futiles, lui inspirant l’horreur de lui-même, à cause de ses orgies immondes et folles. La salive devint amère dans sa gorge, répugnante à avaler et, le vague malaise remontant à son cerveau, il fut obligé de fermer les yeux un moment et de marcher dans les ténèbres.
Il entendait toujours la voix de son père :
« Quand tu te débrouilleras tout seul, Stephen, comme j’espère que tu le feras un de ces jours, aie soin, quoi que tu entreprennes, de fréquenter des gentlemen. Quand j’étais jeune, je me suis bien amusé, tu peux m’en croire. Je ne fréquentais que de vrais chics types. Chacun de nous avait un talent particulier. L’un avait une belle voix, l’autre jouait bien la comédie, celui-ci chantait des chansons comiques, celui-là était bon rameur ou bon manieur de raquette, un autre encore contait bien les anecdotes, et ainsi de suite. Nous ne perdions pas notre temps, je t’assure, nous nous amusions bien, nous faisions un peu la vie, et cela n’en allait pas plus mal pour ça. Mais nous étions tous des gentlemen, Stephen, je le crois du moins ; et d’honnêtes Irlandais bougrement convaincus, par-dessus le marché. C’est avec des gaillards comme ça que je te recommande de frayer, des gaillards de la bonne trempe. Je te parle en ami, Stephen. Jouer les pères rigides, ça n’est pas mon genre. Je ne crois pas qu’un fils doive craindre son père. Non, je te traite comme ton grand-père me traitait quand j’étais gamin. Nous étions deux frères, plutôt que père et fils. Je n’oublierai jamais la première fois qu’il m’a surpris en train de fumer. Je me trouvais à l’extrémité de la terrasse du Sud, un jour, avec quelques gars de mon espèce ; nous nous prenions, bien entendu, pour de grands personnages, parce que nous avions des pipes au bec. Tout à coup, voilà mon paternel qui passe. Il n’a pas dit un mot, il ne s’est même pas arrêté. Mais le lendemain, un dimanche, nous allons ensemble faire un tour ; en revenant, il sort son porte-cigares et il me dit : “ À propos, Simon, je ne savais pas que tu fumais ”, ou quelque chose d’approchant. Naturellement, je tâchai de faire bonne contenance. “ Si tu veux quelque chose de bon, dit-il, essaie un de ces cigares-là. C’est un capitaine américain qui m’en a fait cadeau hier soir, à Queenstown87 ”. »
Stephen entendit la voix de son père se briser dans un rire qui fut presque un sanglot.
« C’était le plus bel homme de Cork, en ce temps-là ; par Dieu, oui ! Les femmes s’arrêtaient dans la rue pour le regarder88. »
Stephen entendit le sanglot s’enfoncer bruyamment dans la gorge de son père et un réflexe nerveux lui fit ouvrir les yeux. L’éclat du soleil, frappant soudain sa vue, transformait le ciel et les nuages en un monde fantastique de masses sombres, avec des espaces pareils à des lacs de lumière d’un rose foncé. Son cerveau lui-même était malade, impuissant. Il pouvait à peine déchiffrer les lettres aux enseignes des boutiques. La monstruosité de sa vie semblait l’avoir transporté hors des limites du réel. Rien dans le monde réel ne le touchait, ne lui parlait, à moins qu’il n’y entendît un écho de ce qui criait furieusement au-dedans de lui. Il ne pouvait répondre à aucun appel terrestre ou humain, il restait muet, insensible devant l’invitation de l’été, de la joie, de la camaraderie ; la voix de son père le lassait et le déprimait. C’est à peine s’il reconnaissait ses propres pensées comme venant de lui-même ; et il se redisait lentement :
« Je suis Stephen Dedalus. Je marche à côté de mon père qui s’appelle Simon Dedalus. Nous sommes à Cork, en Irlande. Cork est une ville. Nous logeons à l’hôtel Victoria. Victoria, Stephen, Simon. Simon, Stephen, Victoria. Des noms. »
Le souvenir de son enfance avait pâli soudain. Il essaya d’évoquer quelques-uns de ses moments marquants, mais n’y réussit point. Il ne se rappelait que des noms. Dante, Parnell, Clane, Clongowes. Un petit garçon avait appris la géographie avec une vieille femme qui gardait deux brosses dans son armoire. Puis on l’avait envoyé de chez lui dans un collège ; il avait fait sa première communion, mangé du slim jim89 dans sa casquette de cricket, regardé la flamme sautiller et danser sur le mur d’une petite chambre de l’infirmerie, rêvé qu’il était mort et qu’une messe était célébrée pour lui par le recteur, revêtu d’une chape noir et or, et qu’on l’enterrait ensuite dans le petit cimetière de la communauté, derrière la grande avenue de tilleuls. Mais il n’était pas mort cette fois-là. C’était Parnell qui était mort. Il n’y avait eu ni messe des morts dans la chapelle, m’procession. Il n’était pas mort, mais il s’était effacé, comme une plaque photographique au soleil. Il s’était perdu, il était sorti de l’existence, puisqu’il n’existait plus. Comme c’était étrange, de se le représenter, quittant l’existence de cette façon, non point en mourant, mais en s’effaçant au soleil ou en demeurant perdu, oublié quelque part dans l’univers ! C’était étrange de voir son petit corps reparaître un instant : un petit garçon avec un complet gris à ceinture. Les mains dans les poches, et la culotte maintenue aux genoux par des élastiques.
