qui oppose le portrait à la statue (« un mémorial ayant la rigidité du métal »). On sait que James Joyce avait lu Lessing, le début de l’épisode « Protée » d’Ulysse le prouve. Dans le Portrait de l’artiste en jeune homme, cependant, le Laocoon, évoqué devant Stephen Dedalus11, d’ordinaire prolixe sur les questions d’esthétique, n’appelle de sa part aucun commentaire précis. C’est bien que l’ouvrage le laisse devant ses propres contradictions, qui sont aussi celles de l’art : comment concilier l’immobilité, la stabilité créée par l’art, cette « stase » qu’il met en relief dans ses fragments d’esthétique, avec le mouvement de la vie qui anime l’œuvre autant que l’artiste ? La réponse, une première réponse du moins, tiendra en un nom, qu’il fera sien : Dédale.
C’est qu’ « il y a de l’Autre », qu’il rencontre d’abord avec l’amour de Dieu, puis sous l’espèce d’Une autre, la Femme, qui vient soigner, sinon guérir une blessure irréparable. À travers elle résonne l’énonciation lyrique, créatrice et évocatoire, telle une pure Nécessité.
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Le Portrait de l’artiste en jeune homme est l’achèvement d’une recherche, celle d’une forme symbolique qui ne serait pas a priori, mais résulterait d’une nécessité interne au sujet, du moins coïnciderait avec celle-ci.
C’est pourquoi, nous l’avons dit, sa genèse est indissociable des autres productions de la même époque, c’est-à-dire des années 1903-1914. C’est par rapport à ces autres textes, et par une méthode en quelque sorte géométrique, que Joyce construit sa position. Il faut ici prendre en compte diverses composantes. Dublinois est l’une d’entre elles, qui s’écrit, s’organise et se conclut selon une logique interne, sur une sorte d’autoportrait en négatif. Après une série de portraits critiques de Dublinois jeunes et moins jeunes considérés comme représentatifs de la « paralysie » et de la corruption morale de la ville, Gabriel Conroy, le héros paradoxal de la dernière nouvelle, « Les Morts », est un peu à l’image de Joyce, tel que Dublin aurait pu le faire devenir : une image critique. On pourrait en dire autant de « Giacomo Joyce », ou des Exilés, en dépit des différences, esthétiques et éthiques, qui séparent ces textes.
Cette construction est donc celle d’un autoportrait, d’une image qui n’est pas donnée d’avance, qui n’est pas inspirée par un modèle de caractère idéologique ; et Dieu sait si le XIXe siècle finissant n’était pas avare de tels stéréotypes, tes Carnets de travail (de Pola, de Trieste), tout comme les épiphanies, le montrent à merveille, Joyce construit sa position à partir des points singuliers du réel qui se sont imposés à lui dans l’expérience12. Il n’oublie pas, ou découvre grâce à l’échec de Stephen le Héros, que si l’autoportrait nécessite un miroir, celui-ci est forcément décalé et introduit une construction dans laquelle l’œil doit se déplacer, échappant à la fascination sidérante du pur face-à-face narcissique. Du coup, qui dit autoportrait dans l’ordre des lettres dit ruptures, intermittences, et par conséquent rappels, répétitions, échos résonances. Et en définitive montage, construction (nous sommes bien à l’enseigne de Dédale13), non pas anamnèse des Idées, mais remémoration, jeu de l’oubli et de la mémoire se déployant dans le langage même. Telle est bien l’expérience à laquelle le Portrait de l’artiste en jeune homme nous convie à chaque page.
C’est en ce sens que l’on peut dire du Portrait de l’artiste en jeune homme qu’il est, fondamentalement, une forme symbolique. Si nous empruntons délibérément l’expression à Erwin Panofsky, ce n’est pas seulement pour souligner la coïncidence dans le temps, avec notre roman, des recherches sur la perspective (la mise en autoportrait d’un récit est avant tout intrusion de la perspective) auxquelles son nom est attaché, et pas seulement le sien14, c’est surtout pour marquer, avec le concept de « symbolique », cette troisième mise en cause du « narcissisme universel » dont l’Occident est alors le théâtre, et qui fait suite à celles de Copernic et de Darwin, celle de Freud15. Il s’agit très précisément de la découverte des rapports étroits qui lient le langage et l’inconscient. Peu importe que James Joyce ait été introduit à la découverte freudienne par Ettore Schmitz (« Italo Svevo ») vers 1910, que cette période corresponde à son propre cycle de conférences sur Hamlet, en même temps qu’à la rupture décisive entre Freud et Jung et à la création de la revue Imago16. L’important, et la chose n’allait pas de soi, est moins dans les causes que dans les effets. Effets de rencontre d’une expérience de l’écriture et d’une théorie de la lecture.
Car tel est bien l’enseignement de sa première recherche. Comment lire ? Et comment se relire ? Bernard Bosanquet lui faisait relire l’histoire de l’expérience esthétique depuis l’aube des temps modernes, relire après Aristote, Plotin, saint Thomas, Lessing, sans que ce fût aux dépens de saint Ignace, de Suarez, de saint Alphonse de Liguori, de Pascal, de Spinoza, sans compter Épictète, et bien d’autres. Comment lire, aussi bien, les Mystères de la seule véritable Église : la Trinité, l’Incarnation, la Rédemption ? Et comment déchiffrer l’image de la Madone ?
