à grands pas vers la maison, sentant une grâce invisible pénétrer et alléger ses membres. En dépit de tout, il l’avait fait. Il s’était confessé et Dieu lui avait pardonné. Son âme était redevenue pure et sainte, sainte et heureuse.
Ce serait beau de mourir, si Dieu le voulait ainsi. C’était beau de vivre, si Dieu le voulait, dans la grâce, une vie de paix, de vertu, de longanimité envers autrui53.
Il s’assit au coin du feu dans la cuisine, n’osant parler, par excès de bonheur. Jusqu’à ce moment-là il avait ignoré combien la vie pouvait être belle et paisible. Le carré de papier vert épinglé autour de la lampe projetait une ombre délicate. Sur le buffet, il y avait une assiette de saucisses, un pudding blanc, et sur l’étagère il y avait des œufs. Ce serait pour le déjeuner du lendemain, après la communion dans la chapelle du collège. Pudding blanc, œufs, saucisses et tasses de thé. Comme la vie était simple et belle, après tout ! Et la vie tout entière s’étendait devant lui.
Dans un rêve, il s’endormit. Dans un rêve, il se leva et vit que c’était le matin. Dans un rêve éveillé il se dirigea, dans le matin calme, vers le collège.
Tous les élèves étaient là, agenouillés à leurs places. Il s’agenouilla parmi eux, heureux et craintif. Sur l’autel s’amoncelaient des masses odorantes de fleurs blanches ; et dans la lumière matinale les flammes pâles des cierges parmi les fleurs blanches étaient claires et silencieuses comme son âme elle-même.
Il était à genoux devant l’autel en compagnie de ses camarades, soutenant avec eux la nappe au-dessus d’une vivante barrière de mains. Ses mains étaient tremblantes, et son âme trembla lorsqu’il entendit le prêtre passer avec le ciboire d’un communiant à un autre.
Corpus Domini nostri.
Cela se pouvait-il ? Il était là, à genoux, sans péché et timide, il tiendrait l’hostie sur sa langue et Dieu entrerait dans son corps purifié.
In vitam eternam54. Amen.
Une autre vie ! Une vie de grâce, de vertu, de bonheur ! C’était vrai. Ce n’était pas un rêve dont il s’éveillerait. Le passé était passé.
Corpus Domini nostri.
Le ciboire était arrivé à lui.
CHAPITRE IV
Le dimanche était consacré au mystère de la Sainte Trinité, le lundi au Saint-Esprit, le mardi aux Anges Gardiens, le mercredi à saint Joseph, le jeudi au Très Saint Sacrement de l’Autel, le vendredi à la Passion de Jésus, le samedi à la Bienheureuse Vierge Marie.
Chaque matin il se sanctifiait à nouveau en présence de quelque image ou mystère saint. Sa journée commençait par l’offrande héroïque de chaque minute de pensée ou d’action à l’intention du Souverain Pontife, et par une messe matinale. L’air âpre du matin aiguisait sa piété résolue ; et souvent, à genoux parmi les rares fidèles, devant l’autel latéral, suivant sur son missel le murmure du prêtre, il levait un instant les yeux vers la figure revêtue des ornements sacerdotaux, debout dans la pénombre entre les deux cierges qui représentaient l’ancien et le nouveau testament, et s’imaginait écouter à genoux la messe dans des catacombes1.
Son existence quotidienne était disposée en plusieurs zones de dévotion2. Au moyen d’oraisons et de prières jaculatoires, il accumulait généreusement des siècles d’indulgences pour les âmes du purgatoire, par journées, par quarantaines, par années3 ; cependant, le sentiment de triomphe spirituel qu’il éprouvait à accomplir aisément tant de périodes fabuleuses de pénitences canoniques, ne récompensait pas entièrement le zèle de ses prières, puisqu’il lui était impossible de savoir dans quelle mesure il avait obtenu la rémission du châtiment temporel en intercédant pour les âmes en peine ; et, craignant que sa pénitence ne fût guère plus efficace qu’une goutte de rosée au sein des flammes du purgatoire – dont la seule différence avec celles de l’enfer consiste en ce qu’elles ne sont point éternelles –, il entraînait journellement son âme dans un cercle croissant d’œuvres surérogatoires.
Chaque partie de la journée, divisée par ce qu’il considérait maintenant comme les obligations de sa condition, tournait autour d’un centre particulier d’énergie spirituelle. Sa vie semblait s’être rapprochée de l’éternité. Toute pensée, toute parole, toute action, toute manifestation de sa conscience, il pouvait en suivre la vibration rayonnante au ciel ; parfois le sentiment de cette répercussion immédiate était si vif en lui qu’il lui semblait que son âme en prière appuyait, comme avec des doigts, sur le clavier d’une grande caisse enregistreuse, et que le montant de son acquisition surgissait aussitôt au ciel, non pas en chiffres, mais sous l’aspect d’une légère colonne d’encens ou d’une svelte fleur.