Le soir du jour où la propriété fut vendue, Stephen suivit docilement son père à travers la ville, de bar en bar. Aux vendeurs du marché, aux serveurs et serveuses des bars, aux mendiants qui lui demandaient une thune, M. Dedalus racontait toujours la même chose : qu’il était un vieux natif de Cork, qu’il avait essayé pendant trente ans de se débarrasser de son accent, là-bas, à Dublin, que le jeune Tartempion qui l’accompagnait était son fils aîné, mais que ce n’était qu’un gigolo de Dublin.
Ils s’étaient mis en route de grand matin en partant du café de Newcombe, où la tasse de M. Dedalus avait bruyamment tremblé contre sa soucoupe, tandis que Stephen, en remuant sa chaise et en toussant, essayait de couvrir ce signe honteux des excès de boisson auxquels son père s’était livré durant la nuit. Les humiliations s’étaient succédé : les faux sourires des vendeurs, les courbettes et les œillades des serveuses avec lesquelles flirtait son père ; les compliments et les encouragements de ses amis. Ceux-ci avaient dit à Stephen qu’il rappelait beaucoup son grand-père, et M. Dedalus accordait qu’il lui ressemblait affreusement. Ils avaient découvert des traces de l’accent de Cork dans sa façon de parler, et lui avaient fait avouer que la Lee était une rivière plus belle que la Liffey. L’un d’eux, pour mettre à l’épreuve ses connaissances latines, lui avait fait traduire des phrases du Dilectus90 et demandé s’il fallait dire : Tempora mutantur nos et mutamur in illis ou bien : Tempora mutantur et nos mutamur in illis91. Un autre, un vieillard alerte, que M. Dedalus appelait Johnny Trésorier, le remplit de confusion en lui demandant si les filles de Dublin étaient plus jolies que les filles de Cork.
« Ce n’est pas son genre, dit M. Dedalus, laissez-le tranquille. C’est un garçon pondéré et réfléchi, qui ne s’occupe pas de ces bêtises-là.
– Alors il n’est pas le fils de son père, dit le petit vieillard.
– Je n’en sais rien, vrai de vrai, dit M. Dedalus souriant avec complaisance.
– Ton père, dit le petit vieillard, s’adressant à Stephen, était en son temps le plus hardi des galants de la ville de Cork. Sais-tu cela92 ? »
Stephen baissa les yeux, examinant le carrelage du bar où ils avaient échoué.
« Allons, ne lui troublez pas les idées, dit M. Dedalus. Laissez-le à son Créateur.
– Ouais93 ; ce n’est pas moi qui lui troublerai les idées, bien sûr ! Je suis assez vieux pour être son grand-père. Et je suis grand-père, d’ailleurs, dit le petit vieillard à Stephen. Sais-tu cela ?
– Vraiment ? demanda Stephen.
– Fichtre oui ! dit le petit vieillard. J’ai deux gaillards de petits-fils, là-bas, à Sunday’s Well94. Ainsi, tu vois ! Quel âge me donnes-tu donc ? Et je me rappelle avoir vu ton grand-père en habit rouge, partant à cheval pour la chasse à courre. Tu n’étais pas né, alors !
– Ouiche, ni même envisagé ! dit M. Dedalus.
– Fichtre oui, répéta le petit vieillard. Mieux que ça, je me rappelle ton arrière-grand-père, le vieux John Stephen Dedalus ; c’en était un sacré vieux bagarreur, celui-là ! Eh bien, qu’en dis-tu, d’une mémoire pareille ?
– Cela fait trois générations… quatre générations, dit un autre convive. Dites donc, Johnny Trésorier95, vous devez approcher de la centaine ?
– Allons, je vais vous dire la vérité, répondit le petit vieillard : j’ai vingt-sept ans tout juste.
– On a l’âge qu’on se sent, Johnny, dit M. Dedalus. Finissez donc ce que vous avez devant vous, nous allons en commander un autre. Hé, Tim ou Tom, ou Machin, donne-nous la même chose ! Ma parole je n’ai pas plus de dix-huit ans, moi non plus ! Tenez, voilà mon fils qui n’a pas la moitié de mon âge, eh bien, je tiens mieux le coup que lui à n’importe quel jour de la semaine !
– Hé, là, doucement, Dedalus. M’est avis qu’il te faut passer à l’arrière, maintenant, dit le monsieur qui venait de parler.
– Non, par Dieu ! déclara M. Dedalus. Je suis son homme, que ce soit pour chanter un air de ténor, ou passer en voltige une porte à cinq barres, ou bien chasser à courre à travers champs, comme j’ai fait avec le gars de Kerry, en trouvant le moyen de le battre96.
– Mais lui, il vous battra avec