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    2. Portrait de l'artiste en jeune homme
    3. Chapitre 47
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    n’est-ce pas, monsieur Dedalus ? dit le doyen, levant et faisant clignoter ses yeux pâles. L’objet de l’artiste, c’est la création du beau ; quant à savoir ce que c’est que le beau, c’est une autre question. »

    Devant cette difficulté, il se frotta les mains d’un mouvement lent et sec.

    « Eh bien, pouvez-vous résoudre cette question ? demanda-t-il.

    – Saint Thomas d’Aquin, répondit Stephen, dit : Pulchra sunt quæ visa placent75.

    – Ce feu que voici, dit le doyen, sera agréable aux yeux. Va-t-il donc être beau pour cette raison ?

    – Dans la mesure où il est perçu par la vue – ce qui signifie ici, je suppose, intellection esthétique –, il sera beau. Mais saint Thomas d’Aquin dit aussi : bonum est in quod tendit appetitus76. Dans la mesure où il satisfait le besoin animal de chaleur, le feu est un bien. Dans l’enfer, cependant, c’est un mal.

    – Parfaitement exact, dit le doyen. Vous avez bien vu le problème. »

    Il se releva prestement, alla à la porte, l’entrebâilla et dit :

    « Il paraît que le courant d’air est d’un grand secours en cette matière. »

    Tandis que le doyen regagnait la cheminée d’un pas alerte quoique boitillant, Stephen découvrit son âme secrète de jésuite qui le regardait à travers ces yeux sans couleur et sans amour. Comme Ignace, il était boiteux, mais dans son regard ne brûlait aucune étincelle de l’enthousiasme d’Ignace. Même l’habileté légendaire de la Compagnie, habileté plus subtile et plus secrète que tous ses fameux livres de secrète et subtile sagesse, n’avait pu allumer dans son âme l’énergie apostolique. Il semblait user des expédients du savoir, des ruses de ce monde comme on le lui avait ordonné, pour la plus grande gloire de Dieu77, sans éprouver de joie à les manipuler, sans haine du mal qu’ils comportaient, mais en les retournant contre eux-mêmes, avec un geste de ferme obéissance ; et, malgré tout ce service silencieux, il semblait n’avoir aucun amour pour le maître, peu ou point d’amour pour les fins qu’il servait. Similiter atque senis baculus78, il était tel que le fondateur avait souhaité qu’il fût : bâton dans la main d’un vieillard à laisser dans un coin, bâton sur lequel ou s’appuie en chemin, à la nuit tombante ou dans l’intempérie, que l’on pose sur un banc de jardin près du bouquet de quelque dame, ou que l’on brandit pour la menace.

    Le doyen regagna la cheminée et commença à se caresser le menton.

    « Quand pouvons-nous espérer vous entendre traiter de la question esthétique ? demanda-t-il.

    – Moi ? fit Stephen étonné. C’est à peine si je tombe sur une idée tous les quinze jours, quand j’ai de la chance.

    – Ce sont des questions très profondes, monsieur Dedalus, dit le doyen. Elles sont comparables à l’abîme où le regard plonge du haut des falaises de Moher79. Nombreux sont ceux qui descendent dans l’abîme et n’en reviennent jamais. Seul le plongeur expérimenté peut s’aventurer dans ces profondeurs, les explorer et remonter à la surface.

    – Si c’est la spéculation pure que vous entendez par là, monsieur, je suis certain, moi aussi, que la libre pensée n’existe pas, étant donné que toute pensée est nécessairement soumise à ses propres lois.

    – Ha !

    – Pour ce que j’ai à faire, je puis actuellement travailler à la lueur de quelques idées d’Aristote ou de Thomas d’Aquin.

    – Je vois. Je vois tout à fait ce que vous voulez dire.

    – Je n’en ai besoin qu’à mon usage propre, et pour ma gouverne, jusqu’à ce que j’aie fait quelque chose de personnel grâce à leurs lumières. Si la lampe fume ou sent mauvais, je tâcherai de régler la flamme. Si elle ne m’éclaire pas assez, je la vendrai et en achèterai une autre80.

    – Épictète81 aussi avait une lampe, dit le doyen, une lampe qui atteignit un prix singulier après sa mort. C’était la lampe sous laquelle il avait écrit ses dissertations philosophiques82. Vous connaissez Épictète ?

    – Ce vieux monsieur83 qui a dit que l’âme ressemble fort à un seau d’eau84 ! fit Stephen cavalièrement.

    – Il nous raconte, avec sa simplicité, poursuivait le doyen, qu’il avait placé une lampe de fer devant la statue d’un dieu et qu’un voleur déroba cette lampe. Que fit le philosophe ? Il songea que voler était le propre du voleur et il décida d’acheter le lendemain une lampe d’argile au lieu d’une lampe de fer85. »

    Une odeur de suif fondu montait des bouts de chandelle du doyen et s’insinuait dans la conscience de Stephen avec le tintement de ces mots : seau et lampe, lampe et seau. La voix du prêtre avait elle aussi un timbre dur, cliquetant. L’esprit de Stephen s’arrêta instinctivement, paralysé par ce timbre étrange, par cette imagerie, par le visage du prêtre qui avait l’air d’une lampe sans flamme ou d’un réflecteur au foyer dévié. Qu’y avait-il derrière ou dessous ce visage ? Une morne torpeur de l’âme, ou bien l’inertie d’un nuage orageux, chargé d’intellection et gros de ténèbres divines ?

