appliqua sa main à son œil et poussa un cri rauque de douleur.
« Ô Jésus, Marie, Joseph ! fait-elle. Me v’là aveugle ! aveugle, et néyée ! »
Il s’interrompit dans un accès de toux et de rire, répétant :
« Je suis complètement aveugle ! »
M. Dedalus riait bruyamment et se rejetait en arrière sur sa chaise, tandis qu’oncle Charles hochait la tête.
Dante avait l’air terriblement fâchée et répétait pendant qu’ils riaient :
« Charmant ! Ha ! charmant ! »
Ce n’était pas charmant de cracher dans l’œil de la femme. Mais quel était le nom dont cette femme avait appelé Kitty O’Shea et que M. Casey ne voulait pas répéter ? Stephen imagina M. Casey marchant à travers la foule et faisant des discours du haut d’un camion. C’était pour cela qu’il avait été en prison. Stephen se rappelait qu’un soir le gendarme O’Neill était venu chez eux et se tenait dans le vestibule, parlant à voix basse avec son père et mâchant nerveusement la jugulaire de son képi. Ce soir-là, M. Casey n’alla pas à Dublin par le train ; une voiture était venue jusqu’à leur porte et Stephen avait entendu son père qui expliquait quelque chose au sujet de la route de Cabinteely102.
Il était partisan de l’Irlande et de Parnell, et son père aussi. Dante aussi, puisqu’un soir, à la musique de l’esplanade, elle avait frappé un monsieur sur la tête avec son parapluie, sous prétexte qu’il avait enlevé son chapeau au moment où l’orchestre s’était mis à jouer God save the Queen, à la fin du concert103.
M. Dedalus proféra un grognement de mépris.
« Ah ! John, dit-il : ils sont dans le vrai. Nous sommes une malheureuse race opprimée par les prêtres, nous l’avons toujours été et nous le resterons jusqu’à la fin de l’histoire. »
Oncle Charles secouait la tête, disant :
« Vilaine affaire ! vilaine affaire ! »
M. Dedalus répéta :
« Une race opprimée par les prêtres et abandonnée de Dieu. »
Il montra le portrait de son grand-père sur le mur à sa droite.
« Voyez-vous ce vieux gaillard-là, John ? dit-il. C’était un bon Irlandais du temps où ça ne rapportait pas. Il a été condamné à mort comme blanc104, mais au sujet de nos braves cléricaux, il avait coutume de dire qu’il ne laisserait jamais un seul d’entre eux fourrer les pieds sous la table de sa salle à manger105. »
Dante interrompit avec colère :
« Si nous sommes une race opprimée par les prêtres, nous devrions en être fiers ! Les prêtres sont la prunelle de Dieu. “ Ne les touchez pas, dit le Christ, car ils sont la prunelle de mes yeux106. ”
– Alors, faut-il cesser d’aimer notre patrie ? demanda M. Casey. Faut-il renoncer à suivre l’homme qui est fait pour nous diriger ?
– Un traître à sa patrie ! répliqua Dante. Un traître ! un adultère ! Les prêtres ont eu raison de l’abandonner. Les prêtres ont toujours été les fidèles amis de l’Irlande.
– Ah, vraiment ? » dit M. Casey.
Il laissa tomber son poing sur la table et, fronçant les sourcils avec colère, se mit à lever ses doigts l’un après l’autre.
« Est-ce que les évêques d’Irlande ne nous ont pas trahis à l’époque de l’Union, lorsque l’évêque Lanigan est allé faire acte de soumission devant le marquis Cornwallis107 ? Est-ce que les évêques et les prêtres n’ont pas vendu les revendications de leur pays en 1829, en échange de l’émancipation catholique108 ? Est-ce qu’ils n’ont pas dénoncé le mouvement des fénians du haut de leur chaire et du fond des confessionnaux109 ? Et n’ont-ils pas profané les cendres de Terence Bellew MacManus110 ? »
Son visage flambait de courroux et Stephen sentait le feu monter à ses propres joues sous l’excitation de ces paroles. M. Dedalus fit entendre un gros rire méprisant :
« Eh, par Dieu ! cria-t-il, j’oubliais ce petit vieux Paul Cullen. Encore une prunelle des yeux du Seigneur ! »
Dante se pencha par-dessus la table et cria à M. Casey :
« Ils ont raison ! ils ont raison ! Ils ont toujours eu raison ! Dieu, la morale et la religion avant tout ! »
Mme Dedalus lui dit, en voyant son agitation :
« Madame Riordan, ne vous échauffez pas à leur répondre !
– Dieu et la religion avant tout le reste ! criait Dante. Dieu et la religion avant le monde ! »
M. Casey leva son poing serré et le laissa retomber sur la table avec fracas.
« Fort bien, cria-t-il d’une voix rauque, si nous en sommes là, alors pas de Dieu pour l’Irlande !
– John ! John ! » s’écria M. Dedalus saisissant son ami par la manche de sa jaquette.
Le regard de Dante passait par-dessus la table ; ses joues tremblaient. M. Casey se leva péniblement de sa chaise et se pencha vers elle, écartant l’air de devant ses yeux avec une main, comme s’il arrachait une toile d’araignée.
