussaient du coude, il leur dit :
« Je suis curieux de savoir ce qu’il entend par cette expression. »
Il se tourna de nouveau vers Stephen et dit à voix basse :
« Vous croyez en Jésus ? Moi, je crois en l’homme131. Bien entendu, j’ignore si vous croyez en l’homme. Je vous admire, monsieur. J’admire l’esprit de l’homme indépendant de toute religion. Êtes-vous de cet avis au sujet de l’esprit de Jésus ?
– Hardi, Temple ! dit le gros étudiant rubicond, revenant, selon son habitude, à sa première idée : n’oublie pas le bock qui t’attend.
– Il me prend pour un imbécile, expliqua Temple à Stephen, parce que je crois à la puissance de l’esprit. »
Cranly passa ses bras sous ceux de Stephen et de son admirateur, disant :
« Nos ad manum ballum jocabimus132. »
Stephen, tout en se laissant emmener, aperçut le visage plat de MacCann, rouge de dépit.
« Ma signature n’a aucune valeur, fit-il poliment. Vous avez raison de poursuivre votre chemin. Laissez-moi continuer le mien.
– Dedalus, dit MacCann sur un ton cassant, je suis persuadé que vous êtes un brave garçon, mais il vous manque de connaître la noblesse de l’altruisme et la responsabilité de l’individu humain. »
Une voix prononça :
« Notre mouvement n’a que faire des intellectuels excentriques. »
Stephen, reconnaissant à ce timbre dur la voix de MacAlister, s’abstint de se retourner. Cranly fendait solennellement la foule des étudiants, entraînant à ses côtés Stephen et Temple, comme un célébrant accompagné de ses deux acolytes s’avance vers l’autel.
Temple se pencha vivement par-devant Cranly et dit :
« Avez-vous entendu MacAlister, ce qu’il a dit ? Ce jouvenceau est jaloux de vous. Vous l’avez remarqué ? Je parie que Cranly ne l’a pas remarqué. Par l’enfer ! Je l’ai remarqué tout de suite, moi ! »
Au moment où ils traversaient le deuxième vestibule, le doyen des études faisait une tentative pour échapper à l’étudiant avec lequel il venait de causer133. Il se tenait au bas de l’escalier, un pied sur la première marche, sa vieille soutane retroussée avec un soin féminin en vue de l’ascension, il hochait la tête souvent et répétait :
« Il n’y a pas de doute, monsieur Hackett134 ! C’est parfait ! Il n’y a pas de doute ! »
Au milieu du vestibule, le préfet de la confrérie du collège s’entretenait gravement, d’une voix basse et chagrine, avec un pensionnaire. Tout en parlant, il fronçait un peu son front couvert de taches de rousseur et mordillait, entre les phrases, un minuscule crayon en os.
« J’espère que les garçons de première année seront tous des nôtres. Nous pouvons compter, je crois, sur ceux de la deuxième ; la troisième également. Il faut nous assurer au sujet des nouveaux. »
En franchissant la porte, Temple se pencha encore par-devant Cranly et chuchota vivement :
« Savez-vous que c’est un homme marié ? C’était un homme marié, avant qu’on l’eût converti. Il a quelque part une femme et des enfants. Par l’enfer, voilà la chose la plus bizarre que je connaisse ! Hein ? »
Son chuchotement dégénéra en un rire sournois et gloussant. Lorsqu’ils eurent franchi le pas de la porte, Cranly le saisit brutalement par le cou et le secoua en disant :
« Espèce de foutu bougre d’idiot135 ! Je jure par ma dernière heure qu’il n’y a pas sur toute cette infecte cochonnerie de terre – tu m’entends ? – un autre foutu immonde bougre