que c’était un des pères de notre ordre – fut un jour favorisé par une vision de l’enfer. Il lui sembla qu’il se trouvait au milieu d’une vaste salle dont l’obscurité et le silence n’étaient troublés que par le tic-tac d’une grande horloge. Ce tic-tac était ininterrompu ; et il sembla à ce saint que ce tic-tac n’était qu’une répétition incessante des mots ; toujours, jamais ; toujours, jamais. Être toujours en enfer ; n’être jamais au ciel ; être toujours exclu de la présence de Dieu, ne jamais jouir de la vision béatifique ; être toujours dévoré par les flammes, rongé par la vermine, percé de clous ardents, n’être jamais délivré de ces souffrances ; avoir toujours la conscience bourrelée, la mémoire en fureur, l’esprit comblé de ténèbres et de désespoir, ne jamais échapper à tout cela ; maudire et injurier toujours les vils démons qui regardent avec une joie diabolique le malheur de leurs dupes, ne jamais contempler les vêtements rayonnants des esprits bienheureux ; crier toujours vers Dieu du fond de l’abîme de feu pour implorer un instant, un seul instant de répit dans cet atroce supplice, ne jamais obtenir, pas même pour un instant, le pardon de Dieu ; toujours souffrir, n’éprouver jamais de joie ; être damné toujours, n’être jamais sauvé ; toujours, jamais ; toujours, jamais. Ô châtiment effroyable ! Une éternité d’agonie incessante, d’incessante torture charnelle et spirituelle, sans un rayon d’espoir, sans un instant de trêve, d’une agonie dont l’extension est sans bornes, dont l’intensité est sans bornes, de tourments dont la durée est infinie, dont la variété est infinie, d’une torture qui entretient éternellement ce qu’éternellement elle dévore, d’une angoisse qui ronge perpétuellement l’esprit tout en déchirant la chair, une éternité dont chaque instant à lui seul est une éternité et cette éternité, une éternité de malheur. Tel est le terrible châtiment infligé à ceux qui meurent en état de péché mortel par un Dieu tout-puissant et juste.
« Oui, un Dieu juste ! Les hommes, avec leur raisonnement humain, s’étonnent que Dieu ait pu appliquer à un seul péché grave la mesure d’un châtiment perpétuel et infini parmi les flammes de l’enfer. Ils raisonnent ainsi parce que, aveuglés par la grossière illusion charnelle et par l’obscurité de l’entendement humain, ils sont incapables de comprendre la hideuse malice du péché mortel. Ils raisonnent ainsi parce qu’ils sont incapables de comprendre que le péché véniel à lui seul est déjà d’une nature si vile et si hideuse que même si le Créateur tout-puissant avait la possibilité de mettre fin à tous les maux, à toutes les misères du monde – guerres, maladies, rapines, crimes, morts, meurtres –, à condition de laisser impuni un péché véniel, un seul : un mensonge, un regard de colère, un instant de paresse volontaire –, Lui-même, le Dieu grand et tout-puissant, ne saurait le faire, parce que le péché, qu’il soit en pensée ou en action, est une transgression de Sa loi, et Dieu ne serait point Dieu s’il ne punissait pas le transgresseur.
« C’est un péché, un moment de rébellion et d’orgueil de l’intellect qui fit déchoir de leur gloire Lucifer et le tiers des cohortes angéliques. C’est un péché, un moment de folie et de faiblesse, qui fit chasser Adam et Ève de l’Éden et qui apporta la mort et la souffrance dans le monde. Pour racheter les conséquences de ce péché, le Fils Unique de Dieu descendit sur la terre, vécut, souffrit et mourut de la mort la plus douloureuse, attaché pendant trois heures sur la croix.
« Ô mes chers petits frères en Jésus-Christ, allons-nous donc offenser ce bon Rédempteur et provoquer Son courroux ? Allons-nous fouler encore aux pieds ce corps déchiré et mutilé ? Allons-nous cracher sur ce visage si plein de douleur et d’amour ? Allons-nous, nous aussi, pareils aux Juifs cruels et aux soldats brutaux, railler ce doux et compatissant Sauveur qui foula seul, pour l’amour de nous, le terrible pressoir des douleurs42 ? Toute parole coupable est une plaie à Son tendre côté. Toute action entachée de péché est une épine qui perce Son front, toute pensée impure à laquelle on cède délibérément est une lance aiguë qui transperce ce cœur sacré et rempli d’amour. Non, non, il est impossible à un être humain de commettre une chose qui offense si profondément la majesté divine, une chose qui a pour châtiment une éternité d’agonie, une chose qui crucifie derechef le Fils de Dieu et en fait un objet de dérision.
