y avait eu l’heure de pécher et de jouir, l’heure de railler Dieu et les avertissements de Sa sainte Église, l’heure de défier Sa Majesté, de désobéir à Ses commandements, de duper ses semblables, de commettre péché sur péché, et encore péché sur péché, et de cacher sa corruption aux regards des hommes. Mais cette heure était passée. Maintenant, c’était le tour de Dieu, qui, Lui, ne pouvait être dupé ni trompé. Chaque péché sortirait donc de son repaire, – le plus rebelle à la volonté divine et le plus dégradant pour notre pauvre nature corrompue, la plus légère imperfection et le forfait le plus atroce. À quoi servait alors d’avoir été un grand empereur, un grand général, un inventeur prodigieux, le plus savant des savants ? Tous étaient égaux devant le trône de la justice divine. Dieu récompenserait les bons et punirait les méchants. Un seul instant suffisait au procès d’une âme humaine. Un seul instant après la mort du corps, l’âme était pesée dans la balance. Le jugement particulier était rendu et l’âme entrait dans le séjour des bienheureux ou dans la geôle du purgatoire, ou bien elle était précipitée, hurlante, dans l’enfer.
Mais ce n’était pas tout. La justice de Dieu devait encore être affirmée devant les hommes : après le jugement particulier, il y avait encore le jugement général. Le dernier jour était venu. Le jour du jugement dernier arrivait. Les étoiles du ciel tombaient sur la terre, comme des figues répandues par le figuier que vient de secouer le vent. Le soleil, grand flambeau de l’univers, était devenu comme un cilice de crin. La lune était rouge sang. Le firmament avait disparu comme un parchemin qu’on a roulé22. L’archange saint Michel, prince des milices célestes, apparaissait, glorieux et terrible, sur le fond du ciel. Posant un pied sur la mer et l’autre sur la terre, il sonnait de son archangélique trompette le glas d’airain du temps. Les trois notes de la trompette de l’ange remplissaient l’univers. Le temps est, le temps fut, mais le temps ne sera plus. Au dernier son, les âmes de l’humanité universelle se pressent vers la vallée de Josaphat, les riches et les pauvres, les doux et les simples, les sages et les fous, les bons et les méchants. L’âme de chaque être humain ayant existé, les âmes de ceux qui vont naître, tous les fils et toutes les filles d’Adam, tous se trouvent rassemblés en ce jour suprême. Et voici venir le juge suprême. Ce n’est plus l’humble agneau de Dieu, ce n’est plus le doux Jésus de Nazareth, ce n’est plus l’Homme de Douleurs, ce n’est plus le Bon Pasteur ; Il apparaît maintenant s’avançant sur les nuages, en grande gloire et majesté, suivi des neuf chœurs angéliques : anges et archanges, principautés, puissances et vertus, trônes et dominations, chérubins et séraphins, – le Dieu tout-puissant, le Dieu éternel. Il parle, et Sa voix se fait entendre jusqu’aux plus lointaines limites de l’espace, jusque dans l’abîme sans fond. Juge suprême, de Sa sentence il n’y aura et ne peut y avoir appel. Il convie les justes à Son côté, leur ordonnant d’entrer dans le royaume, dans l’éternité de béatitude préparée pour eux. Quant aux injustes, il les chasse loin de lui, criant dans Sa majesté offensée : Éloignez-vous de moi, maudits, dans le feu éternel préparé pour Satan et ses anges23. Oh ! quelle torture alors que celle des misérables pécheurs ! L’ami est arraché à l’ami, les enfants sont arrachés à leurs parents, l’époux à l’épouse. Le pauvre pécheur tend les bras vers ceux qui lui étaient chers en ce monde terrestre, vers ceux dont peut-être il avait raillé la piété simple, vers ceux qui l’avaient conseillé, qui avaient essayé de le conduire sur le droit chemin, vers un frère bienveillant, vers une sœur aimante, vers la mère et le père qui l’avaient chéri si tendrement. Mais il est trop tard : les justes se détournent des misérables âmes damnées qui maintenant se révèlent à tous les regards sous l’aspect hideux de leur perversité. Ô vous, hypocrites, ô vous, sépulcres blanchis, ô vous qui montrez au monde un visage calme et souriant, tandis qu’au-dedans votre âme est un cloaque de péchés, qu’adviendra-t-il de vous en ce jour terrible ?
