il s’installa dans un modeste hôtel fréquenté par des Anglais et des Italiens, et là, il résolut de se perfectionner dans la connaissance de la langue française. À cet effet, il prit un maître deux fois par semaine, engagea de longues conversations avec des personnes errantes dans les Champs-Élysées et fréquenta tous les théâtres. Ses habits avaient été renouvelés, il se faisait raser et coiffer chaque matin, ce qui lui donnait un air étranger et semblait effacer la vulgarité des années écoulées. Enfin le fameux samedi arriva ; il se rendit au bureau du Théâtre Français. À peine eut-il dit son nom qu’un employé lui remit le coupon dans une enveloppe dont l’adresse était encore humide.
« On vient de le prendre à l’instant, dit ce personnage.
– Vraiment ! s’écria Francis. Puis-je vous demander quelle mine avait le monsieur qui est venu ?
– Oh ! votre ami n’est pas difficile à peindre. C’est un beau vieillard, grand et fort, à cheveux blancs, et portant au travers du visage une cicatrice de coup de sabre. Un homme ainsi marqué se laisse reconnaître.
– Sans doute ; merci de votre obligeance.
– Il ne doit pas être bien loin ; en vous dépêchant vous pourrez peut-être le rejoindre. »
Francis ne se le fit pas répéter deux fois et, s’élançant hors du théâtre, il plongea ses regards avidement dans toutes les directions. Malheureusement plus d’un homme à cheveux blancs était en vue, et, bien qu’il se mit en devoir de les rattraper tous les uns après les autres, pas un n’avait le coup de sabre. Pendant près d’une demi-heure il explora les rues du voisinage, jusqu’à ce que, reconnaissant la folie de cette recherche, il pensa qu’une promenade serait le moyen le meilleur pour calmer son émotion ; car le brave garçon avait été profondément troublé par cette quasi-rencontre avec celui qui était, il n’en pouvait douter, l’auteur de ses jours.
Le hasard le conduisit par la rue Drouot et la rue des Martyrs jusqu’au boulevard extérieur, et ce hasard-là le servit mieux que tous les calculs ; bientôt, en effet, il aperçut deux hommes qui, assis sur un banc, semblaient absorbés dans un dialogue des plus animés. L’un était jeune, brun, de belle apparence et portait, malgré son habit séculier, le sceau indélébile de l’ecclésiastique ; l’autre répondait en tous points à la description donnée par l’employé du théâtre. Francis sentit son cœur battre à se rompre dans sa poitrine il allait entendre la voix de son père ! Faisant un détour, il vint sans bruit s’asseoir derrière le couple en question, qui, tout entier à ses affaires, ne prit pas garde à lui. La conversation avait lieu en anglais.
« Vos soupçons perpétuels commencent à m’ennuyer, Rolles, disait le vieillard. Je fais ce que je peux, vous dis-je ; un homme ne se procure pas des millions en un jour. D’ailleurs de quoi vous plaignez-vous ? Ne vous ai-je pas écouté par pure complaisance, vous, un étranger, et ne vivez-vous pas de mes générosités ?
– Dites de vos avances, Mr. Vandeleur, répliqua vertement le jeune homme.
– Avances, si vous voulez, et intérêt au lieu de complaisance si vous le préférez, fit le vieillard d’un ton irrité. Je ne suis pas ici pour chicaner sur des mots. Les affaires sont les affaires, et je vous rappellerai que les vôtres sont trop louches pour les airs que vous prenez. Fiez-vous à moi ou adressez-vous à un autre ; mais, de grâce, trêve à vos jérémiades.
– J’apprends à connaître le monde, dit le jeune homme, et je vois maintenant que si vous avez beaucoup de motifs pour me duper, vous n’en avez aucun, en revanche, pour agir honnêtement. Moi non plus, je n’éplucherai pas les mots : c’est pour vous-même que vous voulez le diamant ; vous le savez bien, osez dire le contraire !… N’avez-vous pas déjà contrefait ma signature et fouillé mon logement en mon absence ? Je comprends la raison de tous ces délais ; vous guettez votre proie, parbleu, chasseur de diamant, et par moyens honnêtes ou non vous l’aurez ! Il faut que cela cesse, vous dis-je ; ne me poussez pas à bout ou je vous promets une surprise de ma façon.
– C’est bien à vous de menacer ! répondit Vandeleur. Deux autres, vous le savez, peuvent se donner ce plaisir. Mon frère est à Paris, la police est sur ses gardes, et, si vous persistez à me fatiguer de vos plaintes, je vous préparerai aussi une petite surprise, Mr. Rolles ; mais la mienne sera unique et bonne. Comprenez-vous, ou faut-il vous parler hébreu ? Toutes choses ont des bornes et ma patience aussi. Mardi à sept heures, pas un jour, pas une heure, pas une seconde avant, quand il s’agirait de vous sauver la vie ; et, si vous ne voulez pas attendre, allez au diable ; bon voyage. »
Ce disant, le dictateur se leva ; secouant la tête et brandissant sa canne d’un air furieux, il se mit en marche dans la direction de Montmartre, tandis que son compagnon demeurait assis sur le banc dans l’attitude d’un découragement profond.
