répliqua le vieux. C’est rafraîchissant, c’est émollient. »
Tous les matins donc, oncle Charles se rendait à son appentis, non sans avoir pris soin de faire sa raie, de lisser les cheveux de sa nuque, de brosser et de poser sur sa tête son chapeau haut de forme. Pendant qu’il fumait, on ne voyait de lui que le bord de ce chapeau et le fourneau de la pipe dépassant, de profil, les montants de la porte. Sa tonnelle, comme il appelait ce lieu empesté qu’il partageait avec le chat et les outils de jardinage, lui servait aussi de caisse de résonance ; chaque matin, d’un air heureux, il fredonnait une de ses romances préférées : Tressez-moi une charmille, ou bien : Les Yeux bleus et les Cheveux d’or, ou bien : Les Bosquets de Blarney, tandis que les spirales de fumée, grises et bleues, montaient lentement de sa pipe et s’évanouissaient dans l’air pur.
Pendant la première partie de l’été, à Blackrock2, oncle Charles fut le compagnon constant de Stephen. C’était un vieillard encore vert, à la peau bien tannée, aux traits rudes, aux favoris blancs. Les jours de semaine, il faisait le messager entre la maison de l’avenue Carysfort et les boutiques de la rue principale auxquelles la famille de Stephen donnait sa pratique. Stephen aimait à l’accompagner dans ces courses, car oncle Charles lui offrait libéralement, à pleines mains, n’importe quelles denrées exposées en caisses ouvertes ou en tonneaux devant les comptoirs. Il saisissait, par exemple, une poignée de raisins conservés dans la sciure, ou bien trois ou quatre pommes, et les fourrait généreusement dans la main de son petit-neveu, tandis que le marchand souriait d’un air gêné. Et comme Stephen feignait de n’accepter qu’à contrecœur, l’oncle fronçait les sourcils et disait :
« Prenez, monsieur. Vous m’entendez, monsieur ? C’est bon pour vos intestins. »
La liste des commissions enregistrée, ils s’en allaient tous deux jusqu’au parc où ils trouvaient un vieil ami du père de Stephen, Mike Flynn3, installé sur un banc à les attendre. Alors commençait la course de Stephen tout autour du parc. Mike Flynn se postait à la porte du côté de la gare, sa montre à la main, tandis que Stephen effectuait son parcours à l’allure préconisée par ledit Mike Flynn, la tête haute, les genoux bien soulevés, les mains pendant droit à ses côtés4. L’exercice terminé, l’entraîneur faisait ses observations et parfois les illustrait en clopinant drôlement, l’espace de quelques mètres, avec sa vieille paire de souliers de toile bleue. Un petit cercle de nourrices et d’enfants ébahis se rassemblait pour les regarder et s’attardait là, même lorsque Mike Flynn et oncle Charles se rasseyaient pour reprendre leur entretien sur les sports et la politique. Bien que son père lui eût raconté que quelques-uns des meilleurs coureurs des temps modernes étaient passés par les mains de Mike Flynn, Stephen levait souvent un regard sceptique vers le visage flasque et mal rasé de son entraîneur, penché sur ses longs doigts maculés qui roulaient une cigarette ; il observait avec compassion ces yeux bleus, doux et ternes, qui soudain, quittant la besogne, contemplaient d’un air vague l’espace bleu, cependant que les longs doigts enflés cessaient de rouler la cigarette et que les débris et les fibres de tabac retombaient dans la blague.
Sur le chemin du retour, oncle Charles faisait souvent une station dans la chapelle ; comme le bénitier n’était pas à la portée de Stephen, le vieillard y plongeait la main, puis aspergeait énergiquement les vêtements de Stephen et le sol du porche. Pour prier, il posait les genoux sur son mouchoir rouge et marmottait en lisant dans un paroissien noirci par le pouce, où les renvois étaient imprimés au bas de chaque page. Stephen s’agenouillait à côté de lui, respectant sa piété sans la partager. Il se demandait souvent ce que son grand-oncle pouvait implorer avec tant de gravité. Peut-être priait-il pour les âmes du purgatoire ou bien pour obtenir la grâce d’une bonne mort, ou peut-être demandait-il à Dieu de lui rendre une partie de la grande fortune qu’il avait gaspillée à Cork5 ?
Le dimanche, Stephen, son père et son grand-oncle s’en allaient faire leur promenade habituelle. Le vieillard était un marcheur intrépide malgré ses cors, et souvent on abattait dix ou douze milles. C’est au petit village de Stillorgan qu’il fallait choisir. Ils prenaient tantôt à gauche, vers les monts de Dublin, tantôt par la route de Goatstown et de là vers Dundrum, pour revenir par Sandyford. Tout en cheminant ou bien en faisant halte dans quelque cabaret crasseux, ses aînés devisaient sans cesse sur les sujets qui leur tenaient à cœur : sur la politique de l’Irlande, sur le Munster6, sur les histoires de leur propre famille ; à tout cela Stephen prêtait une oreille avide. Des mots qu’il ne comprenait pas, il se les répétait jusqu’à les apprendre par cœur et, par leur intermédiaire, il entrevoyait ce qu’était le monde réel qui l’entourait. L’heure où, lui aussi, il prendrait part à la vie de ce monde semblait approcher et il commençait en secret à se préparer au grand rôle qui devait l’attendre, mais dont il ne devinait que confusément la nature.
