fragments de dialogues surpris en société, brèves évocations poétiques, et en plus d’un cas récits de rêves5. Certaines épiphanies formeront une sorte de récit dans « Giacomo Joyce » Quelques-unes seront reprises dans le Portrait de l’artiste en jeune homme, en des points souvent stratégiques de l’œuvre. Elles sont marquées du sceau de la Nécessité : l’épiphanie pour lui est avant tout, disons même avant toute théorisation consciente, un petit texte qui lui tombe du ciel, s’impose à lui de la façon la plus implacable, sans pour autant perdre totalement, du moins dans la plupart des cas, sa qualité énigmatique. Son paradoxe et la difficulté extrême qu’il y a à en saisir l’enjeu tiennent à ceci : c’est une écriture qui « se veut » déchiffrement, qui, en d’autres termes, est à la recherche elle-même d’une écriture disparue, une écriture qui vise à redonner (de) la parole et (de) la vie à une écriture fantomatique, mais bien réelle. En effet, tel le Mené, Theqel, Oupharsin, ce déchiffrement qui s’impose comme la tâche mystérieuse et redoutable reçue en partage par l’écrivain, suppose bel et bien une autre écriture : une autre « main », hand, dit la langue anglaise, main venue de nulle part, antérieure et enfouie, surgissant d’un autre lieu, du lieu de l’Autre, pour signifier à un sujet le destin de « compter, peser, diviser »… Joyce ne fait que déplier le dit de saint Matthieu : « Voici que des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem en disant : “ Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Nous avons vu, en effet, son astre à son lever et sommes venus lui rendre hommage. ” L’ayant appris, le roi Hérode s’émut, et tout Jérusalem avec lui. Il assembla tous les grands prêtres avec les scribes du peuple, et il s’enquérait auprès d’eux du lieu où devait naître le Christ. “ À Bethléem de Judée, lui dirent-ils ; ainsi, en effet, est-il écrit par le prophète… ” » C’est bien par rapport à une écriture de jadis, mais à relire, que l’événement récrit peut se vérifier. Accomplissement des Écritures : « Noli putare, quoniam veni solvere legem at prophetas ; non veni solvere, sed adimplere6. » Écriture, répétons-le, enfouie au plus profond de lui-même.
Si cet accomplissement est une tâche, implique un travail, une transformation des données de l’écriture, sa remise en jeu au point même où son sens s’évanouit, dans l’a-sémantisme, le non-sens, l’illisible de la lettre (c’est bien ce qui nous est présenté avec le dialogue réduit à des points de suspension de l’épiphanie paradigmatique de Stephen le Héros7), c’est que cette épiphanie est intrusion d’un désordre insupportable dans le réel. Joyce le dit à mots couverts, et comme par inadvertance : elle est dans l’ordre de l’espace, se situe dans un lieu, mais se définit dans le temps, et constitue aussi bien un « moment », nous dit-il8. Ce désordre, ce brouillage des repères de l’espace et du temps caractérise cette expérience singulière : le mot qui s’impose à lui est « esprit », spirit, spiritual manifestation, mais un esprit, insiste-t-il, qui peut aussi animer la matière : un objet des plus quelconques peut avoir une âme9…
On comprend que Joyce ait pu chercher de l’aide, ou cru un temps rencontrer une pensée adéquate à ses spéculations, et propre à résoudre ses contradictions, dans la pensée hégélienne et sa dialectique. Il lut certes quelques traductions du philosophe. Mais ce qui l’aida à faire le point, par erreurs autant que par essais, ce fut l’Histoire de l’esthétique (A History of Aesthetics, 1892) du néo-hégélien Bernard Bosanquet. Celle-ci en effet contribua à replacer son investigation dans un cadre plus large que celui de la pure philosophie, fût-elle orientée vers, ou par, la théologie. Bosanquet en effet prend en compte à la fois les crises qui scandent l’histoire de la culture occidentale depuis les Grecs (le néo-platonisme, Alexandrie, les diverses Renaissances…), mais encore les questions que posent à ses contemporains l’avenir de la science et de la technique, et la position du sujet qui en découle à l’époque moderne. Un fil rouge en effet parcourt son discours : l’interrogation du sujet par lui-même, depuis saint Augustin et son cogito, jusqu’aux recherches modernes de la psychologie (au moment où l’Histoire de Bosanquet paraît, les théories de l’inconscient se cherchent encore, mais Joyce sera attentif, dès les premières années du siècle, à ce qu’il appelle, dans Ulysse, « la nouvelle école viennoise »), à travers la révolution cartésienne.