« Pas de Dieu pour l’Irlande ! criait-il. Nous n’avons eu que trop de Dieu en Irlande ! Hors d’ici, Dieu !
– Blasphémateur ! démon ! » glapit Dante, bondissant sur ses pieds et presque crachant dans la figure de M. Casey.
Oncle Charles et M. Dedalus forcèrent M. Casey à se rasseoir, en le raisonnant de chaque côté. Il fixait devant lui le regard de ses yeux sombres et ardents, en répétant :
« Hors d’ici, je vous dis ! »
Dante repoussa violemment sa chaise et quitta la table, laissant tomber son rond de serviette qui roula lentement le long du tapis et vint s’arrêter contre le pied d’une bergère. M. Dedalus se leva vivement et la suivit vers la porte À la porte, Dante se retourna brusquement et cria à travers la pièce, les joues écarlates et tremblant de rage :
« Démon de l’enfer ! Nous l’avons vaincu ! Nous l’avons écrasé ! Satan ! »
La porte claqua derrière elle. M. Casey, dégageant ses bras de ceux qui le tenaient, laissa soudain tomber sa tête dans ses mains avec un sanglot de douleur.
« Pauvre Parnell ! cria-t-il : mon roi défunt ! »
Il sanglotait bruyamment, amèrement. Stephen leva son visage terrifié et vit que les yeux de son père étaient pleins de larmes.
*
Les élèves causaient par petits groupes.
L’un d’eux dit :
« On les a attrapés près du mont de Lyons111.
– Qui ça ?
– M. Gleeson et le vice-recteur. Ils étaient en voiture. »
Le même élève ajouta :
« C’est un des grands qui me la dit. »
Fleming demanda :
« Dis donc, pourquoi s’étaient-ils sauvés ?
– Je sais bien pourquoi, dit Cecil Thunder ; ils avaient chipé de l’argent dans la chambre du recteur.
– Qui c’est qui l’a chipé ?
– Le frère de Kickham. Et puis ils ont partagé. »
Mais alors, c’était un vol. Comment avaient-ils pu faire cela ?
« Tu m’as l’air joliment renseigné, Thunder ! dit Wells. Moi je sais pourquoi ils ont filé.
– Dis-le alors.
– On me l’a défendu, dit Wells.
– Allons, Wells, firent-ils tous ensemble. Tu peux bien nous le raconter ! On ne le dira pas. »
Stephen avança la tête pour écouter. Wells regarda s’il ne venait personne. Puis il dit sur un ton confidentiel :
« Vous savez, le vin pour la communion, qu’on garde dans l’armoire de la sacristie ?
– Oui !
– Eh bien, ils l’ont bu, et on a découvert ceux qui l’ont fait, à cause de l’odeur. C’est pour ça qu’ils se sont sauvés, si vous tenez à le savoir. »
L’élève qui avait parlé le premier dit :
« Oui, c’est bien ce que m’avait dit le grand. »
Tous les garçons gardaient le silence. Stephen restait parmi eux, craignant de parler, écoutant. Un vague malaise de terreur lui enlevait ses forces. Comment avaient-ils pu faire cela ? Il pensa à la sacristie sombre et silencieuse. Il y avait là des armoires de bois sombre où les surplis tuyautés reposaient, paisiblement pliés. Ce n’était pas la chapelle, et cependant on n’y parlait qu’à mi-voix, c’était un lieu sacré. Il se rappelait le soir d’été où on l’avait conduit là, pour l’habiller en thuriféraire, le soir de la procession vers le petit autel dans la forêt. C’était un lieu étrange et sacré. Le garçon qui portait l’encensoir l’avait secoué par la chaîne du milieu pour ranimer le charbon. Cela s’appelait de la braise ; cela avait flambé doucement lorsque le garçon l’avait agitée avec précaution, et il s’en était dégagé une légère odeur acide. Et puis, tout le monde étant prêt, il avait tendu la navette au recteur, et le recteur avait jeté une cuillerée d’encens là-dedans et cela s’était mis à siffler sur les charbons rouges112.
Les garçons s’entretenaient par petits groupes, de-ci de-là, dans les cours. Il lui semblait qu’ils avaient tous rapetissé : c’était parce qu’un cycliste l’avait renversé, la veille ; un élève de seconde grammaire. Il avait été repoussé par la bicyclette de ce garçon sur la piste de cendrée, ses lunettes s’étaient cassées en trois morceaux et un peu de poussière de mâchefer lui était entré dans la bouche.
C’était pour cela que les garçons lui paraissaient plus petits, plus éloignés, et les poteaux si fins et si lointains, et le ciel doux et gris si haut. Mais il n’y avait pas de partie sur le terrain de football, parce qu’on allait jouer au cricket113 : quelques-uns disaient que le moniteur serait Barnes, d’autres que ce serait Flowers. Tout le long des terrains on jouait au rounders114 et on s’entraînait à faire des twisters, des lobs115 ; et de tous côtés arrivait le bruit des battes à travers l’atmosphère grise et douce. Cela faisait pic, pac, poc, pac, – petites gouttes d’eau d’une fontaine tombant lentement dans la vasque débordante.
Athy, qui était