chaque pas, il se disait avec terreur qu’il était déjà mort, que son âme avait été arrachée du fourreau de son corps, qu’il venait d’être précipité, la tête la première, à travers l’espace.
Ne pouvant s’accrocher au sol avec les pieds, il s’assit lourdement à son pupitre, ouvrit un de ses livres au hasard, et se mit à le regarder fixement. Chaque mot pour lui ! C’était vrai. Dieu était tout-puissant. Dieu pouvait l’appeler à l’instant même, l’appeler pendant qu’il était assis à son pupitre, avant qu’il eût le temps de prendre conscience de l’assignation. Dieu l’avait appelé. Hein ? Quoi ? Oui ? Sa chair se recroquevillait devant l’approche des langues de flamme rapaces, se desséchait en sentant venir le tourbillon d’air suffocant. Il était mort. Oui. Il était jugé. Une vague de feu balaya son corps : la première. Une autre vague. Son cerveau commençait à s’échauffer. Encore une. Son cerveau gargouillait et bouillonnait dans le logis du crâne prêt à craquer. Des flammes jaillirent de son crâne comme une corolle, criant comme des voix :
« L’enfer ! L’enfer ! L’enfer ! L’enfer ! L’enfer ! »
Des voix parlèrent près de lui :
« Sur l’enfer.
– J’imagine qu’il vous a bien enfoncé ça dans la tête ?
– Et comment ! Il nous a flanqué à tous une frousse bleue34.
– C’est ce qu’il vous faut, à vous autres, et à haute dose, pour vous faire marcher ! »
Il se laissa aller, faible, contre le dossier de son banc. Il n’était pas mort. Dieu l’épargnait encore. Il était toujours dans le monde familier de l’école. M. Tate et Vincent Héron se tenaient à la fenêtre, causant et plaisantant, regardant tomber la pluie froide et triste, remuant la tête.
« Pourvu que le temps s’arrange ! J’avais combiné une course à bécane avec quelques élèves, du côté de Malahide35. Mais on doit enfoncer jusqu’aux genoux, sur les routes.
– Le temps peut encore s’arranger, monsieur. »
Les voix bien connues, les mots usuels, le calme de la salle d’étude quand les voix s’arrêtaient et que le silence s’emplissait d’un bruit léger, pareil à celui d’un troupeau qui broute doucement, tandis que les élèves mâchaient leur déjeuner, – tout cela berçait doucement son âme endolorie.
Il était temps encore. Ô Marie, refuge des pécheurs36, intercédez pour lui. Ô Vierge Immaculée, sauvez-le du gouffre de la mort !
La leçon d’anglais débuta par un examen d’histoire. Personnages royaux, favoris, intrigants, évêques, défilaient, fantômes muets, derrière le voile de leurs noms. Tous étaient morts ; tous avaient été jugés. À quoi servait qu’un homme eût conquis le monde entier, s’il avait perdu son âme ? Stephen comprenait enfin : la vie humaine s’étendait autour de lui, paisible plaine sur laquelle des hommes pareils à des fourmis travaillaient et fraternisaient, tandis que leurs morts dormaient sous des terres tranquilles. Le coude de son voisin toucha le sien et son cœur fut touché ; et lorsqu’il prit la parole pour répondre à une question de son maître, il sentit dans sa propre voix la quiétude de l’humilité et de la contrition.
Son âme s’enfonça plus avant dans ces profondeurs de paix et de contrition, incapable de supporter plus longtemps la souffrance de la terreur, et exhalant, à mesure qu’elle s’enfonçait, une faible prière. Oh, oui, il serait épargné ! Il se repentirait en son cœur et obtiendrait le pardon ; et alors ceux de là-haut, ceux qui vivent au ciel, verraient ce qu’il allait faire pour expier le passé : toute une vie, toutes les heures de la vie. Qu’on le laissât faire seulement !
« Tout, mon Dieu ! tout, tout ! »
Un messager parut à la porte, annonçant que la confession était reçue dans la chapelle. Quatre élèves quittèrent la pièce ; il en entendit d’autres qui passaient dans le corridor. Un frisson de froid courut tout autour de son cœur, pas plus fort qu’une brise légère, et cependant, écoutant et souffrant en silence, il avait l’impression de coller l’oreille contre le muscle de son propre cœur, de le sentir proche et apeuré, d’entendre la palpitation de ses ventricules.
Impossible d’échapper, il fallait se confesser, exprimer avec des mots ce qu’il avait commis ou pensé, péché par péché. Comment ? Comment ?
« Mon père, j’ai… »
Cette pensée se glissa comme une rapière froide et brillante dans sa chair délicate : la confession. Mais pas ici, pas dans la chapelle du collège. Il confesserait tout, le moindre péché, par action ou par pensée, en toute sincérité ; mais pas ici, parmi ses camarades d’école. Loin d’ici, dans quelque endroit obscur, il avouerait tout bas sa honte ; il supplia Dieu avec humilité de ne pas lui tenir rigueur s’il n’osait se confesser dans la chapelle du collège ; et dans une absolue soumission de l’esprit, il implora en silence le pardon des cœurs juvéniles qui l’entouraient.