« Je prie Dieu pour que mes pauvres paroles aient contribué aujourd’hui à affermir dans la sainteté ceux qui sont en état de grâce, à fortifier ceux qui chancellent, à ramener à l’état de grâce la pauvre âme égarée, s’il s’en trouve une parmi vous. Je prie Dieu, et je vous invite à Le prier avec moi, pour que nous nous repentions de nos péchés. Je vous demanderai maintenant, à tous, de répéter avec moi l’acte de contrition, en vous agenouillant ici, dans cette humble chapelle, en présence de Dieu. Il est ici, dans le tabernacle, brûlant d’amour pour l’humanité, prêt à consoler les affligés. Ne craignez rien. Peu importe le nombre et la turpitude des péchés, il suffit que vous vous repentiez et ils vous seront pardonnés. Qu’aucun respect humain ne vous retienne. Dieu reste toujours le Seigneur miséricordieux qui ne veut pas la mort éternelle du pécheur, mais bien plutôt sa conversion et sa vie.
« Il vous appelle à Lui. Vous Lui appartenez. Il vous a tirés du néant. Il vous a aimés comme un Dieu seul peut aimer. Ses bras sont ouverts pour vous recevoir, bien que vous ayez péché contre Lui. Venez à Lui, pauvre pécheur, pauvre pécheur vaniteux et égaré. Voici le moment propice. Voici l’heure. »
Le prêtre se leva et, se tournant vers l’autel, s’agenouilla sur la marche précédant le tabernacle, dans l’ombre qui venait de descendre. Il attendit que chacun dans la chapelle fût à genoux et que le moindre bruit se fût apaisé. Alors, relevant la tête, il récita l’acte de contrition, phrase par phrase, avec ferveur. Les jeunes gens lui faisaient écho, phrase par phrase. Stephen, la langue collée au palais, baissait la tête, priant avec son cœur.
– Ô mon Dieu !
– Ô mon Dieu !
– J’ai un très grand regret…
– J’ai un très grand regret…
– de Vous avoir offensé…
– de Vous avoir offensé…
– et je déteste mes péchés…
– et je déteste mes péchés…
– par-dessus tous les maux…
– par-dessus tous les maux…
– parce qu’ils Vous déplaisent, mon Dieu43…
– parce qu’ils Vous déplaisent, mon Dieu…
– à Vous qui êtes si parfaitement digne…
– à Vous qui êtes si parfaitement digne…
– de tout mon amour…
– de tout mon amour…
– et je prends la ferme résolution…
– et je prends la ferme résolution…
– avec le secours de Votre sainte grâce…
– avec le secours de Votre sainte grâce…
– de ne plus jamais Vous offenser…
– de ne plus jamais Vous offenser…
– et d’amender ma vie.
– et d’amender ma vie44.
*
Après dîner, il monta dans sa chambre afin de rester seul avec son âme ; et à chaque marche, son âme semblait soupirer, à chaque marche son âme semblait monter en même temps que ses pieds, en soupirant dans cette ascension à travers une région de ténèbres visqueuses.
Il s’arrêta sur le palier devant sa porte, puis, saisissant le bouton de porcelaine, poussa vivement le battant. Il attendit avec angoisse, l’âme défaillante, priant en silence pour que la mort ne vînt pas toucher son front pendant qu’il franchissait le seuil, pour qu’il ne fut point permis aux démons qui habitent l’obscurité de s’emparer de lui. Il s’attarda encore sur le seuil comme à l’entrée de quelque sombre caverne. Il y avait là des visages ; des yeux ; ils attendaient, ils épiaient.
« Certes, nous savions parfaitement qu’il fallait bien que cela sortît au grand jour ; mais il a dû tout de même trouver une sérieuse difficulté à s’efforcer d’essayer de s’obliger à essayer de s’efforcer de reconnaître le plénipotentiaire spirituel ; donc nous savions parfaitement, certes… »
Des visages murmurants attendaient et épiaient, des voix murmurantes remplissaient la conque sombre de la caverne. Une peur intense le tenait corps et âme, mais il releva la tête bravement et pénétra d’un pas ferme dans la chambre. Une porte, une chambre, la même chambre, la même fenêtre. Il se dit avec calme que les mots dont le murmure lui avait paru s’élever du fond de l’obscurité étaient absolument dépourvus de sens. Il se dit que c’était là tout simplement sa chambre avec la porte ouverte.
Il ferma la porte, marcha rapidement vers le lit, s’agenouilla, se couvrit le visage avec les mains. Ses mains étaient froides et moites, ses membres endoloris de froid. Un malaise physique, le froid, la fatigue l’obsédaient et mettaient ses pensées en déroute. Pourquoi donc était-il là, à genoux comme un enfant qui fait sa prière du soir ? Pour être seul avec son âme, pour examiner sa conscience, pour affronter ses péchés face à face ; pour se rappeler le moment, le caractère, les circonstances de chacun d’eux et pour pleurer sur eux. Il lui était impossible de pleurer. Il lui était impossible de les faire comparaître devant sa mémoire. Il ne sentait qu’un malaise d’âme et de corps, que la torpeur et la lassitude de son être entier, mémoire, volonté, raison, chair.
C’était bien là la besogne des démons : disperser ses pensées, obnubiler sa conscience, en l’assiégeant aux portes de la chair lâche et corrompue. Tout en priant Dieu timidement de lui pardonner sa faiblesse, il se glissa dans son lit, enveloppa étroitement les couvertures autour de lui et