près d’eux et demanda où étaient son père et sa mère. L’un d’eux répondit :
« Par-pa-tis-pi vi-pi si-pi ter-pé u-pu ne-pe mai-pai son-pon. »
Encore un déménagement ! À Belvédère, un garçon du nom de Fallon33 avait coutume de lui demander, avec un ricanement imbécile, pourquoi sa famille déménageait si souvent. Une ride de mépris assombrit aussitôt son front ; il lui semblait entendre à nouveau le ricanement imbécile de l’indiscret.
Il demanda :
« Est-il permis de s’informer pourquoi on change de logis encore une fois ?
– Pas-pa ce-pe que-pe le-pe pro-po pri-pi é-pé tai-pai re-pe nous-pou met-pè à-pa la-pa por-po te-pe. »
La voix du plus jeune des frères, de l’autre côté de la cheminée, se mit à fredonner : Souvent dans la nuit calme34. Un à un, les autres reprirent la chanson, si bien qu’à la fin un chœur tout entier se forma. Ils allaient chanter ainsi pendant des heures, une chanson après l’autre, un canon après l’autre, jusqu’à ce que la dernière lueur pâle mourût à l’horizon, jusqu’à ce qu’apparussent, sombres, les premiers nuages nocturnes et que la nuit tombât.
Il attendit quelques instants, écoutant avant de se joindre à eux. Il écoutait le cœur brisé l’harmonique de fatigue dans ces frêles voix fraîches et innocentes. Avant même d’avoir commencé le voyage de la vie, ils semblaient déjà las du chemin.
Il entendait ce chœur dans la cuisine, répété et multiplié par la répercussion innombrable des chœurs d’innombrables générations d’enfants ; et dans tous les échos il entendait aussi l’écho de cette note récurrente de fatigue et de souffrance. Tous semblaient las de la vie avant même d’y entrer. Il se rappela que Newman avait entendu cette même note dans les vers brisés de Virgile : « exprimant, comme la voix de la Nature elle-même, cette souffrance et cette lassitude, mais aussi l’espoir de choses meilleures, que ses enfants en tous temps ont éprouvé35 ».
*
Il ne pouvait plus attendre.
Il allait et venait, de la porte du pub de Byron36 à la grille de la chapelle de Clontarf37, de la grille de la chapelle à la porte du pub, puis de nouveau jusqu’à la chapelle et encore jusqu’au pub ; il avait commencé par marcher lentement, attentif à poser les pieds sur les interstices des dalles du trottoir, puis accordant leur cadence à la chute des vers d’un poème. Une heure entière s’était écoulée depuis que son père était entré avec Dan Crosby, le tutor, en quête de quelques renseignements pour Stephen au sujet de l’Université38. Depuis une bonne heure, Stephen allait et venait ainsi en les attendant ; mais il ne pouvait plus attendre.
Il se dirigea brusquement vers le Bull39, pressant le pas de peur d’entendre le sifflet strident de son père le rappeler en arrière ; et au bout de quelques instants il avait tourné le coin du poste de police et était en sûreté.
Oui, sa mère était hostile à son projet ; il l’avait compris à son indifférence silencieuse40. Cependant cette méfiance l’aiguillonnait plus vivement que la vanité de son père ; il se rappela sans émotion comment il avait observé que la foi, à mesure qu’elle abandonnait son âme à lui, semblait croître et s’accentuer dans les yeux maternels. Un obscur antagonisme s’amassait en lui et assombrissait son esprit, tel un nuage, à cause de la défection de sa mère ; puis, quand, tel un nuage, ce sentiment se fut dissipé, lui laissant sa sérénité et son respect filial, il se rendit compte, obscurément et sans regret, qu’une première rupture silencieuse venait de séparer leurs deux existences.
L’Université ! Ainsi donc il avait dépassé le qui-vive de ces gardiens41 placés en faction autour de son adolescence pour le retenir parmi eux, pour se l’assujettir et l’asservir à leurs propres fins. La satisfaction d’abord, l’orgueil ensuite le soulevèrent comme des vagues hautes et lentes. La fin qu’il était né pour servir, mais qu’il ne discernait pas encore, l’avait conduit à s’évader par un chemin invisible ; aujourd’hui elle lui faisait signe encore, et une nouvelle aventure allait lui être ouverte. Il croyait entendre une mélodie fantasque, escaladant un ton, puis descendant en quarte diminuée, remontant d’un ton, redescendant en tierce majeure, comme les langues d’une triple flamme émergeant l’une après l’autre, par bonds fantasques, de la forêt à l’heure de minuit. C’était le prélude d’une musique d’elfes, sans fin et sans forme ; et tandis que cela devenait de plus en plus endiablé et rapide, que les flammes bondissaient rompant la mesure, il croyait entendre sous les buissons et les herbes un galop de créatures sauvages dont les pieds tambourinaient sur les feuilles, telle la pluie dont la galopade traversa son esprit dans un tumulte tambourinant ; pattes de lièvres et de lapins, pieds de cerfs, de biches, d’antilopes, jusqu’à ce qu’il ne les entendît plus et ne gardât que le souvenir d’une orgueilleuse cadence de Newman : Dont les pieds sont semblables aux pieds des biches, et au-dessous des bras éternels42.
