qui descendaient les marches du bâtiment principal et passaient dans la salle de théâtre43. Des commissaires en habit, d’anciens élèves de Belvédère, se tenaient par groupes flâneurs devant les visiteurs avec cérémonie. À la clarté soudaine d’une lanterne, il reconnut le visage souriant d’un prêtre.
On avait enlevé le Saint Sacrement du tabernacle et poussé les premiers bancs en arrière, de façon à dégager l’espace qui précède l’autel et l’estrade elle-même. Contre les murs se tenaient par bataillons les poids et les massues indiennes ; les haltères s’entassaient dans un coin ; parmi les innombrables monticules de sandales, de chandails, de maillots, empaquetés sommairement dans du papier d’emballage, se dressait le gros cheval de voltige vêtu de cuir, attendant son tour d’être transporté sur la scène. Un grand bouclier de bronze à garnitures d’argent était posé contre l’autel, attendant lui aussi son tour d’être transporté sur la scène et placé au milieu de l’équipe gagnante, à la fin des exercices de gymnastique.
Stephen, bien que nommé secrétaire du gymnase, eu égard à ses compositions littéraires, n’avait pas reçu de rôle dans la première partie du programme ; mais dans la pièce qui constituait la seconde partie il jouait le personnage principal, celui d’un pédagogue burlesque44. On lui avait attribué ce rôle à cause de sa taille et de son allure grave, car il finissait maintenant sa deuxième année au collège de Belvédère, en seconde.
Une vingtaine de petits garçons vêtus de maillots et de culottes blanches accoururent, d’un pas tambourinant, de la scène jusqu’à la chapelle, en passant par la sacristie. Celle-ci et la chapelle étaient envahies par les maîtres et les élèves affairés. Le sergent-major replet et chauve45 vérifiait du pied le tremplin du cheval de voltige. Le maigre jeune homme en pardessus long, qui se préparait à faire une démonstration spéciale d’exercices compliqués, se tenait près de là, attentif, et ses massues argentées montraient leurs têtes au bord de ses poches profondes. On entendait le bruit creux des haltères de bois, tandis qu’une nouvelle équipe s’apprêtait à monter sur la scène ; un instant après, le préfet surexcité poussait les garçons à travers la sacristie comme un troupeau d’oies, agitant nerveusement les ailes de sa soutane, houspillant les traînards. Une petite troupe de paysans napolitains répétait son numéro de danse au fond de la chapelle, les uns arrondissant les bras au-dessus de la tête, les autres balançant leurs corbeilles de violettes en papier et faisant des révérences. Dans un coin obscur de la chapelle, près de l’autel côté évangile, une grosse vieille dame était agenouillée parmi ses amples jupes noires. Lorsqu’elle se releva, on découvrit derrière elle une figure vêtue de rose, portant une perruque de boucles dorées et une capeline de paille à l’ancienne mode ; ses sourcils étaient tracés au crayon noir, ses joues délicatement fardées et poudrées. Un léger murmure de curiosité parcourut la chapelle à l’apparition de cette figure de fillette. Un des préfets s’avança vers ce soin sombre avec des sourires et des hochements de tête. Après avoir salué la grosse vieille dame, il dit sur un ton badin :
« Est-ce une charmante jeune fille, ou bien une poupée que vous avez là, madame Tallon46 ? »
Puis, se penchant pour examiner le visage souriant et fardé sous le bord du chapeau, il s’écria :
« Non ! ma parole, je crois bien que c’est le petit Bertie Tallon ! »
De son poste à la fenêtre, Stephen entendit rire ensemble la vieille dame et le prêtre ; il perçut derrière son dos le murmure admiratif des élèves lorsqu’ils s’avancèrent pour voir le petit garçon qui devait tout seul exécuter la danse du chapeau. Un mouvement d’impatience lui échappa ; il laissa retomber le store, descendit du banc sur lequel il était monté et quitta la chapelle.
Il traversa le bâtiment de l’école et s’arrêta sous l’appentis qui longeait le jardin. Du théâtre, en face, le bruit assourdi du public et les éclats soudains des cuivres de l’orchestre militaire arrivaient jusqu’à lui. La lumière, projetée en hauteur à travers le toit vitré, donnait au théâtre l’aspect d’une arche en fête, à l’ancre parmi les pontons des maisons, amarrée par ses frêles câbles de lanternes. Une porte latérale du théâtre s’ouvrit soudain, une flèche de lumière vola sur les pelouses. Une explosion de musique jaillit de l’arche : le prélude d’une valse ; quand la porte se fut refermée, l’oreille aux écoutes continua de suivre le rythme affaibli de la musique. Le sentiment de ces premières mesures, leur langueur, leur souple mouvement réveillèrent chez Stephen l’émotion incommunicable qui avait motivé sa nostalgie au long de cette journée et son accès d’impatience de tout à l’heure. Cette nostalgie jaillit hors de lui comme une onde sonore ; sur la vague de la musique ruisselante, l’arche était en partance, entraînant les câbles de lanternes dans son sillage. Mais un bruit, semblable à quelque salve d’une artillerie minuscule, rompit le mouvement. C’étaient les applaudissements qui saluaient l’entrée en scène de l’équipe aux haltères.
