autres, il ne pourrait jamais monter chez le recteur parce qu’il ne pourrait pas quitter le terrain de jeux pour cela. Et s’il y allait, et s’il était battu tout de même ensuite, tous ses camarades se moqueraient de lui et parleraient du petit Dedalus qui était allé chez le recteur pour dénoncer le préfet des études.
Il suivait le tapis et voyait la porte devant lui. C’était impossible ; il ne pouvait pas. Il pensa à la tête chauve du préfet des études qui le regardait avec ses yeux cruels et sans couleur et il entendit la voix du préfet lui demandant son nom deux fois. Pourquoi ne se rappelait-il plus son nom, puisqu’il le lui avait dit une première fois ? Est-ce qu’il n’avait pas écouté la première fois, ou bien était-ce pour se moquer de son nom ? Les grands hommes dans l’histoire avaient des noms comme celui-là et personne ne s’en moquait. Il n’avait qu’à se moquer de son propre nom, s’il avait envie de railler. Dolan : ça ressemblait au nom d’une femme qui lave les vêtements !
Il avait atteint la porte et, tournant rapidement à droite, monta les marches et, avant d’avoir pu décider de rebrousser chemin, il était entré dans le corridor bas, étroit et sombre qui conduisait au château. Et au moment où il franchissait le seuil du corridor, il vit, sans tourner la tête pour regarder, que tous ses camarades le suivaient du regard en défilant.
Il longea le corridor étroit et sombre, dépassant de petites portes, celles des chambres de la communauté. Il jetait des regards en avant, à droite, à gauche, dans l’obscurité et pensait qu’il y avait là des portraits. Le corridor était sombre et silencieux et ses yeux étaient faibles et fatigués par les larmes, de sorte qu’il ne voyait pas bien. Mais il pensait que c’étaient les portraits des saints et des grands hommes de l’ordre qui le toisaient en silence tandis qu’il passait : saint Ignace de Loyola tenant un livre ouvert et désignant les mots : Ad Majorem Dei Gloriam133 ; saint François Xavier montrant sa poitrine ; Lorenzo Ricci avec une barrette sur la tête, comme un des préfets des sections ; les trois patrons de la sainte adolescence : saint Stanislas Kostka, saint Louis de Gonzague, et le bienheureux Jean Berchmans, tous avec de jeunes visages, parce qu’ils moururent jeunes134 ; et le père Peter Kenny135 assis dans un fauteuil et enveloppé dans un grand manteau.
Il arriva au palier qui dominait le vestibule et regarda autour de lui. C’était par là que Hamilton Rowan était passé et c’était là que se trouvaient les traces des lingots des soldats136. Et c’était là aussi que les vieux domestiques avaient vu le revenant, avec son manteau blanc de maréchal.
Un vieux domestique était en train de balayer au bout du palier. Il lui demanda où se trouvait la chambre du recteur et le vieux domestique indiqua la porte à 1 autre bout et le suivit des yeux tandis qu’il s’en approchait et frappait.
Il n’y eut pas de réponse. Il frappa de nouveau, plus fort, et son cœur sursauta quand il entendit une voix assourdie qui disait :
« Entrez ! »
Il tourna la poignée et ouvrit la porte et chercha à tâtons la poignée de la porte intérieure capitonnée de vert. Il la trouva et poussa le battant et entra.
Il vit le recteur qui écrivait, assis devant un pupitre. Il y avait une tête de mort sur ce pupitre et dans la pièce une odeur étrange, solennelle, pareille à celle du vieux cuir des fauteuils.
Son cœur battait vite à cause de la solennité du lieu où il pénétrait et à cause du silence de la pièce ; et il regarda la tête de mort et le visage bienveillant du recteur.
« Eh bien, mon petit bonhomme, dit le recteur, de quoi s’agit-il ? »
Stephen avala la chose qu’il avait dans la gorge et dit :
« J’ai cassé mes lunettes, monsieur. »
Le recteur ouvrit la bouche et fit :
« Oh ! »
Puis il sourit et dit :
« Eh bien, si nous avons cassé nos lunettes, il faut que nous écrivions à la maison pour demander une nouvelle paire.
– J’ai écrit à la maison, monsieur, dit Stephen, et le père Arnall m’a dit de ne pas étudier jusqu’à ce qu’elles arrivent.
– Très juste ! » dit le recteur.
Stephen avala de nouveau la chose, en tâchant de réprimer le tremblement de ses jambes et de sa voix.
« Mais, monsieur…
– Oui ?
– Le père Dolan est venu aujourd’hui et m’a battu parce que je n’écrivais pas mon exercice. »
Le recteur le regarda en silence et il sentit le sang monter à son visage et les larmes prêtes à jaillir de ses yeux.
Le recteur dit :
« Tu t’appelles Dedalus, n’est-ce pas ?
– Oui, monsieur.
– Et où donc as-tu cassé tes lunettes ?