Ses soirées lui appartenaient et il se plongeait dans une traduction dépenaillée du Comte de Monte-Cristo. La figure de ce farouche vengeur personnifiait dans son esprit tout ce qu’il avait entendu ou pressenti d’étrange et de terrible durant son enfance. Le soir, il reproduisait sur la table du salon la fabuleuse caverne de l’île, à l’aide de décalcomanies, de fleurs en papier, de papier crépon de couleur, de bandes de papier d’argent ou d’or provenant des tablettes de chocolat. À la fin lorsque, fatigué de tout ce clinquant, il avait détruit le décor, son imagination retrouvait dans tout leur éclat les visions de Marseille, des treilles ensoleillées et de Mercédès. Aux environs de Blackrock, sur la route qui menait aux montagnes, il y avait une petite maison blanchie à la chaux, dans le jardin de laquelle poussaient de nombreux rosiers ; et dans cette maison, se disait-il, habitait une autre Mercédès. Sur le chemin du départ comme sur celui du retour, il mesurait la distance d’après ce point de repère ; et dans son imagination il vivait une longue série d’aventures aussi merveilleuses que celles du livre, vers la fin desquelles apparaissait une image de lui-même, devenu plus âgé et plus triste, debout dans un jardin éclairé par la lune, en compagnie de Mercédès qui avait, tant d’années auparavant, dédaigné son amour et à qui il disait, avec un geste de refus triste et fier :
« Madame, je ne mange jamais de raisin muscat7. »
Il s’allia avec un garçon qui s’appelait Aubrey Mills et ils organisèrent une bande d’aventuriers dans l’avenue ; Aubrey avait un sifflet brinquebalant à sa boutonnière et une lanterne de bicyclette attachée à la ceinture, tandis que les autres passaient dans leurs ceintures à eux de courtes baguettes en guise de poignards. Stephen, connaissant par ses lectures la simplicité du costume de Napoléon, préféra demeurer sans parure rehaussant de la sorte à ses propres yeux le plaisir qu’il prenait à consulter son lieutenant avant de donner un ordre. La bande faisait des incursions dans des jardins de vieilles filles, ou bien descendait vers le château8 et livrait bataille sur les rochers envahis de mauvaises herbes ; on s’en revenait ensuite, traînards harassés, les narines pleines d’une âcre odeur de marée, les mains et les cheveux imprégnés d’huile d’algues marines.
Aubrey et Stephen avaient le même laitier, et souvent ils se faisaient emmener par lui en voiture à Carrickmines, où les vaches étaient au pâturage. Pendant que les hommes étaient occupés à traire, les deux garçons, à tour de rôle, parcouraient le champ à cheval sur la jument docile. Mais l’automne venu, les vaches furent ramenées du pâturage, et le seul aspect de la vacherie immonde de Stradbrook9, avec ses flaques vertes et croupies, ses caillots de fumier liquide, ses auges fumantes, donna la nausée à Stephen. Les bêtes, qui lui avaient semblé si belles dans la campagne par les jours de soleil, le dégoûtaient maintenant ; il ne pouvait même plus regarder le lait qu’elles donnaient.
La venue de septembre ne le troubla point cette année-là, parce qu’il ne devait pas retourner à Clongowes. Les exercices physiques dans le parc prirent fin lorsque Mike Flynn entra à l’hôpital. Aubrey était à l’école et n’avait qu’une ou deux heures de liberté dans la soirée. La bande se dispersa ; il n’y eut plus d’expéditions nocturnes ni de batailles sur les rochers. Stephen s’en allait parfois avec la voiture qui livrait le lait du soir10 ; ces courses à travers la fraîcheur balayaient le souvenir des immondices de la vacherie et il regardait sans répugnance les poils de vache et les débris de foin qui parsemaient les vêtements du laitier. Chaque fois que la voiture s’arrêtait devant une maison, il guettait l’occasion d’apercevoir une cuisine bien astiquée, ou bien un vestibule doucement éclairé, de voir comment la servante tendrait sa cruche au laitier et comment elle fermerait la porte. Il pensait que ce serait une existence bien agréable, de s’en aller chaque soir en voiture, le long des routes, livrer le lait, à condition d’avoir des gants chauds et, dans sa poche, un sac bien bourré de gâteaux au gingembre. Mais cette même prescience qui naguère lui enlevait son courage et faisait fléchir soudain ses jambes lorsqu’il faisait le tour du parc en courant, cette même intuition qui le poussait à regarder avec scepticisme le visage flasque et mal rasé de son entraîneur, lourdement incliné vers ses longs doigts maculés, dissipait