Le temps passa.
De nouveau il était assis au premier banc de la chapelle. Dehors, la lumière du jour déclinait déjà, et comme elle filtrait à travers le rouge terne des stores, il semblait que ce fut le coucher du soleil du dernier jour et que toutes les âmes fussent rassemblées là pour le jugement.
« Je suis retranché de devant tes yeux, – ces paroles, mes chers petits frères en Jésus-Christ, sont empruntées au Livre des Psaumes, chapitre trentième, verset vingt-troisième37. Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Amen. »
Le prédicateur commença à parler sur un ton calme et amical. Son visage était bienveillant ; il rapprocha délicatement par leurs bouts les doigts de chaque main, de manière à former une frêle cage.
« Ce matin nous nous sommes efforcés, dans notre méditation sur l’enfer, de faire ce que notre saint fondateur appelle, dans son livre sur les exercices spirituels38, une composition de lieu. C’est-à-dire que nous avons essayé de nous représenter, par les sens de l’intelligence, par l’imagination, le caractère matériel de ce lieu effroyable et les tortures physiques endurées par tous ceux qui y résident. Ce soir nous étudierons pendant quelques minutes la nature des tourments spirituels de l’enfer.
« Rappelez-vous que le péché constitue un double crime. C’est un lâche consentement aux suggestions que nous souffle notre nature corrompue, aux instincts les plus bas, à tout ce qui est grossier et bestial ; c’est aussi un refus d’obéir aux conseils de notre nature la plus haute, à tout ce qui est pur et sacré, à Dieu lui-même. Pour cette raison, le péché mortel est puni en enfer de deux manières différentes : châtiment physique, châtiment spirituel.
« Or, parmi toutes les peines spirituelles, de beaucoup la plus grande est la peine de la privation, peine si grande, en effet, qu’à elle seule elle représente une torture plus grande que toutes les autres. Saint Thomas, le plus grand docteur de l’Église, on l’appelle le docteur angélique, dit que la pire damnation consiste en ce que l’entendement de l’homme se trouve totalement privé de la lumière divine et son affection obstinément détournée loin de la bonté de Dieu39. Souvenez-vous que Dieu est un être infiniment bon ; et par conséquent, la privation d’un tel être est une privation infiniment cruelle. Dans cette vie, nous ne saurions nous faire une idée bien précise de ce que doit être une telle privation, mais les damnés de l’enfer, pour leur plus grande torture, sont doués d’une entière compréhension de ce qu’ils ont perdu ; ils comprennent qu’ils l’ont perdu à cause de leurs péchés et qu’ils l’ont perdu à jamais. À l’instant même de la mort, les entraves chamelles se brisent et l’âme vole aussitôt vers Dieu comme vers le centre de son existence. Rappelez-vous, mes chers petits, que notre âme aspire ardemment à demeurer avec Dieu. Nous venons de Dieu, nous existons par Dieu, nous appartenons à Dieu : nous sommes à Lui, inaliénablement à Lui. Dieu aime toute âme humaine d’un amour divin et toute âme humaine vit dans cet amour. Pourrait-il en être autrement ? Chaque souffle de notre respiration, chaque pensée de notre cerveau, chaque seconde de vie procèdent de l’inépuisable bonté de Dieu. Et, si c’est une souffrance pour la mère que d’être séparée de son enfant, pour l’homme d’être exilé loin de son foyer, de sa patrie, pour l’ami d’être arraché à son ami40, oh ! songez quelle souffrance, quelle angoisse cela représente pour la pauvre âme, que d’être rejetée hors de la présence du Créateur souverainement bon et aimant, qui avait fait surgir cette âme du néant, qui l’avait maintenue en vie et l’avait aimée d’un insondable amour. C’est donc cela, c’est le fait d’être séparée pour toujours de Dieu, son bien le plus précieux, et de sentir l’angoisse de cette séparation, sachant parfaitement qu’il n’y a nul changement possible, c’est cela qui constitue la plus cruelle torture qu’une âme créée soit capable de supporter, c’est la poena damni, la peine de la privation.
« La deuxième peine que subiront les âmes des damnés en enfer, est la peine de la conscience. De même que dans les cadavres les vers sont engendrés par la putréfaction, de même dans les âmes des réprouvés un perpétuel remords surgit de la putréfaction du péché ; c’est l’aiguillon de la conscience41, le ver à la triple morsure, ainsi que l’appelle le Pape Innocent III. La première morsure infligée par ce ver cruel sera le souvenir des plaisirs passés. Ô combien terrible sera ce souvenir ! Dans le lac de flammes qui dévorent tout, le roi plein d’orgueil se rappellera les pompes de sa cour ; l’homme savant, mais mauvais, ses bibliothèques, ses instruments de recherche ; l’amateur de plaisirs artistiques, ses marbres, ses tableaux et autres trésors d’art ; celui qui