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    2. Portrait de l'artiste en jeune homme
    3. Chapitre 19
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    devant lui toute vision de l’avenir. Il comprenait vaguement que son père avait des ennuis et que c’était pour cela que lui-même n’avait plus été envoyé à Clongowes. Depuis quelque temps il sentait de petits changements à la maison ; ces changements dans ce qui lui avait toujours paru immuable étaient autant de petits coups portés à sa conception enfantine du monde. L’ambition qu’il sentait parfois s’agiter dans les ténèbres de son âme ne cherchait pas d’issue. Un crépuscule, pareil à celui du monde extérieur, obscurcissait son esprit tandis qu’il écoutait les sabots de la jument claquer le long de la voie du tramway, sur la route de Rock11, le grand bidon ballotter et sonner derrière lui.

    Il retourna à Mercédès et, tandis qu’il s’attardait à cette image12, une étrange inquiétude s’insinua dans son sang. Parfois une fièvre s’emparait de lui et le faisait errer seul, le soir, dans la calme avenue. La paix des jardins, les lumières amicales des fenêtres répandaient leur tendre influence sur son cœur inquiet. Le bruit des enfants qui jouaient le contrariait, et leurs voix niaises lui faisaient sentir, avec plus d’acuité encore qu’à Clongowes, combien il était différent des autres. Il n’avait pas envie de jouer. Il avait envie de rencontrer, dans le monde réel, l’image insubstantielle que son âme contemplait avec une telle constance. Il ne savait où la chercher ni comment, mais une prescience le conduisait, lui disait que cette image viendrait à sa rencontre, sans aucun acte déclaré de sa part. Ils se rejoindraient tranquillement, comme s’ils s’étaient déjà connus et s’étaient donné rendez-vous, peut-être devant une de ces grilles, ou bien en quelque endroit plus secret. Ils seraient seuls, entourés d’obscurité et de silence ; et, dans ce moment de suprême tendresse, il serait transfiguré. Il se fondrait en quelque chose d’impalpable sous ses yeux à elle, et puis, au bout d’un instant, il reparaîtrait transfiguré. La faiblesse, la timidité, l’inexpérience se détacheraient de lui en cet instant magique.

    *

    Un matin, deux grands camions jaunes s’étaient arrêtés devant la porte, et des hommes étaient entrés d’un pas pesant dans la maison, pour la dépouiller. On avait poussé les meubles à travers le jardin, jonché de paille et de bouts de corde, jusque dans les énormes fourgons devant la grille. Le tout solidement arrimé, les fourgons s’étaient mis à descendre l’avenue avec fracas ; par la portière du wagon de chemin de fer, où il se tenait près de sa mère aux yeux rougis, Stephen les avait vus avancer lourdement sur la route de Merrion13.

    Le feu du salon ne voulait pas tirer ce soir-là ; M. Dedalus posa le tisonnier contre les barreaux de la grille pour raviver la flamme. Oncle Charles somnolait dans un coin de la pièce à demi meublée, dépourvue de tapis ; près de lui, des portraits de famille étaient adossés au mur. La lampe posée sur la table éclairait faiblement le plancher sali par les pieds des déménageurs. Stephen était assis sur un escabeau, à côté de son père, prêtant l’oreille au long et incohérent monologue de celui-ci. D’abord il ne comprit presque rien, mais peu à peu il se rendit compte que son père avait des ennemis et qu’un certain combat allait avoir lieu. Il sentit aussi qu’on l’enrôlait lui-même pour ce combat, qu’on plaçait sur ses épaules un certain devoir14. La fuite soudaine loin de l’atmosphère confortable et rêveuse de Blackrock, la traversée de la ville sombre et embrumée, l’idée de la maison nue et sans gaieté où ils allaient vivre désormais, alourdissaient son cœur ; et de nouveau il lui vint une intuition, une prescience de l’avenir. Il comprit aussi pourquoi les domestiques avaient souvent chuchoté entre eux dans le vestibule, et pourquoi son père s’était souvent planté sur le tapis du foyer, le dos au feu, parlant à voix haute avec oncle Charles qui le pressait de s’asseoir et de continuer son repas.

    « Je ne suis pas encore au bout de mon rouleau, Stephen, mon vieux, disait M. Dedalus en tisonnant avec une farouche énergie le feu languissant. Nous ne sommes pas morts encore, mon gars ! Non, par le Seigneur Jésus ! (Dieu me pardonne.) Pas même à moitié morts15 ! »

