de pécher avec un être de son espèce, de forcer une autre créature à pécher avec lui, d’exulter avec elle dans le péché. Il sentait on ne sait quelle sombre présence qui tombait sur lui irrésistiblement du fond des ténèbres, une présence subtile et murmurante comme un flux, et qui s’insinuait en lui jusqu’à le remplir tout entier. Son murmure obsédait ses oreilles comme le murmure d’une multitude endormie ; ses flots subtils pénétraient son être. Ses mains se crispaient, convulsivement, et ses dents se serraient tandis qu’il souffrait la torture de cette pénétration. Dans la rue, il tendit les bras pour saisir la frêle forme évanescente qui se dérobait, qui l’attirait, et le cri qu’il avait si longtemps étouffé dans sa gorge sortait de ses lèvres. Ce cri s’arracha de lui comme un hurlement de détresse monte d’un enfer de damnés, il expira dans un gémissement de supplication furieuse : cri arraché par un abandon inique, cri qui n’était que la répétition du griffonnage obscène lu sur la paroi suintante d’un urinoir.
Il s’était égaré dans un labyrinthe de rues étroites et sales113. Du fond des passages immondes il entendait les éclats de voix rauques, les disputes, les refrains traînants des chansons d’ivrogne. Il poursuivait son chemin, sans effroi, se demandant s’il ne s’était pas égaré dans le quartier des juifs. Des femmes et des filles en longues robes de couleurs vives traversaient la rue d’une maison à l’autre. Elles étaient indolentes et parfumées. Un tremblement le saisit et sa vue se troubla. Les flammes jaunes du gaz montèrent devant ses yeux voilés contre le ciel vaporeux, brûlant comme devant un autel. Aux portes et dans les vestibules éclairés, des groupes étaient rassemblés, parés comme pour quelque rite. Il était dans un autre monde : il venait de s’éveiller d’un sommeil séculaire114.
Il restait immobile au milieu de la chaussée, le cœur tambourinant tumultueusement contre sa poitrine. Une jeune femme en longue robe rose posa la main sur son bras pour le retenir et le dévisagea. Elle dit gaiement :
« Bonsoir, mon petit Willie chéri ! »
Sa chambre était tiède et gaie. Une énorme poupée était assise, les jambes écartées, dans un vaste fauteuil près du lit. Il essaya de forcer sa langue à parler pour avoir l’air dégagé, tout en regardant la femme enlever sa robe, et en observant les mouvements fiers et conscients de sa tête parfumée.
Comme il restait en silence au milieu de la chambre, elle vint à lui et le prit dans ses bras, gaie et grave. Ses bras ronds le tenaient serré contre elle, et lui, voyant ce visage levé vers le sien avec un calme réfléchi, sentant sa poitrine tiède animée par sa calme respiration, il fut sur le point de fondre en larmes hystériques. Des pleurs de joie et de délivrance brillaient dans ses yeux ravis, et ses lèvres s’ouvrirent bien qu’il ne pût parler.
Elle passa sa main tintinnabulante dans ses cheveux en le traitant de petit coquin.
« Donne-moi un baiser », dit-elle.
Les lèvres de Stephen refusaient de se pencher pour l’embrasser. Il avait besoin d’être tenu serré par ses bras, d’être caressé lentement, lentement, lentement. Dans ses bras, il se sentait soudain devenu fort et hardi, sûr de lui-même. Mais ses lèvres refusaient de se pencher pour l’embrasser.
D’un mouvement soudain, elle lui inclina la tête, unit ses lèvres aux siennes et il lut le sens de ses mouvements dans ces yeux francs levés vers lui. C’en était trop. Il ferma les yeux, se soumettant à elle, corps et âme, insensible à tout au monde sauf à l’obscure pression de ses lèvres qui s’entrouvraient doucement. C’était son cerveau qu’elles pressaient en même temps que sa bouche, comme si elles étaient le véhicule de quelque vague langage ; et entre ces lèvres il sentit une pression inconnue et timide, plus obscure que le défaillement du péché, plus douce qu’un son ou qu’un parfum.
CHAPITRE III
Le brusque crépuscule de décembre1 s’était laissé choir pesamment, à la suite de la terne journée, et, tout en regardant le terne carré de la fenêtre de la classe, Stephen sentit son ventre réclamer sa pitance. Il espérait qu’il y aurait du ragoût à dîner : des navets et des carottes, des pommes de terre écrasées et des morceaux de mouton gras que l’on pêche dans une sauce épaisse, poivrée, engraissée de farine. « Bourre-toi avec ça », lui conseillait son ventre.