Quant à Francis, comment dire sa consternation, son épouvante ? L’espérance et la tendresse qui agitaient son cœur au moment où il s’était assis sur ce banc avaient fait place à l’horreur, au désespoir le plus complet ; sa pensée se porta involontairement vers le vieux Scrymgeour, qui lui apparut comme un père autrement bon et respectable que cet intrigant irascible et dangereux. Néanmoins il garda sa présence d’esprit, et, sans perdre une minute, s’élança sur les pas du vieillard balafré, à qui la colère semblait donner des ailes. Absorbé dans des pensées furieuses, John Vandeleur marchait sans songer à regarder derrière lui. Il s’arrêta très haut dans la rue Lepic, devant une maison à deux étages garnie de persiennes vertes ; de là on devait dominer tout Paris et jouir de l’air pur des hauteurs. Toutes les fenêtres donnant sur la rue étaient hermétiquement closes ; quelques arbres montraient leur tête par-dessus un mur élevé que hérissaient des pointes de fer ; John Vandeleur tira une clef de sa poche, ouvrit une porte et disparut.
Une fois seul, Francis s’arrêta et regarda autour de lui. Le quartier était désert et l’hôtel isolé au milieu du jardin ; il devenait impossible de continuer l’espionnage. Pourtant, un examen plus attentif lui fit remarquer que le pignon d’une grande maison située à quelques pas de là donnait sur le jardin, et que dans ce pignon une fenêtre était percée. Il interrogea la façade et vit suspendu un écriteau : Chambres non meublées à louer au mois. Il s’informa ; la chambre ayant vue sur le jardin se trouvait précisément vacante. Francis n’hésita pas : il prit cette chambre, paya d’avance et retourna à son hôtel chercher ses bagages.
Que le vieillard au coup de sabre fût ou non son père, que la piste qu’il suivait fût fausse ou non, en tout cas, il avait évidemment mis le doigt sur un noir mystère et il se promit de ne pas quitter son embuscade tant qu’il ne l’aurait point débrouillé.
De la fenêtre de son nouveau logis, Francis dominait complètement le jardin de la maison aux persiennes vertes. Immédiatement en dessous de lui, un assez beau marronnier ombrageait deux tables rustiques sur lesquelles on devait dîner durant les grandes chaleurs de l’été. À part une étroite allée sablée conduisant de la véranda à la porte de la rue, et un petit espace laissé libre entre les tables et la maison, le sol était entièrement recouvert par une végétation épaisse. Posté derrière sa jalousie, car il n’osait l’ouvrir de peur d’attirer l’attention, Francis observait la place sans rien voir de très significatif quant aux mœurs de ses habitants. En somme, c’était un jardin de couvent et la maison avait l’air d’une prison ; on ne pouvait guère déduire de ce fait que des habitudes de retraite et le goût de la solitude. Les persiennes étaient toutes closes, la porte de la véranda fermée, le jardin, autant qu’il en pouvait juger, absolument désert ; une petite fumée bleuâtre, s’échappant discrètement d’une des cheminées, révélait seule la présence d’êtres vivants.
Pour se donner une contenance et ne pas rester oisif, Francis avait acheté une géométrie d’Euclide en français. Assis par terre et appuyé au mur, il se mit à copier et à traduire, le dos de sa valise lui servant de pupitre, car il n’avait ni table ni chaise. De temps à autre il allait jeter un coup d’œil sur la maison aux persiennes vertes : les fenêtres restaient obstinément fermées et le jardin vide.
Sa vigilance persévérante n’était pas récompensée et il commençait à s’assoupir quand, entre neuf et dix heures, un coup de sonnette le tira brusquement de sa torpeur ; il se précipita vers son observatoire et arriva à temps pour entendre grincer des serrures et remuer des chaînes. Mr. Vandeleur, enveloppé d’une robe de chambre de velours noir et coiffé d’un bonnet pareil, se montra ensuite une lanterne à la main, sortit de la véranda et atteignit la porte grillée de la rue. Nouveau bruit de verrous et de ferraille, puis Francis vit le mystérieux vieillard revenir en escortant un individu de mine abjecte.
Une demi-heure après, le visiteur fut reconduit et Mr. Vandeleur, posant sa lanterne sur la table rustique, acheva tranquillement son cigare sous le marronnier. Francis, qui, entre deux branches, ne perdait de vue aucun de ses gestes, crut deviner à ses sourcils froncés et à la contraction de ses lèvres, qu’une pensée pénible le préoccupait. Tout à coup une voix de jeune fille se fit entendre dans