s’adonnait aux plaisirs de la table, ses festins somptueux, ses mets si délicatement préparés, ses vins de choix ; l’avare se rappellera ses monceaux d’or ; le voleur ses richesses mal acquises ; les assassins furieux, vindicatifs et impitoyables, se rappelleront les œuvres de sang et de violence dans lesquelles ils se complaisaient ; les impudiques et les adultères, les plaisirs inavouables et abjects qui faisaient leurs délices. Ils se rappelleront tout cela et ils se prendront en horreur, eux-mêmes et leurs péchés. Combien misérables, en effet, paraîtront ces plaisirs à l’âme condamnée à souffrir dans le feu de l’enfer, pendant des siècles et des siècles ! Combien ils écumeront de rage en pensant qu’ils ont échangé la félicité du ciel contre la fange terrestre, contre quelques pièces de métal, contre de vains honneurs, contre le bien-être corporel, contre un frisson de leurs nerfs. Ils se repentiront, en vérité : et voici la deuxième morsure du ver de la conscience, le regret tardif et inutile des péchés commis. La justice divine veille à ce que la pensée de ces malheureux demeure continuellement fixée sur les péchés dont ils se sont rendus coupables ; en outre, ainsi que le fait observer saint Augustin, Dieu leur communiquera Sa propre notion du péché, de sorte que le péché leur apparaîtra dans toute sa hideuse malice, comme il apparaît aux regards de Dieu lui-même. Ils contempleront leurs péchés dans toute leur infamie et ils se repentiront ; mais il sera trop tard, et alors ils se lamenteront sur toutes les bonnes occasions qu’ils avaient négligées. Ceci est la dernière, la plus profonde et la plus cruelle morsure du ver de la conscience. La conscience dira : Tu avais le temps et l’occasion de te repentir et tu ne l’as pas voulu. Tu avais été élevé dans la religion par tes parents. Tu avais pour soutien les sacrements, la grâce, les indulgences de l’Église. Tu avais le ministre de Dieu pour t’annoncer Sa parole, pour te rappeler à l’ordre lorsque tu te fourvoyais, pour te pardonner tes péchés, si nombreux, si abominables fussent-ils, pourvu que tu veuilles te confesser et te repentir. Non. Tu ne l’as pas voulu. Tu bravais les ministres de la sainte religion, tu te détournais du confessionnal, tu te vautrais de plus en plus dans la fange du péché. Dieu t’appelait, Il te menaçait, Il t’adjurait de revenir à Lui. Ô honte ! ô malheur ! le Maître de l’univers t’adjurait, toi, créature d’argile, de L’aimer, Lui qui t’avait créé, et d’observer Sa loi. Non. Tu ne l’as pas voulu. Et maintenant, quand bien même tu inonderais l’enfer entier de tes larmes, si tu pouvais encore pleurer, tout cet océan de repentir n’obtiendrait plus pour toi ce qu’aurait obtenu une seule larme de sincère repentance, versée durant ta vie mortelle. Maintenant tu implores un seul instant de vie terrestre, afin de te repentir ; en vain. Ce temps est passé ; passé à jamais.
« Telle est la triple morsure de la conscience, cette vipère qui ronge le cœur du cœur des misérables en enfer, de sorte que, remplis d’une fureur infernale, ils se maudissent eux-mêmes de leur folie, ils maudissent les compagnons mauvais qui les poussèrent vers cette déchéance, ils maudissent les diables qui les avaient tentés durant la vie et qui les raillent et les torturent à présent dans l’éternité ; ils vont jusqu’à insulter et à maudire l’Être Suprême dont ils avaient dédaigné, méprisé la patience et la bonté, mais dont ils ne peuvent éviter la justice et la puissance.
« Une autre peine que subissent les damnés est la peine de l’extension. L’homme, en cette existence terrestre, tout en étant capable de souffrir bien des maux, ne peut les souffrir tous ensemble, attendu que l’un de ces maux sert de correctif et d’antidote à l’égard d’un autre, comme il arrive qu’un poison fréquemment en combatte un autre. En enfer, au contraire, chaque torture, au lieu de réagir contre une autre, lui prête une force plus grande ; en outre, les facultés intérieures, étant plus parfaites que les sens extérieurs, sont également plus susceptibles de souffrir. Tout comme chacun des sens est torturé au moyen d’un supplice approprié, chacune des facultés spirituelles est torturée aussi ; l’imagination par des visions horribles ; la sensibilité par le désir et la rage alternés ; la raison, l’entendement, par des ténèbres intérieures plus terribles encore que les ténèbres extérieures de cette terrible prison. La malice, bien qu’impuissante, qui s’empare de ces âmes diaboliques, est un mal d’une extension illimitée, d’une durée sans fin, un effroyable état de méchanceté que nous ne pouvons guère nous figurer si nous n’avons pas présentes à la mémoire la monstruosité du péché et la haine que Dieu lui porte.