Tout au bout de l’appentis, près de la rue, un point de lumière rose se montra dans l’obscurité. Stephen se dirigea de ce côté et perçut une faible odeur aromatique. Deux jeunes gens se tenaient à l’abri sous une porte en train de fumer ; avant de les avoir rejoints, il reconnut Héron47 à sa voix.
« Voici venir le noble Dedalus ! cria cette forte voix gutturale : salut à notre fidèle ami ! »
Le compliment s’acheva dans un faible éclat de rire sans gaieté, tandis que Héron faisait des salutations cérémonieuses, puis se mettait à tapoter le sol avec sa canne.
« Oui, me voici », dit Stephen, s’arrêtant et portant ses regards de Héron à son ami.
Ce dernier lui était inconnu, mais malgré l’obscurité, à la lueur des cigarettes, il put discerner un visage pâle de dandy, sur lequel un sourire errait lentement ; une haute silhouette en pardessus et un chapeau haut de forme. Héron ne s’embarrassa point des présentations et se contenta de dire :
« Je parlais justement à mon ami Wallis d’une bonne blague à faire : si tu imitais le recteur, ce soir, dans ton rôle de maître d’école ? Ce serait épatant comme farce ! »
Héron esquissa une médiocre tentative pour contrefaire, à l’intention de son ami Wallis, la basse affectée du recteur ; puis, riant de son propre échec, il pria Stephen de le faire à sa place :
« Allons, Dedalus, insistait-il, tu sais l’imiter d’une façon épatante : “ Celui qui n’obéit point à l’egliseuh, considérez-leuh comme un païen-heu et un publicain-heu48 ! ” »
L’imitation fut interrompue par une légère manifestation de contrariété de la part de Wallis, dont la cigarette s’était coincée dans le fume-cigarettes.
« Au diable ce sacré machin ! dit-il, en l’ôtant de sa bouche, souriant et fronçant les sourcils, sans impatience : ça se coince toujours là-dedans. Est-ce que vous vous servez d’un fume-cigarettes ?
– Je ne fume pas, répondit Stephen.
– Non, fit Héron. Dedalus est un jeune homme modèle. Il ne fume pas, il ne fréquente pas les ventes de charité, il ne flirte pas et il n’envoie jamais rien ni personne au diable. »
Stephen hocha la tête et sourit au visage de son rival, visage rougissant et mobile, pourvu d’un bec d’oiseau. Il s’était souvent étonné de ce que Vincent Héron eût une tête d’oiseau, de même qu’il portait un nom d’oiseau. Une touffe de cheveux blondasses était posée sur son front comme une crête ébouriffée ; le front était étroit et osseux, un nez mince et crochu faisait saillie entre les yeux rapprochés et proéminents, pâles et dépourvus d’expression. Les deux rivaux étaient camarades d’études, ils étaient placés côte à côte en classe, s’agenouillaient côte à côte dans la chapelle, causaient ensemble après le chapelet en prenant leur déjeuner. Comme les élèves de première étaient uniformément des cancres, Stephen et Héron avaient été, durant l’année, virtuellement à la tête de l’école entière. C’étaient eux qui montaient ensemble chez le recteur pour demander un jour de congé ou pour obtenir la grâce d’un camarade.
« À propos, fit brusquement Héron, je viens de voir entrer ton paternel. »
Le sourire s’effaça du visage de Stephen. Toute allusion à son père, de la part d’un camarade ou d’un maître, mettait aussitôt son calme en déroute. Alarmé, il attendit en silence ce que Héron allait ajouter. Héron cependant lui donna un coup de coude significatif et dit :
« Tu es un cachottier, Dedalus.
– Pourquoi donc ? fit Stephen.
– On te donnerait le bon Dieu sans confession, dit Héron, mais j’ai bien peur que tu ne sois qu’un vilain cachottier !
– Permets-moi de te demander de quoi il s’agit, dit Stephen avec urbanité.
– Assurément, je te le permets, répondit Héron. Nous venons de la voir, n’est-ce pas, Wallis ? Bougrement jolie, ma foi ! Et pleine de curiosité : “ Et quel rôle Stephen va-t-il jouer, monsieur Dedalus ? Et Stephen va-t-il chanter, monsieur Dedalus ? ” Ton paternel la toisait à travers son fameux monocle49, tant qu’il pouvait ; aussi me semble-t-il que le vieux a vu clair dans ton jeu, lui aussi ! Cela me serait bien égal, ma parole ! Elle est épatante, pas vrai, Wallis ?
– Pas mal du tout », répondit tranquillement Wallis, introduisant de nouveau son fume-cigarettes dans le coin de sa bouche.
Un trait de colère traversa l’esprit de Stephen à ces allusions indélicates en présence d’un étranger. Pour lui, il n’y avait rien d’amusant dans l’intérêt et la considération que lui portait une jeune fille. Durant toute la journée, il n’avait point pensé à autre chose qu’à leur adieu, sur le marchepied du tram, à Harold’s