resté silencieux, dit avec calme :
« Vous vous trompez tous. »
Tous se retournèrent vers lui, avides.
« Pourquoi ?
– Tu sais ?
– Qui te la dit ?
– Raconte, Athy ! »
Athy leva le doigt dans la direction du terrain où Simon Moonan marchait tout seul, lançant du pied un caillou devant lui.
« Demandez à celui-là », dit Athy.
Les autres regardèrent de ce côté, puis ils dirent :
« Pourquoi à lui ?
– Il en est ? »
Athy baissa la voix et dit :
« Vous ne savez pas pourquoi ils ont filé ? Je vais vous le dire, mais vous ferez semblant de ne rien savoir.
– Raconte, Athy ! Allons ! Tu peux bien, si tu le sais ! »
Il se tut un moment, et puis dit d’un air mystérieux : « On les a surpris avec Simon Moonan et Boyle le Défenseur116, un soir dans les cabinets. »
Les autres le regardèrent et demandèrent :
« On les a surpris ?
– Qu’est-ce qu’ils faisaient ? »
Athy dit :
« Ils se touchaient117. »
Tous restèrent silencieux, puis Athy ajouta :
« Et c’est pour ça. »
Stephen regarda les visages des autres, mais ils regardaient tous par-delà le terrain. Il avait besoin d’interroger quelqu’un. Qu’est-ce que cela voulait dire, qu’ils se touchaient dans les cabinets ? Pourquoi les cinq garçons de la grande classe s’étaient-ils sauvés à cause de cela ? C’était pour rire, pensa-t-il. Simon Moonan avait de beaux habits et un soir il avait montré à Stephen une boule de bonbons fondants que les joueurs de football avaient fait rouler jusqu’à lui sur le tapis au milieu du réfectoire, tandis qu’il se tenait à la porte. C’était le soir du match contre l’équipe de Bective ; la boule était faite exactement comme une pomme rouge et verte, seulement elle s’ouvrait et elle était pleine de bonbons fondants. Et Boyle un jour avait dit que l’éléphant avait deux défenseurs, au lieu de dire deux défenses, c’est pourquoi on l’appelait Boyle le Défenseur ; mais quelques-uns l’appelaient Lady Boyle, parce qu’il était toujours en train de se limer les ongles.
Eileen aussi avait des mains longues, fines, fraîches et blanches, parce qu’elle était une fille. Ses mains étaient comme de l’ivoire, mais tendres. C’était cela que voulait dire Tour d’Ivoire, mais les protestants ne comprenaient pas cela et ils s’en moquaient118. Un jour il se tenait près d’elle, regardant les jardins de l’hôtel. Un domestique était en train de faire monter des pavillons le long d’un mât, et un fox-terrier courait sur la pelouse ensoleillée. Elle avait mis sa main dans la poche de Stephen, où il tenait sa main à lui, et il avait senti combien la main d’Eileen était fraîche, fine et douce. Elle avait dit que c’était drôle d’avoir des poches, et puis tout à coup elle s’était dégagée et s’était mise à courir sur la pente au tournant de l’allée119. Ses cheveux blonds ruisselaient derrière elle comme de l’or au soleil. Tour d’Ivoire, Maison d’Or. En réfléchissant aux choses, on arrive à les comprendre.
Mais pourquoi dans les cabinets ? On va là quand on a un besoin. C’est tout en grosses plaques d’ardoise où l’eau s’égoutte toute la journée par de petits trous d’épingle et il y a là une odeur bizarre d’eau croupie. Derrière la porte d’un des cabinets, il y a un dessin au crayon rouge représentant un homme barbu en costume romain avec une brique dans chaque main et, en bas, la légende :
Balbus construisait un mur120.
Des élèves ont dessiné cela pour s’amuser. La figure est drôle, mais cela a bien l’air d’un homme à barbe. Sur le mur d’un autre cabinet il y a une inscription en belle écriture ronde :
Jules César est l’auteur de la Belle Calicot121.
Peut-être était-ce pour cela qu’ils étaient allés là, parce que c’est un endroit où les garçons écrivent des choses pour s’amuser ? C’était drôle, tout de même, ce qu’Athy avait dit, et la façon dont il l’avait dit. Ça n’était pas pour rire, puisqu’ils s’étaient sauvés. Il se mit à regarder, comme les autres, par-delà le terrain, et commença à se sentir effrayé.
Enfin Fleming dit :
« Et nous allons tous être punis à cause de ce que les autres ont fait ?
– Je ne reviendrai plus ici, je vous le garantis ! dit Cecil Thunder. Trois jours de silence au réfectoire et six et huit coups de férule à tout propos122…
– Oui, dit Wells. Et puis, ce vieux Barrett a une nouvelle façon de plier son bulletin de punition, de sorte qu’on ne peut pas l’ouvrir et le replier ensuite, quand on veut voir combien de coups de férule on va recevoir. Je ne reviendrai pas, moi non plus.
– Oui, dit Cecil Thunder, et puis le préfet des études était ce matin en grammaire deux.