    « J’entendais une autre espèce de lampe, monsieur, dit Stephen.

    – Sans nul doute, dit le doyen.

    – Une des difficultés de la discussion esthétique, poursuivit Stephen, consiste à savoir si les mots sont employés selon la tradition littéraire ou selon la tradition de la place publique. Je me rappelle une phrase de Newman, celle où, parlant de la Sainte Vierge, il dit qu’Elle était retenue en la compagnie de tous les saints86. Sur la place publique, ce mot a un tout autre sens. J’espère que je ne vous retiens pas.

    – Pas le moins du monde, fit poliment le doyen.

    – Non, non, dit Stephen avec un sourire, je veux dire…

    – Oui, oui, je vois, s’empressa le doyen ; je saisis parfaitement : retenir. »

    Il projeta en avant sa mâchoire inférieure et fit entendre une toux brève et sèche.

    « Pour en revenir à la lampe, dit-il, l’alimentation de celle-ci présente aussi un problème délicat. Il faut choisir l’huile pure, avoir soin de remplir la lampe sans la faire déborder, ne pas verser plus que l’entonnoir ne peut contenir.

    – Quel entonnoir ? demanda Stephen.

    – L’entonnoir au moyen duquel vous versez l’huile dans votre lampe.

    – C’est cela ? dit Stephen. Cela s’appelle donc un entonnoir ? N’est-ce pas un verseur87 ?

    – Qu’est-ce qu’un verseur ?

    – C’est cela… C’est le… l’entonnoir.

    – Cela s’appelle donc un verseur, en Irlande ? demanda le doyen. Je n’avais jamais entendu ce mot de ma vie.

    – Cela s’appelle un verseur dans le Bas-Drumcondra88, dit Stephen en riant : là où l’on parle le meilleur anglais.

    – Un verseur, répéta le doyen d’un air méditatif. C’est un mot des plus intéressants. Je chercherai ce mot dans le dictionnaire. Ma parole, je vais le chercher. »

    La courtoisie de ses manières sonnait un peu faux, et Stephen fixait sur ce converti anglais89 un regard pareil à celui du frère aîné de la parabole examinant le prodigue. Humble suiveur du mouvement de conversions bruyantes90, pauvre Anglais en Irlande, il devait être monté sur la scène de l’histoire jésuite au moment où l’étrange drame d’intrigues, de souffrances, de jalousies, de luttes et d’infamies touchait à sa fin ; c’était un retardataire, un esprit à la traîne. Quel avait été son point de départ ? Peut-être était-il né et avait-il été élevé dans un milieu de dissidents91 convaincus qui voyaient leur salut en Jésus seul et abhorraient les vaines pompes de l’Église Établie ? Avait-il éprouvé le besoin d’une foi implicite92 parmi le flux du sectarisme et le jargon de ses turbulents schismatiques, hommes aux six principes93, exclusivistes94, baptistes de la semence et du serpent95, dogmatistes supralapsaires96 ? Avait-il découvert soudain la véritable église en dévidant jusqu’au bout, comme une bobine de coton, quelque fil ténu du raisonnement sur l’insufflation, sur l’imposition des mains ou sur la procession du Saint-Esprit ? Ou bien le Seigneur Jésus l’avait-il touché, comme ce disciple assis au bureau des impôts, et lui avait-il ordonné de le suivre97, alors que, bâillant et comptant ses deniers, il était assis à la porte de quelque chapelle au toit de zinc ?

    Le doyen répéta encore le mot :

    « Verseur ! Eh bien, c’est vraiment intéressant !

    – La question que vous me posiez tout à l’heure me paraît plus intéressante. Quelle est cette beauté que l’artiste cherche à exprimer des mottes d’argile98 ? » dit Stephen avec froideur.

    Ce petit mot de verseur semblait avoir tourné sa sensibilité, en pointe de rapière, contre cet adversaire courtois et vigilant. Il éprouvait une brûlante déconvenue à reconnaître que l’homme à qui il parlait était un compatriote de Ben Jonson. Il pensait :

    « Le langage que nous parlons lui appartient avant de m’appartenir. Combien différents sont les mots : patrie, Christ, bière, maître, sur ses lèvres et sur les miennes ! Je ne puis prononcer ou écrire ces mots sans une inquiétude spirituelle. Son idiome, si familier et si étranger à la fois, sera toujours pour moi un langage acquis. Je n’ai ni façonné ni accepté ses mots. Ma voix les tient aux abois. Mon âme s’exaspère à l’ombre de son langage. »

    « … Et faire une distinction entre le beau et le sublime, ajoutait le doyen, entre la beauté morale et la beauté matérielle. Et rechercher quelle sorte de beauté est propre à chacun des arts différents. Voilà quelques points intéressants que nous pourrions aborder. »

    Stephen, subitement découragé par le ton ferme et sec du doyen, garda le silence. Le doyen lui aussi se tut : et, à travers ce silence, un bruit lointain de piétinements multiples, de voix confuses monta par l’escalier.

    « Cependant, à poursuivre ces spéculations, dit le doyen en manière de conclusion, on risque de périr d’inanition99. Il faut d’abord que vous obteniez votre diplôme.

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