Que ceci soit votre premier but. Puis, petit à petit, vous discernerez votre voie. J’entends dans les deux sens : votre voie dans l’existence, comme dans la pensée. Cela vous obligera peut-être, au début, à pédaler en côte. Prenez M. Moonan. Il a mis du temps à gagner le sommet. Mais il y est parvenu.
– Je ne suis peut-être pas aussi doué que lui, dit Stephen avec calme100.
– On ne sait jamais, répliqua vivement le doyen. Nous ne pouvons jamais dire ce qu’il y a en nous. À votre place, je ne me laisserais certes pas décourager. Per aspera ad astra. »
Il s’éloigna rapidement de l’âtre pour gagner le palier et surveiller l’entrée de la première classe des lettres.
Adossé à la cheminée, Stephen l’écoutait saluer chaque élève avec entrain, impartialement et il pouvait presque distinguer les francs sourires des étudiants les plus grossiers. Une pitié déprimante commençait à tomber en rosée sur son cœur facilement attristé, pitié pour ce fidèle serviteur du chevaleresque Loyola, pour ce demi-frère du clergé, au langage plus vénal que les autres, mais plus ferme d’âme, pour cet homme qu’il n’appellerait jamais son père spirituel ; et il comprenait aussi comment cet homme et ses semblables avaient acquis une réputation de mondanité dans le monde même, et point seulement aux yeux de ceux qui y avaient renoncé, pour avoir, durant toute leur histoire, plaidé à la barre de la justice divine en faveur des âmes relâchées, tièdes ou prudentes101.
L’entrée du professeur fut signalée par un ban102 que scandèrent les lourds brodequins des étudiants assis aux plus hauts gradins du sombre amphithéâtre, sous les fenêtres grises voilées de toiles d’araignées. L’appel commença et les réponses retentirent sur tous les tons jusqu’à ce qu’on arrivât au nom de Peter Byrne.
« Présent ! »
Une note de basse profonde répondit du haut du rang supérieur, suivie de toux de protestation sur les autres bancs.
Le professeur fit une pause, puis appela le nom suivant :
« Cranly103 ! »
Pas de réponse.
« M. Cranly ! »
Un sourire passa sur le visage de Stephen à la pensée des études que poursuivait son ami.
« S’adresser aux champs de courses de Leopardstown104 », fit une voix derrière lui.
Stephen leva les yeux vivement, mais la face porcine de Moynihan105, profilée sur le jour gris, demeurait impassible. Une formule fut énoncée. Parmi le bruissement des cahiers, Stephen se retourna de nouveau et dit :
« Donnez-moi du papier, pour l’amour de Dieu !
– Si fauché que ça ? » demanda Moynihan avec un large ricanement.
Il arracha une feuille à son cahier de brouillon et la passa à Stephen en murmurant :
« En cas de nécessité, n’importe quel laïque, homme ou femme, peut le faire106. »
La formule qu’il transcrivait docilement sur son feuillet, l’enroulement et le déroulement des calculs du professeur, les symboles fantomatiques de force et de vitesse fascinaient et épuisaient l’esprit de Stephen. Il avait entendu dire que ce vieux professeur était franc-maçon et athée. Oh, ce jour gris et morne ! ce jour pareil aux limbes d’une conscience indolore et patiente, où des âmes de mathématiciens se promèneraient, projetant leurs longues trames ténues sur les plans successifs d’un crépuscule de plus en plus raréfié et pâlissant, propageant des tourbillons rapides jusqu’aux extrêmes limites d’un univers toujours plus vaste, plus lointain, plus impalpable.
« Il faut donc distinguer l’elliptique de l’ellipsoïdal. Quelques-uns d’entre vous, messieurs, connaissent peut-être les œuvres de M. W. S. Gilbert107. Dans une de ses chansons, il parle d’un tricheur au billard, condamné à jouer :
Sur un drap gauchi
Avec une queue tordue
Et des boules elliptiques108.
« Il entend par là des boules ayant la forme de l’ellipsoïde, dont je viens de vous montrer les axes principaux. »
Moynihan se pencha vers l’oreille de Stephen et chuchota :
« À combien les boules ellipsoïdales ? Par ici, mesdames ! Je suis dans la cavalerie109 ! »
La grossière plaisanterie de son camarade traversa comme une bouffée de vent frais le cloître de l’esprit de Stephen, agitant d’un gai mouvement de vie les flasques vêtements ecclésiastiques pendus aux murs, les faisant danser et gigoter dans un sabbat de saturnales. Les figures de la communauté émergèrent de ces défroques gonflées par la rafale : le doyen des études, l’économe corpulent110, haut en couleur, avec sa calotte de cheveux gris, le président111, le petit prêtre coiffé en houppe et qui écrivait des poèmes de dévotion ; la silhouette trapue et rustaude du professeur d’économie politique ; la grande silhouette du jeune professeur de psychologie112, discutant un cas de conscience sur le palier, avec ses élèves, comme une girafe qui broute les hauts feuillages au-dessus dun troupeau d’antilopes ; le grave préfet de la confrérie, à l’air inquiet, le gros professeur d’italien à la tête ronde, aux yeux coquins113. Ils s’avançaient trottinant et boitillant, sautillant et folâtrant, retroussant leurs robes pour jouer à saute-mouton, se cramponnant les uns aux autres, secoués d’une hilarité épaisse et polissonne, se donnant des tapes par-derrière, riant de leur grossière espièglerie, s’interpellant entre eux avec des surnoms familiers, protestant avec une dignité soudaine contre quelque mauvais traitement, chuchotant deux par deux, la main devant la bouche.