– Faisons une émeute, dit Fleming. On y va ? »
Tous se taisaient, l’air était calme, on entendait les battes de cricket, mais plus doucement qu’avant : pic-poc.
Wells demanda :
« Qu’est-ce qu’on va leur faire ?
– Simon Moonan et le Défenseur auront le fouet, dit Athy, et les grands devront choisir : fouettés ou expulsés.
– Qu’est-ce qu’ils choisissent ? demanda l’élève qui avait parlé le premier.
– Tous choisissent l’expulsion, excepté Corrigan, répondit Athy. Il sera fouetté par M. Gleeson.
– C’est Corrigan, ce grand costaud ? dit Fleming. Eh bien, il en prendrait deux comme Gleeson123.
– Je sais bien pourquoi, dit Cecil Thunder. Il a raison et les autres ont tort ; parce que les coups de fouet, ça s’oublie au bout de quelque temps, mais un élève qui a été expulsé du collège reste connu pour ça toute sa vie. Et puis, Gleeson ne va pas le fouetter bien fort.
– C’est son intérêt, de ne pas le faire, dit Fleming.
– Je ne voudrais pas être à la place de Simon Moonan ou du Défenseur, dit Cecil Thunder, mais je ne crois pas qu’ils seront fouettés. Peut-être on les fera monter pour deux fois neuf coups124.
– Non, non, dit Athy. Ils en auront tous les deux, à l’endroit sensible ! »
Wells se frotta et dit d’une voix larmoyante :
« Lâchez-moi, monsieur, s’il vous plaît ! »
Athy ricana et releva les manches de sa veste en disant :
Il n’y a rien à faire,
Tu auras du bâton !
À bas le pantalon !
Prépare ton derrière !
Les garçons riaient ; mais Stephen devinait qu’ils avaient un peu peur. Dans le silence de l’air gris et doux, il entendait les battes de cricket, de-ci de-là : poc. Cela, c’était le son qu’on entendait ; mais si on en recevait le coup, on sentirait la douleur. La férule produisait un son aussi, mais pas le même. Les garçons disaient qu’elle était en baleine et en cuir, avec du plomb à l’intérieur ; il se demandait quelle sorte de douleur elle provoquait. Il y avait différentes sortes de douleurs pour différentes sortes de sons. Une baguette longue et mince rendait un son aigu et sifflant, et il se demandait quelle douleur cela pouvait causer… Cette pensée lui donnait un frisson froid, de même que les propos d’Athy. Qu’y avait-il donc de risible là-dedans ? Cela le faisait frémir ; mais c’était là le frisson qu’on sent toujours en enlevant sa culotte. C’est la même chose au bain, quand on se déshabille. Il se demandait qui devait enlever la culotte, le maître ou bien le garçon lui-même ? Oh ! comment pouvaient-ils en rire comme ça ?
Il regarda les manches retroussées d’Athy et ses mains osseuses, tachées d’encre. Athy avait retroussé ses manches pour montrer comment M. Gleeson allait faire. Mais M. Gleeson avait des manchettes rondes et brillantes, des poignets propres et blancs, des mains grassouillettes et blanches avec des ongles longs et pointus. Peut-être les soignait-il comme Lady Boyle. Mais c’étaient des ongles terriblement longs et pointus. Ils étaient si longs, si cruels, et pourtant les mains grassouillettes et blanches n’étaient pas cruelles, mais douces. Bien qu’il tremblât de froid et de peur en pensant aux ongles cruels et longs, au son aigu et sifflant de la baguette et au frisson qu’on sentait au bout de sa chemise en se déshabillant, il éprouvait au-dedans de lui une sensation de plaisir étrange et calme en pensant à ces mains grasses et blanches, propres et fortes et douces. Il pensa à ce que Cecil Thunder avait dit : « M. Gleeson ne fouettera pas Corrigan bien fort. » Et Fleming avait ajouté que c’était son propre intérêt de ne pas le faire. Mais ce n’était pas pour cela.
Une voix cria à l’autre bout du terrain :
« On rentre ! »
D’autres voix reprirent :
« On rentre ! On rentre ! »
Pendant la leçon d’écriture, il resta les bras croisés, écoutant le léger grattement des plumes. M. Harford allait et venait, faisant de petites marques au crayon rouge, s’asseyant parfois à côté d’un élève pour lui montrer comment il fallait tenir sa plume. Stephen avait essayé d’épeler la ligne inscrite en tête sur le tableau, bien qu’elle lui fût familière ; c’était la dernière ligne du livre : « Le zèle sans prudence est pareil au navire sans direction. » Mais les contours des lettres étaient comme de petits fils imperceptibles, et Stephen était obligé de fermer son œil droit – fort, fort – et de fixer avec l’œil gauche pour pouvoir distinguer toutes les courbes de la majuscule.
M. Harford était très gentil et ne se mettait jamais en colère. Tous les autres professeurs se mettaient dans des colères épouvantables. Mais pourquoi Stephen et ses camarades devaient-ils supporter les conséquences de ce que les élèves de la division des grands avaient fait ? Wells disait qu’ils avaient pris du vin dans