Ordination
Ainsi, Joyce cherche la méthode d’un discours qui s’ébauche en lui comme par défaut, dans les intermittences et les effets de rupture de ses chères « épiphanies », un discours qui s’impose comme étant de son être même, de sa vie et, comme il le dit dans son premier « Portrait de l’artiste », de l’éblouissement vécu de « la beauté de la condition mortelle ». Il va s’agir de trouver le rythme du discours qui le fait être. Dès le début de ce premier texte autobiographique, les choses sont claires : non seulement l’art est un « processus de l’esprit dont il reste à dresser le tableau », qu’il est nécessaire de mettre en ordre, mais le travail de l’artiste va être de « dégager des masses de matière personnalisées ce qui constitue leur rythme individuant ». Derrière la phraséologie absconse, il faut bien comprendre que les catégories décisives vont être le rythme et l’éthos, le caractère, character.
Soulignons tout de suite une évidence : ce texte est programmatique autant que rétrospectif. Certes, il s’agit bien, déjà, chez ce créateur de vingt-deux ans, d’un « portrait de l’artiste adolescent » et de la reconstitution d’un parcours psychique. Les indications biographiques, facilement déchiffrables en autobiographie, sont nombreuses. Mais le passé invoqué, la mémoire convoquée, sont tout le contraire d’un fourre-tout. Il s’agit bel et bien d’un lieu de mémoire, d’une mémoire se mettant en tableau, un ars memoriæ nouvelle manière, où l’espace dûment scandé vient au secours des intermittences, des rythmes élusifs du temps subjectif. Le maître mot, jamais prononcé mais agissant, est ici celui d’ordination, dont la question de la prêtrise envisagée par Stephen Dedalus comme par Joyce lui-même n’est, là encore, que la figuration : Aristote est passé par là, en même temps que la ratio studiorum des jésuites et que les Exercices spirituels de saint Ignace. L’imaginaire, loin d’être ce qu’il a vocation à être, à savoir, pour reprendre une formule de Gaston Bachelard, « ce que l’on pourrait croire », c’est-à-dire l’espace de désagrégation du sujet, en est la condition première, et comme le passage obligé vers son repérage symbolique, son acte d’inscription en une langue communicable, son énonciation. Condition nécessaire, mais non point suffisante.
L’épiphanie, donc, contrairement aux apparences, est questionnement et non point révélation. Questionnement du sujet de l’écriture, du lieu d’où il prend son origine. Et les tentatives, que l’on peut grossièrement qualifier après Joyce lui-même, d’« autographiques », constituées par le « Portrait de l’artiste », Stephen le Héros et le Portrait de l’artiste en jeune homme doivent être abordées en ces termes. Elles constituent une sorte de progression dialectique dont le premier moment est ce bref texte de 1904 où Joyce tente de poser les exigences de l’expression aux dépens des contenus, en particulier idéologiques. Cette exigence est en lutte avec les contraintes du symbolique, structure nécessaire de médiation dans tout rapport aux autres, et en définitive à l’Autre, mais également source de contrainte intérieure : l’expérience religieuse de Joyce le lui avait montré chaque jour, jusqu’à l’insupportable. Il lui faut ressaisir sa propre nécessité existentielle, parce qu’il a fait l’expérience de son propre évanouissement, de son élision, de son fading comme diraient certains psychologues, ou pour reprendre le mot fétiche du héros des « Morts », swooning.
Il y a chez lui cette urgence dans l’affirmation d’une nécessité de l’écriture, d’une écriture, contre la suffisance. En effet, le jeune écrivain s’en prend à tout ce qui se donne, s’offre, mais en réalité s’impose, comme satisfaction préalable, déjà là, des besoins, et surtout des désirs du sujet : le « monstre », le Léviathan social, mais aussi l’ordre moral et religieux qui non seulement a réponse, par avance, à toute question, mais encore place, replace, tout désir nouveau surgi dans son horizon, dans le sein de « notre Sainte Mère », la seule véritable Église, qu’il distingue mal, et pour cause, de l’Alma Mater, l’Université récupératrice de tous les savoirs et désirs de savoir, fussent-ils insus, et qui en l’espèce, dans le Dublin du début du siècle, est gérée par les Pères…
Contre cette suffisance, le sujet ne peut que se rebeller. Non point abstraitement, théoriquement, mais à travers cette nécessité vécue intensément d’inscription, d’écriture. À la dénonciation de l’ordre extérieur, social, qui l’enserre succède la rupture du « Nego10 », première personne d’un singulier performatif volé à une autre langue, le latin d’Église, et retourné contre elle. Point tout à fait autre, cette langue, justement : au ressentiment possible, intérieur et passif, se substitue le retournement de la langue, le retour à l’envoyeur de ces signifiants, à la fois maternels et paternels, et du coup chargé d’une opacité, d’une ambiguïté énigmatiques.
Ce retournement, étant un acte, faisant acte, introduit une dimension éthique. Dans ce Nego s’entend certes un ego, mais un ego en quelque sorte bridé par le n-qui en conteste la plénitude, l’autosuffisance héroïque, mais est aussi te n, exposant de la puissance indéterminée, autant dire infinie… Joyce devra passer par la contre-épreuve, l’épreuve de vérité de Stephen le Héros pour le comprendre vraiment. Une autre image liminaire de ce « Portrait de l’artiste » est révélatrice,