royaume ou pour l’amour d’une femme. Moi qui vous parle, j’ai connu des provocations, des tentations tellement au-dessus des forces humaines, que j’ai été heureux de pouvoir comme vous me confier à la garde de Dieu. C’est grâce à ce secours journellement imploré que nous pouvons, vous et moi, marcher aujourd’hui côte à côte avec une conscience qui ne nous reproche rien.
– J’avais toujours entendu dire que Votre Altesse était la bravoure même, fit l’agent, mais j’ignorais que le prince Florizel fût religieux en outre. Ce qu’il dit là est bien vrai. Oui, le monde est un champ de bataille et on y rencontre de rudes épreuves.
– Nous voici au milieu du pont, dit Florizel ; appuyez-vous au parapet et regardez. De même que les eaux courent et se précipitent, de même les passions et les circonstances compliquées de la vie emportent dans leur torrent l’honneur des cœurs faibles. Je veux vous raconter une histoire.
– Aux ordres de Votre Altesse », répondit l’agent.
Et, imitant le prince, il s’accouda sur le parapet. La ville était déjà endormie ; tout faisait silence ; sans les nombreuses lumières et la silhouette des maisons qui se dessinait sur le ciel étoilé, ils auraient pu se croire dans une campagne solitaire.
« Un officier, commença Florizel, un homme plein de courage et de mérite, qui avait su déjà s’élever à un rang éminent et conquérir l’estime de ses concitoyens, visita, dans une heure funeste, les collections de certain prince indien. Là, il vit un diamant d’une beauté si extraordinaire que dès lors une seule pensée remplit son esprit et dévora sa vie pour ainsi dire ; honneur, amitié, réputation, amour de la patrie, il se sentit prêt à tout sacrifier pour posséder ce morceau de cristal étincelant. Pendant trois années il servit un potentat à demi barbare comme Jacob servit Laban ; il viola les frontières, il se rendit complice de meurtres, d’attentats de toute sorte, il fit condamner et exécuter un de ses frères d’armes qui avait eu le malheur de déplaire au Rajah par son honnête indépendance ; finalement, à une heure où la patrie était en danger, il trahit un des corps qui lui étaient confiés et le laissa écraser par le nombre. À la fin de tout cela, il avait récolté une magnifique fortune et il revint chez lui rapportant le diamant si longtemps envié.
« Des années se passèrent, et un jour le diamant s’égara d’aventure. Il tomba entre les mains d’un jeune étudiant, simple, laborieux, se destinant au sacerdoce et promettant déjà de se distinguer dans cette carrière de dévouement. Sur lui aussi, le mauvais sort est jeté aussitôt ; il abandonne tout, sa vocation, ses études, et s’enfuit avec le joyau corrupteur en pays étranger. L’officier a un frère, homme audacieux et sans scrupules, qui découvre le secret du jeune ecclésiastique. Celui-là va-t-il prévenir son frère, avertir la police ? Non, le charme diabolique agira encore sur lui, il veut posséder seul le trésor. Au risque de le tuer, il endort au moyen d’une drogue le clergyman, attiré dans sa maison par une ruse, et il profite de cette torpeur pour lui voler sa proie.
« Après une suite d’incidents qui seraient ici sans intérêt, le diamant passe aux mains d’un autre homme, qui, terrifié de ce qu’il voit, le confie à un personnage haut placé et à l’abri de tout reproche…
« L’officier, continua Florizel, s’appelle Thomas Vandeleur ; la pierre précieuse et funeste, c’est le diamant du Rajah, et ce diamant, vous l’avez devant vos yeux, ajouta-t-il en ouvrant brusquement la main. »
L’agent recula, éperdu, avec un grand cri.
« Nous avons parlé de corruption, reprit Florizel ; pour moi cet objet est aussi repoussant que s’il grouillait de tous les vers du sépulcre, aussi odieux que s’il était formé de sang humain, du sang de tant d’innocents qui coula par sa faute ; ses feux sont allumés au feu de l’enfer, et, quant aux crimes, aux trahisons qu’il a pu suggérer dans les siècles passés, l’imagination ose à peine les concevoir. Depuis trop d’années il a rempli sa noire mission, c’est assez de vies sacrifiées, c’est assez d’infamies. Toutes choses ont un terme, le mal comme le bien, et, quant à ce diamant, que Dieu me pardonne si j’agis mal, mais il verra ce soir la fin de son empire. »
Ce disant, Florizel fit un mouvement rapide de la main, le diamant décrivit un arc lumineux, puis alla tomber dans la Seine. L’eau jaillit alentour et il disparut.
« Amen, dit gravement le royal justicier, j’ai tué un basilic.
– Qu’avez-vous fait ! s’écria en même temps l’agent de police, hors de lui. Je suis un homme perdu.
– Bon nombre de gens bien placés à Paris pourraient vous envier votre ruine, repartit le prince avec un sourire.
– Hélas ! Votre Altesse me corrompt, moi aussi, après tout !
– Que voulez-vous, je n’y pouvais rien ! Maintenant, allons à la Préfecture. »
Peu après, le mariage de Francis Scrymgeour et de miss Vandeleur fut célébré sans bruit, le prince faisant office de témoin. Les deux Vandeleur ont eu vent, sans doute, du sort de leur butin, car d’énormes travaux de draguage dans la Seine font l’étonnement et la joie des flâneurs ; ces travaux pourront continuer longtemps, puisqu’une mauvaise chance a voulu jusqu’ici qu’on opérât sur l’autre bras de la rivière. Quant au prince, ce sublime personnage ayant maintenant joué son rôle, il peut, avec « l’auteur arabe », disparaître dans l’espace. Pourtant, si le lecteur désire des informations plus précises, je suis heureux de lui faire savoir qu’une récente révolution a précipité Florizel du trône de Bohême, par suite de ses absences prolongées et de son édifiante négligence en ce qui concernait les affaires publiques. Il tient à présent, dans Rupert-Street, une boutique de cigares très fréquentée par d’autres réfugiés étrangers. Je vais là de temps en temps fumer et causer un brin, et je trouve toujours en lui l’être magnanime qu’il était aux jours de sa prospérité ; il conserve derrière son comptoir un port olympien, et bien que la vie sédentaire commence à marquer sous son gilet, il est encore incontestablement le plus beau des marchands de tabac de Londres.
Cet ouvrage est le 463ème publié
dans la collection À tous les vents
par la Bibliothèque électronique du Québec.
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est la propriété exclusive de
Jean-Yves Dupuis.
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[1] Un recueil de nouvelles, récemment paru, The Merry men, and other tales and fables, tient toutes les promesses de Doctor Jekyll. Les terribles problèmes de l’hérédité, de la démence, de la responsabilité humaine y sont traités avec puissance sous une forme brève et poignante, fantastique à demi.