Ce serait une nuit de ténèbres et de mystère. Après le soir hâtif, les lanternes jaunes éclaireraient, de-ci delà, le quartier sordide des bordels. Il suivrait un itinéraire tortueux, à travers les rues, en cercles de plus en plus étroits, frémissant de crainte et de joie, jusqu’à ce que ses pieds lui fissent soudain contourner un coin obscur. Les putains sortiraient à ce moment de leurs maisons, se préparant pour la nuit, bâillant paresseusement après leur sieste et rajustant les épingles dans les grappes de leurs cheveux. Il passerait, calme, devant elles, attendant un mouvement soudain de sa propre volonté ou un soudain appel de leur chair douce et odorante vers son âme amoureuse du péché. Cependant, tandis qu’il irait ainsi, rôdant, en quête de cet appel, ses sens, hébétés seulement par le désir, enregistreraient avec intensité tout ce qui les blesse ou les humilie : ses yeux, un cercle de mousse de bière sur une table sans nappe, ou bien la photographie de deux soldats au garde-à-vous, ou bien une affiche de spectacle criarde ; ses oreilles, l’accent faubourien des appels :
« Bonsoir, Bertie, à quoi tu penses ?
– C’est-y toi, mon pigeon ?
– Numéro dix. Une Nelly toute neuve pour toi !
– Bonsoir, petit mari ! Tu viens passer un moment ? »
L’équation sur la page de son brouillon commença à s’élargir en une queue de plus en plus étalée, tachetée d’yeux et d’étoiles comme celle d’un paon ; puis, lorsque les yeux et les étoiles des exposants furent éliminés, elle se mit à se replier lentement. Les exposants qui apparaissaient et disparaissaient étaient des yeux qui s’ouvrent et se referment ; les yeux qui s’ouvraient et se refermaient étaient des étoiles qui naissent et s’éteignent. Le vaste cycle de vie étoilée transportait son esprit las jusqu’à son extrême limite à l’extérieur et à l’intérieur jusqu’à son centre ; une lointaine musique2 l’accompagnait dans ce double mouvement. Quelle était cette musique ? La musique se rapprochait, il se rappela les paroles, les paroles du passage de Shelley sur la lune errant sans compagne, pâle de lassitude3. Les étoiles commencèrent à s’émietter, un nuage de poussière étoilée tomba à travers l’espace.
La terne lumière tombait, affaiblie, sur la page où une nouvelle équation commençait à se déplier lentement, avec sa queue de plus en plus largement étalée. C’était son âme à lui, allant au-devant de l’expérience, se dépliant d’un péché à l’autre, élargissant le signal de détresse de ses étoiles ardentes, puis se repliant sur elle-même, pâlissant lentement, éteignant ses propres lumières et ses flammes. Elles étaient éteintes ; et les ténèbres froides emplirent le chaos.
Une froide et lucide indifférence régnait dans son âme. À son premier péché violent, il avait senti une onde de vitalité s’écouler hors de lui et il avait craint de voir son corps ou son âme mutilés par cet excès. Au lieu de cela, l’onde de vie l’avait porté sur son sein au-delà de lui-même et rapporté avec le reflux ; et aucune partie du corps ou de l’âme n’avait été mutilée, mais une paix ténébreuse s’était établie entre eux. Le chaos où s’éteignait son ardeur était une froide et indifférente connaissance de lui-même. Il avait péché mortellement, non pas une fois, mais à maintes reprises, et il savait que, menacé de damnation éternelle pour le premier de ces péchés, il multipliait par chaque péché nouveau sa culpabilité et sa punition. Ses jours, ses travaux, ses pensées ne pouvaient le racheter, les fontaines de la grâce sanctifiante4 ayant cessé d’apporter à son âme leur réconfort. Tout au plus pouvait-il, au moyen d’une aumône à un mendiant dont il fuyait la bénédiction, espérer gagner avec lassitude quelque parcelle de grâce actuelle5. Sa piété s’en était allée par-dessus bord. À quoi servait de prier, quand il savait que son âme avait un désir luxurieux de sa propre destruction ? Un certain orgueil, une certaine crainte l’empêchaient d’offrir à Dieu la moindre prière du soir, bien qu’il sût que la puissance divine pouvait lui retirer la vie pendant son sommeil et précipiter son âme dans l’enfer sans lui laisser le temps de crier merci. L’attachement orgueilleux à son propre péché, cette crainte devant Dieu, dépourvue de tout amour, lui disaient que son offense était trop grave pour être rachetée, entièrement ou en partie, par un fallacieux hommage à Celui qui voit tout, qui sait tout.
« C’est bon, Ennis, si vous avez une tête, ma trique en a une aussi ! Vous n’êtes donc pas capable de me dire ce que c’est qu’une quantité irrationnelle ? »
La réponse sotte remua les braises de son mépris envers ses camarades. Devant les autres, il ne ressentait ni honte ni peur. Le dimanche matin, en passant devant la porte de l’église, il regardait avec froideur les fidèles, nu-tête, debout, sur quatre rangs d’épaisseur sous le porche, moralement présents à la messe qu’ils ne pouvaient ni voir ni entendre. Leur terne piété, l’odeur écœurante du cosmétique à bon marché dont ils avaient oint leurs têtes l’éloignaient de l’autel devant lequel ils priaient. Il s’abaissa au péché d’hypocrisie avec les autres, sceptique à l’égard de cette innocence qu’il dupait si facilement.
Sur le mur de sa chambre était accroché un parchemin enluminé, sa nomination au poste