Et ce jour viendra, il doit venir, il faut qu’il vienne ; le jour de la mort, le jour du jugement. Il est écrit que l’homme doit mourir et, après sa mort, subir le jugement. La mort est certaine. Il n’y a d’incertain que le moment et la forme de cette mort : suite d’une longue maladie ou d’un accident imprévu ; le Fils de Dieu vient à une heure où vous ne l’attendez point. Soyez donc prêts à tout instant, puisque à tout instant vous pouvez mourir. La mort est notre fin à tous. La mort et le jugement, apportés au monde par le péché de nos premiers parents, sont les portails ténébreux qui ferment notre existence terrestre, portails qui s’ouvrent sur l’inconnaissable et l’invisible, portails que toute âme doit franchir, seule, sans autre secours que celui de ses bonnes actions, sans ami, ni frère, ni parent, ni maître pour lui venir en aide, seule et tremblante24. Que cette pensée nous demeure toujours présente et nous ne pourrons commettre de péché. La mort, objet de terreur pour le coupable, est un instant béni pour celui qui a suivi le droit chemin, remplissant les devoirs de sa condition dans la vie, attentif à ses prières du matin et du soir, s’approchant souvent du Saint-Sacrement, adonné à des œuvres bonnes et charitables. Pour le catholique pieux et croyant, pour l’homme juste, la mort n’est pas cause de terreur. N’est-ce pas Addison, le grand écrivain anglais, qui, sur son lit de mort, envoya chercher le méchant jeune comte de Warwick pour lui montrer comment un chrétien peut affronter sa fin25 ? C’est lui et lui seul, le chrétien pieux et croyant, qui peut dire en son cœur :
Ô tombe, où est donc ta victoire ?
Ô mort, où est ton aiguillon26 ?
Chacun de ces mots était pour lui. C’est contre son péché, sordide et dissimulé, qu’était dirigé tout le courroux de Dieu. Le stylet du prédicateur sondait profondément sa conscience malade et il sentait maintenant que son âme était infectée par le péché. Oui, le prédicateur avait raison. Le tour de Dieu était venu. Pareille à un fauve dans sa tanière, son âme se vautrait dans ses propres ordures, mais les appels de la trompette de l’ange l’avaient chassé des ténèbres du péché dans la lumière. Les paroles de l’arrêt proclamé par l’ange avaient instantanément détruit sa quiétude présomptueuse. Le vent du dernier jour soufflait à travers son esprit ; ses péchés, les prostituées aux yeux de pierreries qui hantaient son imagination, fuyaient devant l’ouragan, poussant des cris de souris dans leur terreur, se blottissant sous leurs crinières emmêlées.
Comme il traversait la place27 en rentrant chez lui, le rire léger d’une jeune fille parvint à son oreille brûlante. Ce son grêle et gai frappa son cœur plus vivement qu’un coup de trompette ; n’osant lever les yeux, il s’écarta et ne regarda plus, en marchant, que l’ombre des arbustes enchevêtrés. La honte montait de son cœur frappé et inondait tout son être. L’image d’Emma apparut devant lui et sous son regard le flot de honte jaillit de nouveau. Si elle savait à quoi l’avait soumise l’esprit de Stephen, et comment son vice bestial avait déchiré, piétiné son innocence ! Était-ce là un amour d’adolescent ? Était-ce chevaleresque ? Était-ce poétique ? Les sordides détails de ses orgies répandaient leur puanteur jusque sous ses narines. C’était la liasse d’images, couverte de suie, qu’il avait cachée dans la gaine de la cheminée, ces images devant la sensualité éhontée ou pudique desquelles il passait des heures, couché, péchant par pensée et par action ; c’étaient les rêves monstrueux, peuplés de créatures simiesques et de prostituées aux yeux de pierreries ardentes ; c’étaient les longues lettres ignobles qu’il avait écrites avec la joie d’une confession criminelle et qu’il avait portées sur lui en secret, pendant des jours et des jours, pour les jeter enfin, sous le couvert de la nuit, dans l’herbe, au coin d’un champ, ou bien sous quelque porte délabrée, ou bien dans quelque creux de haie, où une jeune fille pouvait les trouver en passant et les lire en cachette. Folie ! Folie ! Était-ce possible qu’il eût fait de telles choses ? Une sueur froide se répandait sur son front, à mesure que les souvenirs ignobles se condensaient dans son cerveau.
Lorsque cette agonie de honte eut cessé, il essaya de relever son âme du fond de son impuissance abjecte. Dieu et la Sainte Vierge étaient trop loin de lui. Dieu était trop grand, trop sévère, la Sainte Vierge trop pure, trop sacrée. Cependant, il imagina qu’il se tenait debout près d’Emma, dans un vaste paysage et qu’il se penchait, humblement et en larmes, pour baiser le coude de sa manche.
Dans la vaste contrée, sous un ciel vespéral, tendre et lucide, tandis qu’un nuage voguait vers l’ouest sur la mer pâle et verte du firmament, ils se tenaient ensemble, deux enfants en faute. Leur faute avait offensé gravement la majesté de Dieu, bien que ce ne fût qu’une faute de deux enfants. Mais elle n’avait pas offensé Celle dont la beauté « n’est pas comme la beauté terrestre, dangereuse aux regards, mais comme l’étoile du matin, son emblème, rayonnante et musicale28 ». Les yeux qu’Elle tourna vers eux n’étaient point offensés et ne contenaient point de reproche. Elle unit leurs mains et dit en parlant