    Dublin offrit à Stephen des sensations nouvelles et complexes16. Oncle Charles était devenu si faible d’esprit qu’on ne pouvait plus l’envoyer aux commissions et le désordre de l’emménagement rendit Stephen plus libre qu’il ne l’avait été à Blackrock. D’abord il se contenta de faire timidement le tour de la place voisine17, ou, tout au plus, de descendre à moitié l’une des rues adjacentes ; mais lorsqu’il eut établi mentalement un plan schématique de la ville18, il s’aventura dans l’une de ses voies principales jusqu’aux abords de la Douane19. Il passa, sans encombre, parmi les docks et le long des quais, rêvant devant la multitude de bouchons qui se balançaient sur l’eau dans une épaisse écume jaune, devant la foule des débardeurs, devant les camions grondants, devant le policeman barbu et mal habillé. Les ballots de marchandises entassés le long des murs ou hissés en l’air du fond des cales des vapeurs lui suggéraient l’idée de la vie immense, étrange, et réveillaient en lui la nostalgie qui naguère le faisait errer le soir, de jardin en jardin, à la recherche de Mercédès. Et parmi cette vie nouvelle et mouvante, il aurait pu se croire dans quelque autre Marseille, s’il ne lui eût manqué le ciel lumineux et les treilles ensoleillées des tavernes. Un vague mécontentement s’élevait en lui tandis qu’il contemplait les quais, le fleuve, le ciel et cependant il continuait à errer, jour après jour, comme s’il cherchait réellement quelqu’un qui lui échappait.

    Une ou deux fois il alla avec sa mère faire des visites de famille ; mais, malgré le luxe riant des boutiques, illuminées et décorées pour les fêtes de Noël, son accès de silencieuse amertume ne se dissipa point. Les causes en étaient nombreuses, lointaines et proches. Il s’en voulait à lui-même d’être jeune, d’être en proie à des impulsions incessantes et absurdes ; il en voulait au revers de fortune qui recréait le monde autour de lui en un spectacle sordide et mensonger. Ce n’était pourtant pas son ressentiment qui altérait ainsi la vision. Il enregistrait patiemment ce qu’il voyait, s’en détachant lui-même, éprouvant leur saveur mortifiante en secret.

    Il était assis sur la chaise sans dossier, dans la cuisine de sa tante20. Une lampe à réflecteur était accrochée au panneau verni, près de l’âtre, et dans cette lumière, sa tante lisait le journal du soir21 posé sur ses genoux. Après avoir longuement regardé une image souriante reproduite dans ce journal, elle dit d’un air rêveur :

    « La belle Mabel Hunter22 ! »

    Une fillette aux cheveux bouclés23 se dressa sur la pointe des pieds pour voir l’image et dit doucement :

    « Dans quoi joue-t-elle, m’man ?

    – Dans la pantomime, chérie. »

    L’enfant appuya sa tête bouclée contre la manche de sa mère, contempla le portrait et murmura, comme fascinée :

    « La belle Mabel Hunter ! »

    Comme fascinés, ses yeux demeuraient fixés sur ces autres yeux discrètement railleurs ; elle murmura avec ferveur :

    « Quelle exquise créature, n’est-ce pas ? »

    Et le garçon qui venait d’entrer, courbé sous une charge de charbon, entendit ces paroles. Il laissa tomber vivement son fardeau à terre et s’élança vers la fillette pour voir le portrait. Mais elle ne leva pas son paisible visage pour le laisser regarder. Il froissait les bords du journal avec ses mains rougies et noircies, il repoussait l’enfant de côté, il se plaignait de ne pas arriver à voir l’image.

    Il était assis dans l’étroite salle à manger, tout en haut de la vieille maison aux fenêtres sombres24. Le reflet du feu tremblait sur le mur et, par-delà la fenêtre, un crépuscule fantomatique s’amassait au-dessus du fleuve. Devant le feu, une vieille femme s’affairait à préparer le thé et tout en vaquant à sa besogne, elle racontait à voix basse ce que le prêtre et le médecin avaient dit. Elle parlait aussi de certains changements qu’elle avait observés chez « elle » ces temps derniers, de « ses » manières et de « ses » propos bizarres. Il restait assis, prêtant l’oreille aux paroles et suivant les routes de l’aventure qui s’ouvraient parmi les charbons : arches, voûtes, galeries tortueuses, cavernes déchiquetées.

    Soudain il sentit que quelque chose se trouvait dans l’encadrement de la porte. Une tête de mort apparut, suspendue sur le fond noir de la porte ouverte. Une créature débile, semblable à un singe, était là, attirée par le son des voix auprès du feu et une voix plaintive demanda :

    « Est-ce Joséphine ? »

    La vieille femme affairée répondit gaiement, sans quitter sa place devant l’âtre :

    « Non, Ellen, c’est Stephen.

    – Ah… bonsoir, Stephen. »

    Il répondit à ce salut et vit un sourire imbécile se répandre sur le visage encadré par la porte.

    « As-tu besoin de quelque chose, Ellen ? » demanda la vieille femme assise près du feu.

    Mais l’autre ne répondit pas à la question ; elle dit : « Je croyais que c’était Joséphine. Je croyais que tu étais Joséphine, Stephen. »

    Et, répétant ces mots à plusieurs reprises, elle fut prise d’un rire débile.

    Il se trouvait dans une réunion d’enfants à Harold’s Cross25. Son humeur taciturne et méfiante s’était accentuée ; il prenait peu de part aux jeux. Les enfants, arborant les dépouilles de leurs pétards à surprise, dansaient et jouaient bruyamment ; mais, malgré ses efforts pour partager leur allégresse, il sentait qu’il faisait triste figure parmi leurs gais tricornes et leurs capelines.

    Cependant, après qu’il eut chanté sa chanson et se fut retiré dans un coin de la

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    Tags:
    Classique, Fiction, Littérature, Roman
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