« À cette torture par l’extension s’oppose, tout en coexistant avec elle, la torture par l’intensité. L’enfer est le centre de tous les maux ; or vous savez que toutes choses sont plus intenses dans leur centre que dans les points éloignés de celui-ci. Il n’y a ni antidotes ni palliatifs d’aucune sorte pour modérer ou adoucir tant soit peu les tortures de l’enfer. Bien plus, une chose bonne en elle-même devient mauvaise en enfer. La compagnie d’autrui, source de réconfort pour les affligés partout ailleurs, y deviendra un tourment perpétuel ; la science, si ardemment convoitée comme le plus grand trésor de l’esprit, sera haïe plus que l’ignorance ; la lumière, objet de désir pour tout être, depuis le roi de la création jusqu’à la plus humble plante des forêts, sera intensément abhorrée. Dans cette vie, nos chagrins sont de courte durée ou de faible mesure, parce que la nature en vient à bout, soit en les surmontant par l’habitude, soit en succombant sous leur poids. Mais en enfer, les tourments ne peuvent être surmontés par l’habitude, car, tout en possédant une intensité terrible, ils sont continuellement variés, chaque peine s’enflammant pour ainsi dire au contact d’une autre et communiquant en retour à celle-là une flamme plus furieuse encore. La nature ne saurait davantage échapper à ces tortures intenses et variées en y succombant, puisque l’âme se trouve soutenue, maintenue parmi ces maux, de manière à subir la plus grande somme de souffrance. Extension illimitée des tourments, incroyable intensité de la souffrance, incessante variété des supplices, voilà ce qu’exige la majesté divine gravement outragée par les pécheurs, voilà ce que réclame la sainteté du ciel reniée et dédaignée au profit des basses et vicieuses jouissances de la chair corrompue, voilà ce que demande expressément le sang de l’innocent Agneau de Dieu, versé pour la rédemption des pécheurs et foulé aux pieds par les plus infâmes des infâmes.
« La dernière, la suprême torture parmi toutes les tortures de cet effroyable séjour, c’est l’éternité de l’enfer. Éternité ! mot redoutable et terrifiant ! Éternité ! Quel intellect humain pourrait en pénétrer le sens ? Et c’est, comprenez-le bien, une éternité de souffrance. Quand même les souffrances de l’enfer ne seraient pas aussi horribles, elles deviendraient infinies, puisqu’elles sont destinées à durer toujours. Mais à leur perpétuité s’ajoute, comme vous le savez, leur intensité intolérable, leur insupportable extension. Supporter seulement la piqûre d’un insecte pendant toute l’éternité serait une torture atroce. Que sera-ce donc que de supporter éternellement les multiples supplices de l’enfer ? Éternellement ! Pendant l’éternité entière ! Non point pendant un an, pendant un siècle, mais pour toujours. Essayez de vous représenter l’effroyable signification de ce mot. Vous avez souvent observé le sable au bord de la mer. Qu’ils sont fins, ces grains minuscules ! Et comme il en faut beaucoup, de ces petits, de ces minuscules grains, pour une seule petite poignée de sable qu’un enfant ramasse en jouant ! Imaginez à présent une montagne de ce sable, d’une hauteur d’un million de milles, s’élevant de la terre au plus haut des cieux ; et d’une largeur d’un million de milles, s’étendant jusqu’au fin fond de l’espace ; et d’un million de milles d’épaisseur. Imaginez cette énorme masse d’innombrables particules de sable, multipliée par le nombre de feuilles dans la forêt, de gouttes d’eau dans l’immense Océan, de plumes sur les oiseaux, d’écailles sur les poissons, de poils sur les animaux, d’atomes dans la vaste étendue de l’air ; puis imaginez qu’au bout de chaque million d’années, un petit oiseau vienne vers cette montagne et en emporte dans son bec un minuscule grain de sable. Combien de millions et de millions de siècles s’écouleront avant que cet oiseau ait emporté un seul pied carré de cette montagne, combien d’infinités de siècles avant qu’il ait emporté la montagne entière ! Et cependant, au bout de cette immense période on ne saurait dire qu’un seul instant de l’éternité se soit écoulé. Au bout de ces billions et trillions d’années, l’éternité en serait à peine à son commencement. Et si, après avoir été transportée de là, cette montagne surgissait à nouveau, si l’oiseau revenait et l’emportait encore grain par grain ; et si elle surgissait et disparaissait ainsi autant de fois qu’il y a d’étoiles au ciel, d’atomes dans l’air, de gouttes d’eau dans la mer, de feuilles aux arbres, de plumes sur les oiseaux, d’écailles sur les poissons, de poils sur les animaux, – après toutes les innombrables résurrections et disparitions de cette montagne aux dimensions incalculables, on ne saurait dire qu’un seul instant de l’éternité se soit écoulé ; même alors, au bout d’un tel laps de temps, après cette infinité de siècles dont la seule idée fait chavirer notre cerveau dans le vertige, – l’éternité n’en serait qu’à peine à son commencement.
« Un grand saint – je crois