L’orgueil de cette image indécise lui rappela la dignité de l’office qu’il avait refusé. Pendant toute son adolescence il avait rêvé sur ce qu’il avait si souvent pensé être sa destinée. Et au moment de répondre à l’appel, il s’en était détourné, obéissant à quelque instinct rebelle. À présent, il était trop tard ; jamais les huiles de l’ordination n’oindraient son corps. Il avait refusé. Pourquoi ?
À Dollymount43, il quitta la route pour se diriger vers la mer et en abordant le frêle pont de bois il sentit les planches trembler sous des pieds lourdement chaussés. Une escouade de Frères des Écoles chrétiennes, revenant du Bull, s’engageait sur le pont, deux par deux. Bientôt le pont tout entier trembla et résonna. Deux par deux, les visages frustes où la mer mettait des couleurs jaunes, rouges ou livides, défilaient devant Stephen, et tandis qu’il s’appliquait à les regarder d’un air dégagé, avec indifférence, une légère couleur de honte et de commisération monta à son propre visage. Fâché contre lui-même, il essaya de soustraire son visage à leurs regards en baissant les yeux de biais vers l’eau peu profonde qui tourbillonnait sous le pont, mais là encore il rencontrait le reflet de leurs chapeaux de soie trop lourds du haut, de leurs humbles cols pas plus larges qu’un ruban, de leurs vêtements ecclésiastiques flottants.
« Frère Hickey.
Frère Quaid.
Frère MacArdle.
Frère Keogh. »
Leur piété devait être semblable à leurs noms, à leurs visages, à leurs vêtements ; et Stephen se disait en vain que leurs cœurs humbles et contrits offraient peut-être un tribut de dévotion bien plus riche que le sien ne l’avait jamais été, un don dix fois plus agréable au Seigneur que son adoration étudiée. Il était vain de sa part de s’efforcer à être généreux envers eux, de se dire que si un jour il frappait à leur porte, dépouillé de son orgueil, vaincu et en haillons, ils se montreraient généreux envers lui, l’aimant comme eux-mêmes. Il était vain et irritant enfin, d’opposer à sa propre certitude impassible cet argument que le commandement d’amour ne nous ordonne pas d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, avec la même quantité et la même intensité d’amour, mais de l’aimer comme nous-mêmes, avec la même espèce d’amour.
Il tira une expression de son trésor44 et se la répéta doucement :
« Un jour de nuages marins pommelés45. »
L’expression, le jour et le décor s’accordaient harmonieusement. Des mots. Était-ce leurs couleurs ? Il laissa flamboyer et s’éteindre leurs teintes une à une : or du soleil levant, roux et vert des pommeraies, azur des vagues, franges grises aux toisons des nuages. Non, ce n’était pas leurs couleurs, mais l’équilibre, la cadence de la période elle-même. Aimait-il donc le rythme ascendant et retombant des mots mieux que leurs évocations de légende et de couleur ? Ou bien était-ce que, aussi faible des yeux que timide d’esprit, il retirait moins de plaisir de voir les jeux de l’ardent univers sensible dans le prisme d’un langage multicolore et somptueusement historié46, qu’à contempler un monde intérieur d’émotions individuelles, parfaitement reflété dans les périodes d’une prose lucide et souple ?
Du pont tremblant il repassa sur la terre ferme. Au même instant il lui sembla que l’air se glaçait et, regardant de biais vers l’eau, il vit le vol d’une bourrasque qui obscurcissait et ridait subitement le flot. Un petit déclic au cœur, une légère palpitation à la gorge lui rappelèrent une fois de plus combien sa chair redoutait l’odeur froide et infra-humaine de la mer ; cependant il ne coupa pas à travers les dunes sur sa gauche, mais poursuivit son chemin tout droit, sur la crête de rocs qui s’avançaient contre l’estuaire.
Un soleil voilé éclairait faiblement la nappe d’eau grise où le fleuve était encapé. Au loin, suivant le cours de la paresseuse Liffey, des mâts élancés rayaient le ciel, et plus loin encore, la fabrique47 indécise de la cité s’étalait dans la brume. Pareille au décor de quelque tapisserie estompée, vieille comme la lassitude de l’homme, l’image de la septième ville de la chrétienté48 apparut nettement par-delà l’atmosphère intemporelle ; et elle n’était ni plus vieille, ni plus lasse, ni moins patiemment soumise à ses maîtres qu’à l’époque du Thingmote49.
Découragé, il leva les yeux vers les nuages qui dérivaient lentement, les nuages pommelés, les nuages marins. Ils s’en allaient par les déserts du ciel, horde de nomades en voyage, ils passaient haut sur l’Irlande, en route vers l’ouest. L’Europe d’où ils venaient s’étendait là-bas, au-delà de la mer d’Irlande, l’Europe des langues étranges, creusée de vallées, ceinte de forêts, fortifiée de citadelles, l’Europe des races retranchées et rangées en bon ordre. Il entendit au-dedans de lui comme une vague musique de souvenirs et