Le professeur s’était approché des vitrines qui longeaient le mur ; il prit sur un rayon une couple de bobines, souffla sur plusieurs endroits pour en ôter la poussière, transporta soigneusement l’appareil sur la table et tint un doigt posé dessus pendant la suite de son discours. Il expliqua que les fils des bobines modernes étaient faits d’une composition appelée platinoïde, récemment découverte par F. W. Martino114.
Il prononça distinctement les initiales et le nom de l’inventeur. Moynihan, derrière Stephen, chuchota :
« Ce bon vieux Fontaine-Wallace-Martino !
– Demande-lui s’il a besoin d’un sujet à électrocuter, murmura Stephen en retour, avec un humour las. Je suis à sa disposition. »
Moynihan, voyant que le professeur se penchait sur les bobines, se leva et, faisant mine de claquer des doigts de sa main droite, se mit à appeler d’une voix de gamin baveux :
« Monsieur ! Monsieur ! ce garçon-là, il est après dire115 des vilains mots, monsieur.
– Le platinoïde, disait le professeur avec solennité, est employé de préférence au maillechort parce que sa résistance varie moins avec la température. Le fil de platinoïde est isolé, et la soie qui l’isole est enroulée sur les bobines d’ébonite à l’endroit où se trouve mon doigt. Si ce fil était nu, il se produirait un courant supplémentaire. Les bobines ont été imprégnées de paraffine chaude… »
Une voix aiguë, avec l’accent de l’Ulster, dit au-dessous de Stephen :
« Est-ce qu’on va nous interroger sur les sciences appliquées ? »
Le professeur se mit à jongler gravement avec les termes sciences pures et sciences appliquées. Un étudiant lourdaud, affublé de lunettes d’or, fixa un regard étonné sur celui qui avait posé la question. Moynihan, de sa voix naturelle, murmura derrière Stephen :
« Tu ne trouves pas que MacAlister est un vrai diable, quand il s’agit de réclamer sa livre de chair116 ? »
Stephen abaissa les yeux avec froideur vers le crâne oblong, embroussaillé de cheveux couleur filasse. La voix, l’accent, la mentalité de l’interrupteur l’offusquaient et il se laissa entraîner à formuler mentalement une rosserie délibérée : le père de ce garçon eût mieux fait d’économiser sur le prix du voyage en envoyant son fils faire ses études à Belfast.
Le crâne oblong ne se retourna point pour affronter la flèche de cette réflexion, et cependant la flèche retourna vers son arc, car Stephen vit au même instant le visage de l’étudiant, d’une pâleur de lait caillé.
« Cette pensée n’est pas de moi, se dit-il aussitôt. Elle vient de cet Irlandais de comédie, derrière mon dos. Patience. Peut-on dire avec certitude qui a troqué l’âme de votre race et trahi ses élus, – le questionneur ou bien le railleur ? Patience. Pensons à Épictète. Cela fait sans doute partie de son caractère, de poser telle question à tel moment, avec tel accent, et de prononcer le mot science comme un monosyllabe. »
La voix bourdonnante du professeur continuait à s’enrouler lentement tout autour des bobines dont il parlait, doublant, triplant, quadruplant sa somnolente énergie, comme la bobine multipliait ses ohms de résistance.
La voix de Moynihan, derrière lui, fit écho à une cloche lointaine.
« Messieurs, on ferme ! »
Le hall était plein de monde et retentissait de conversations117. Sur une table près de la porte, on voyait deux photographies encadrées et, au milieu, un long papier déroulé, portant une colonne irrégulière de signatures. MacCann déambulait avec agitation parmi les étudiants, parlant vite, ripostant aux rebuffades, amenant ses camarades l’un après l’autre vers la table. Dans le vestibule intérieur, le doyen des études s’entretenait avec un jeune professeur, tout en se caressant gravement le menton et en hochant la tête.
Devant l’encombrement de la porte, Stephen s’arrêta, indécis. Sous le large bord retombant d’un chapeau mou, les yeux sombres de Cranly le guettaient.
« As-tu signé ? » demanda Stephen.
Cranly pinça sa longue bouche aux lèvres minces, se recueillit un instant, puis répondit :
« Ego habeo.
– Pour quoi est-ce ?
– Quod ?
– Pour quoi est-ce ? »
Cranly tourna vers Stephen son visage pâle et dit avec onction et amertume :
« Per pax universalis. »
Stephen désigna la photographie du tsar118 et dit :
« Il a une figure de Christ abruti par la boisson. »
Le mépris et la colère de son intonation ramenèrent vers lui le regard de Cranly qui contemplait avec calme les murs du hall.
« Tu es contrarié ? demanda-t-il.
– Non, répondit Stephen.
– Tu es de mauvaise humeur ?
– Non.
– Credo ut vos famosus mendax estis, dit Cranly, quia facies vostra monstrat ut vos in sacro malo humore estis119. »
Moynihan qui se dirigeait vers la table dit à l’oreille de