– Sur la cendrée, monsieur. Un camarade sortait du garage des bicyclettes, et je suis tombé, et elles se sont cassées. Je ne sais pas le nom de ce camarade. »
Le recteur le regarda de nouveau en silence. Puis il sourit et dit :
« Eh bien, il y a eu erreur ; je suis sûr que le père Dolan ne savait pas.
– Mais je lui ai dit que je les avais cassées, monsieur, et il m’a battu.
– Lui as-tu dit que tu avais écrit à la maison pour en avoir d’autres ? demanda le recteur.
– Non, monsieur.
– Eh bien alors, fit le recteur, le père Dolan n’a pas compris. Tu peux dire que je te dispense de tes leçons pour quelques jours. »
Stephen dit rapidement, de peur d’être arrêté par son tremblement :
« Oui, monsieur, mais le père Dolan a dit qu’il repasserait demain pour me battre de nouveau pour ça.
– Très bien, dit le recteur, c’est une erreur et je parlerai moi-même au père Dolan. Alors, est-ce que cela ira comme ça ? »
Stephen sentit des larmes mouiller ses yeux et murmura :
« Oh, oui, monsieur ! merci. »
Le recteur tendit la main par-dessus le coin du pupitre où se trouvait la tête de mort et Stephen, y plaçant un instant ses doigts, sentit une paume fraîche et humide.
« Et maintenant, bonsoir, dit le recteur, retirant sa main et s’inclinant.
– Bonsoir, monsieur », dit Stephen.
Il s’inclina et sortit doucement de la pièce, refermant la porte avec précaution et lenteur.
Mais quand il eut dépassé le vieux domestique sur le palier et se trouva de nouveau dans le corridor bas, étroit et sombre, il se mit à marcher de plus en plus vite. De plus en plus vite, il s’élança, dans l’obscurité tout agité. Il se cogna le coude contre la porte du fond, descendit précipitamment l’escalier, franchit en hâte les deux couloirs et sortit au grand air.
Il entendit les cris de ses camarades sur les terrains de jeux. Il se mit à courir et, de plus en plus vite, traversa la cendrée et atteignit, haletant, le terrain de la troisième division.
Ses camarades l’avaient vu accourir. Ils se rassemblèrent en cercle autour de lui, se bousculant pour mieux entendre.
« Raconte ! raconte !
– Qu’est-ce qu’il a dit ?
– Tu es entré ?
– Qu’est-ce qu’il a dit ?
– Raconte ! raconte ! »
Il leur raconta ce qu’il avait dit et ce que le recteur avait dit, et quand il eut fini, tous les élèves lancèrent leurs casquettes en les faisant tourbillonner en l’air et crièrent :
« Hourrah ! »
Ils rattrapèrent leurs casquettes, et les renvoyèrent tournoyer au ciel, et crièrent encore :
« Hourrah ! hourrah ! »
Ils joignirent leurs mains en berceau et le hissèrent au milieu de leur groupe et le promenèrent ainsi jusqu’à ce qu’il se débattît pour reprendre sa liberté. Et quand il se fut échappé, ils se dispersèrent dans toutes les directions, lançant encore leurs casquettes en l’air, sifflant tandis qu’elles montaient en tournoyant et criant :
« Hourrah ! »
Et ils poussèrent trois rugissements pour conspuer Dolan le crâne chauve, et trois bans pour Conmee137, et le proclamèrent le plus chic recteur qu’on eût jamais vu à Clongowes.
Les acclamations s’évanouirent dans l’air gris et doux. Il était seul. Il était heureux et libre ; mais il n’en serait pas plus fier devant le père Dolan. Il serait très sage et obéissant138 ; et il aurait voulu pouvoir faire quelque chose de gentil pour le préfet afin de lui montrer qu’il n’était pas orgueilleux.
L’air était doux et gris et tiède, et le soir venait. Il y avait dans l’air l’odeur du soir, l’odeur de ces champs où les garçons arrachaient des navets pour les peler et les manger, lorsqu’ils allaient se promener du côté de chez le major Barton, l’odeur du petit bois derrière le pavillon où il y avait des noix de galle.
Ses camarades s’entraînaient à faire des long shies, des bowling lobs, des slow twisters139. Dans le silence doux et gris, il entendait le choc des balles ; et, de-ci delà, à travers l’air tranquille, venait le son des battes de cricket ; pic-pac-poc-puc : comme les gouttes d’eau d’une fontaine tombant doucement dans la vasque débordante.
CHAPITRE II
Oncle Charles1 faisait usage de carottes d’un tabac si noir, qu’à la longue son neveu lui proposa de se livrer à sa fumerie matinale dans un petit appentis au bout du jardin.
« Très bien, Simon. Beau fixe, Simon, répondit le vieillard d’un air placide. Où il te plaira. L’appentis fera bien mon affaire. Ce sera plus salubre. »
M. Dedalus déclara avec franchise :
« Que le diable m’emporte si je comprends comment vous pouvez fumer du tabac aussi infect ! On dirait de la poudre à canon, ma parole !
– Il est fort agréable, Simon,