Pareillement, les rosaires qu’il récitait sans cesse – car il portait le chapelet à même les poches de son pantalon pour pouvoir le dire en marchant dans la rue –, se transformaient en guirlandes de fleurs, d’une texture si vague, si irréelle, qu’elles lui paraissaient sans nuance de couleur et sans parfum, de même qu’elles étaient sans nom. Il offrait chacun de ses trois chapelets quotidiens pour l’affermissement de son âme dans chacune des trois vertus théologales, la foi dans le Père qui l’avait créé, l’espérance dans le Fils qui l’avait racheté, l’amour du Saint-Esprit qui l’avait sanctifié. Et cette trois fois triple prière, il l’offrait aux Trois Personnes par l’intermédiaire de Marie, au nom de Ses mystères joyeux, douloureux et glorieux.
Ensuite, à chacun des sept jours de la semaine, il priait pour que l’un des sept dons du Saint-Esprit4 descendît sur son âme et en chassât, jour par jour, les sept péchés mortels qui l’avaient souillée dans le passé ; et pour chacun de ces dons il priait au jour prescrit espérant en toute confiance qu’il descendrait sur lui, bien que parfois il lui parût étrange que la sagesse, l’intelligence et la science fussent distinctes par leur nature au point qu’il fallût implorer chacune d’elles séparément. Il croyait toutefois qu’à une prochaine étape de son progrès spirituel cette difficulté disparaîtrait, lorsque son âme pécheresse serait relevée de sa faiblesse et éclairée par la Troisième Personne de la Très Sainte Trinité. Sa croyance se fortifiait, et s’exaspérait, du fait des ténèbres et du silence divins où résidait l’invisible Paraclet, Celui dont les symboles sont la colombe et le vent puissant, contre qui pécher était sans rémission, l’Être secret, éternel et mystérieux à qui, en sa qualité de Dieu, les prêtres offrent la messe une fois l’an, revêtant l’écarlate des langues de feu.
Les images verbales à travers lesquelles se dessinaient vaguement dans ses livres de piété la nature et la parenté des Trois Personnes – le Père qui contemple, de toute éternité, comme dans un miroir, Ses Divines Perfections et conçoit ainsi, éternellement, le Fils Éternel ; le Saint-Esprit qui procède du Père et du Fils, de toute éternité –, son intelligence les acceptait, en raison de leur auguste incompréhensibilité5, plus aisément que le simple fait que Dieu avait aimé son âme de toute éternité, pendant des siècles avant sa naissance terrestre, pendant des siècles avant que le monde lui-même existât.
Il avait entendu prononcer solennellement, sur la scène ou en chaire, les noms des passions d’amour et de haine : il les avait trouvés solennellement exposés dans les livres, et il se demandait pourquoi son âme à lui était incapable d’abriter ces sentiments d’une façon continue ou de forcer ses lèvres à prononcer leurs noms avec conviction6. De brèves colères s’étaient souvent emparées de lui, mais jamais il n’avait pu en faire une passion durable, et chaque fois il avait eu l’impression d’en sortir, comme si son corps même se fût dépouillé avec aisance de quelque peau ou de quelque écorce superficielle. Il lui était arrivé de sentir une présence subtile, ténébreuse et murmurante, pénétrer son être et l’enflammer d’un bref et coupable appétit ; et cela aussi glissait hors de son étreinte, laissant son esprit lucide et indifférent. Tels étaient, lui semblait-il, le seul amour et la seule haine que son âme fût capable d’abriter.
Mais il ne pouvait plus désormais douter de la réalité de l’amour, puisque Dieu Lui-même avait aimé son âme individuelle d’un amour divin, de toute éternité. Peu à peu, à mesure que son âme s’enrichissait de science spirituelle, il vit le monde entier ne formant qu’une seule, vaste et symétrique expression de la puissance et de l’amour de Dieu. La vie devint un don divin de chaque minute, de chaque sensation pour laquelle – ne fût-ce que la vue d’une simple feuille suspendue à une branche d’arbre – son âme devait louer et remercier le Donateur. Le monde, malgré sa solide substance et sa complexité, n’exista plus pour lui que comme un théorème du pouvoir, de l’amour et de l’universalité de Dieu. Cette notion du sens divin de la nature entière, accordée à son âme, était si absolue et si indiscutable qu’il ne comprenait guère pourquoi il était nécessaire le moins du monde qu’il continuât de vivre. Cependant cela faisait partie des desseins de Dieu, et il n’osait en mettre l’utilité en question, lui surtout qui avait péché si gravement, si ignoblement contre ces desseins. Douce et humiliée devant cette conscience de la seule réalité parfaite, éternelle et omniprésente, son âme reprit son fardeau de piété : messes, prières, sacrements, mortifications, et alors seulement, pour la première fois depuis qu’il avait médité7 sur le grand mystère de l’amour, il sentit au fond de lui un mouvement chaud, pareil à celui d’une nouvelle vie naissante ou de quelque vertu de l’âme elle-même. L’attitude typique de l’extase, telle que la représente l’art sacré, mains levées et écartées, lèvres ouvertes, yeux pareils à ceux d’un être qui va défaillir, devinrent pour lui l’image de l’âme en prière, s’humiliant et défaillant devant son Créateur.
Mais il avait été prévenu contre les dangers de