Dans cet apprentissage de la lecture symbolique, Joyce se rencontre, à défaut de se retrouver : il rencontre ce qui l’a interrogé dans le réel le plus abrupt de son expérience. Simplifions. Avec la Trinité, c’est la question du Père, mais aussi de l’Amour. Avec la Rédemption, celle du Fils. Mais aussi, avec la Vierge, cette « madone que l’astuce italienne jeta en pâture aux foules d’Occident17 », la Femme. Sa singularité, cependant, c’est qu’il découvre cela dans le procès même de son écriture. Les « épiphanies » le disent tout crûment la composition de Dublinois, cette interminable série de post-scriptum, l’illustre ; et la lente et mystérieuse genèse du Portrait de l’artiste en jeune homme n’a pas d’autre explication : comment écrire cette jouissance18 entr’aperçue ?
Éthique
La forme symbolique de l’ouvrage emporte un choix éthique, et James Joyce est incontestablement dans la mouvance à la fois de Spinoza et de Nietzsche. Qu’il ait lu le second un peu vite, et un peu trop facilement se soit emparé de l’idée de Surhomme (il signe ainsi plusieurs lettres de ses jeunes années) en apparence en harmonie avec la perspective de Stephen le Héros, ne signifie pas qu’il ait saisi la connivence qui le lie au grand moraliste des temps modernes : celle d’une méthode généalogique enquêtant sur les antécédents de la Parole supposée fondatrice de nos valeurs. Le choix est éthique, c’est-à-dire qu’en définitive c’est celui d’un sujet responsable vis-à-vis de son désir, plutôt que celui d’un être convoqué devant le tribunal d’une morale établie. La ligne de conduite du héros du Portrait de l’artiste en jeune homme est de cet ordre. Entre l’hérésie décelée par le professeur de lettres chez le jeune écolier et le choix final d’un départ éminemment symbolique d’une Irlande qui s’est confondue avec l’Église, la continuité est certaine. Il faut bien voir la nature de ce choix de l’hérésie, qui lui fait très tôt dans sa vie invoquer Giordano Bruno comme une figure tutélaire, qui se révélera dominer tout un pan de l’œuvre à venir. Là encore, Joyce retourne contre elle-même l’Église et sa théologie, bien plutôt qu’il ne rompt avec elle. Il assume la faute comme un principe : comme au principe de cette Chute sans laquelle il n’eût point été de Rédempteur, c’est-à-dire, tout d’abord, d’incarnation, et d’inscription dans le réel de l’Histoire. Félix culpa ! affirmait saint Augustin, dont Joyce avait bien relevé l’analyse paradoxale de la corruption19. Répétons-le, toujours le héros de Joyce (et que fut Joyce) s’appuie sur le réel le plus immédiat. L’odeur de choux pourris le fait en effet sourire à la pensée « que c’était ce désordre, l’anarchie et la confusion régnant dans la maison paternelle, et la stagnation de la vie végétale, qui allaient emporter la victoire dans son âme20 ».
Aristote confirmait son intuition. Mais à la différence de saint Augustin, il inscrivait la création, en tant que production perpétuelle dans l’ordre du nécessaire : « La perpétuité de la succession ne devient-elle pas nécessaire par cela seul que la destruction d’une chose est la production d’une autre, et que, réciproquement, la production de celle-ci est la mort et la destruction de celle-là21 ? »
Science et Nature
Cette production a donc un ressort : la mort, l’absence radicale, et toutes les contestations essentielles de l’ordre humain, folie aussi bien que maladie. L’interrogation, l’énigme porte sur la nature humaine. Le Portrait de l’artiste en jeune homme comporte cette dimension-là, de la nature et du corps humain, dans leurs intermittences, leurs malaises, les terreurs et les angoisses qu’ils engendrent. Joyce n’y parle guère que de ce qui transpire dans d’autres écrits, essais ou lettres : son désir d’y voir plus clair et surtout d’en savoir plus long sur cette affaire.
Il ne manquait pas de prédécesseurs. On pense moins ici au Huysmans d’À Rebours, qui se profile pourtant çà et là, qu’au discours à ambition scientifique du Dégénérescence de Max Nordau, dont on sent bien l’influence dans d’autres pages de la même époque. N’est-ce pas aussi en 1902, au moment même où il tente de s’inscrire à la Faculté de médecine de Paris, que Victor-Joseph-Ambroise-Désiré Segalen soutient sa thèse de doctorat en médecine sur « L’Observation médicale chez les écrivains naturalistes », en vue, dit-il dans son avant-propos, d’une « Esthétique des Idées-malades22 » ? La démarche de Joyce fut sans lendemain. Mais, de même que le rapprochement avec Segalen, elle rappelle opportunément que le désir, courant en ces années, de soumettre l’art à l’examen de la science, était partagé par lui, ainsi que son frère en témoigne en plusieurs endroits. Il pourrait même expliquer son intérêt,