fait, il pourrait reprendre à loisir ses savantes recherches, devenir un étudiant riche, élégant, envié et respecté de tous. Des visions dorées accompagnèrent son repos et il se leva avec le soleil, rafraîchi, le cœur léger.
La maison de Mr. Raeburn devait, ce jour-là, être fermée par la police ; il profita de ce prétexte pour hâter son départ. Préparant gaiement ses bagages, il les transporta à la gare de King’s Cross, laissa tout à la consigne et retourna au club pour y passer l’après-midi.
« Si vous dînez ici ce soir, Rolles, lui dit un de ses amis, vous pourrez voir deux célébrités : le prince Florizel de Bohême et le vieux John Vandeleur.
– J’ai entendu parler du prince, répondit Mr. Rolles, et j’ai rencontré dans le monde le général Vandeleur.
– Le général Vandeleur est un âne ! repartit l’autre. Celui-ci est son frère, l’aventurier le plus hardi, le plus grand connaisseur en pierres précieuses, et l’un des plus fins diplomates de l’Europe. Ignorez-vous son duel avec le duc de Val d’Orge, ses exploits et ses cruautés quand il était dictateur au Paraguay, son habileté pour retrouver les bijoux de sir Samuel Levi, ses services pendant la rébellion des Indes, services dont le gouvernement profita, mais que le gouvernement n’osa pas reconnaître ? En vérité votre étonnement me confond ! Qu’est-ce donc que la renommée ou même l’infamie ? John Vandeleur a des droits exceptionnels à l’une et à l’autre. Descendez vite, prenez une table auprès d’eux et ouvrez vos oreilles. Vous entendrez quelque amusante conversation, ou je me trompe fort.
– Mais comment les reconnaîtrai-je ? demanda le clergyman…
– Les reconnaître ! Mais le prince est le plus beau gentilhomme de toute l’Europe, le seul être vivant qui ait l’air d’un roi ; quant à John Vandeleur, si vous pouvez vous représenter Ulysse à soixante-dix ans et avec un coup de sabre à travers la figure, vous voyez l’homme. Les reconnaître, en vérité ! Mais, vous pourriez les distinguer l’un et l’autre dans la foule, un jour de Derby ! »
Rolles se précipita dans la salle à manger. Son ami avait dit vrai. Il était impossible de méconnaître les deux personnages en question. Le vieux John Vandeleur était d’une force physique remarquable et visiblement usé par une vie agitée. Il n’avait la tenue ni d’un militaire, ni d’un marin, ni même d’un cavalier, mais c’était un composé de tout cela, le résultat et l’expression de maintes habitudes, de maintes capacités diverses. Ses traits étaient hardis et aquilins ; sa physionomie arrogante et rapace ; son air était celui d’un oiseau de proie, d’un homme d’action, violent et sans scrupules ; son abondante chevelure blanche, la profonde cicatrice qui sillonnait son visage, du nez à la tempe, ajoutaient une note de sauvagerie à cette tête déjà menaçante par elle-même.
Dans son noble compagnon, Simon Rolles fut surpris de retrouver le gentleman qui lui avait recommandé d’étudier Gaboriau. Sans doute le prince de Bohême, qui fréquentait rarement le club, dont, comme beaucoup d’autres, il était membre honoraire, attendait John Vandeleur, quand Simon l’avait abordé le soir précédent.
Les autres convives s’étaient discrètement retirés dans les coins de la salle, à distance respectueuse du prince ; mais Rolles ne se laissa retenir par aucun sentiment de déférence ; avec hardiesse il s’installa tranquillement à la table la plus proche. La conversation était neuve pour les oreilles d’un étudiant en théologie. L’ex-dictateur du Paraguay racontait nombre de choses extraordinaires qui lui étaient arrivées dans les différentes parties du monde, et le prince y ajoutait des commentaires plus intéressants encore que les événements eux-mêmes. Un double sujet d’observation était ainsi offert au jeune clergyman, et il ne sut lequel admirer davantage de l’acteur capable de tout ou de l’expert habile qui jugeait si finement la vie, de l’aventurier qui parlait avec audace de ses risques et de ses épreuves ou de l’homme qui, à l’égal d’un dieu, semblait tout savoir et n’avoir rien souffert. La manière d’être de chacun des deux interlocuteurs s’accordait parfaitement avec ses discours. Le vieux despote se laissait aller à des brutalités de geste aussi bien que de langage ; sa main s’ouvrait, se refermait et retombait rudement sur la table ; sa voix était forte et impérieuse. Le prince, au contraire, semblait le type même de la distinction placide ; mais le moindre mouvement, la moindre inflexion, chez lui, avait une signification beaucoup plus grande que la pantomime passionnée de son compagnon. Même lorsque, comme cela devait souvent arriver, il faisait allusion à quelque expérience personnelle, la chose était si adroitement dissimulée qu’elle passait inaperçue.
À la fin, cette curieuse conversation tomba sur les derniers vols commis et sur le diamant du Rajah.
« Ce diamant serait mieux au fond de la mer, fit observer le prince Florizel.
– Comme je suis un Vandeleur, répliqua le dictateur du Paraguay, Votre Altesse doit comprendre que j’exprime un avis contraire.
– Je parle au point de vue de la morale publique, poursuivit le prince. Des joyaux d’un tel prix devraient être réservés pour la collection d’un prince ou le Trésor d’une grande nation. Les faire passer dans les mains du commun des mortels, c’est mettre à prix la vertu elle-même. Si le rajah de Kashgar, dont j’ai entendu vanter les lumières, désirait exercer une vengeance éclatante contre ses ennemis d’Europe, il aurait difficilement pu imaginer mieux, pour arriver à l’accomplissement de son projet, que l’envoi de cette pomme de discorde. Il n’est pas d’honnêteté assez robuste pour résister à pareille épreuve. Moi-même, qui ai de grands devoirs et de grands privilèges, moi-même, Mr. Vandeleur, je pourrais à peine manier avec sécurité ce morceau de cristal affolant. Quant à vous, qui êtes un chercheur de diamants, par goût et par profession, je ne crois pas qu’il y ait un seul crime au monde que vous ne soyez prêt à commettre, un ami sur la terre que vous ne soyez disposé à trahir sur-le-champ ; je ne sais si vous avez une famille, mais, en admettant que vous en ayez une, je certifie que vous sacrifieriez même vos enfants, – et tout cela pourquoi ? Non pas pour être plus riche, non pas pour avoir plus de bien-être et plus d’honneurs, mais simplement pour appeler le diamant « vôtre », pendant une année ou deux, jusqu’à votre mort, pour pouvoir, toujours et sans cesse, ouvrir un coffre-fort et le contempler comme on contemple un tableau !
– C’est vrai, répondit Vandeleur. J’ai fait bien des chasses, depuis la chasse à l’homme et à la femme jusqu’à la chasse aux moustiques. J’ai plongé pour avoir du corail, j’ai poursuivi des baleines et des tigres, et je déclare qu’un diamant est la plus belle de toutes les proies. Il a la beauté et la valeur ; lui seul nous récompense réellement des fatigues de la chasse. À l’heure qu’il est, ainsi que Votre Altesse peut l’imaginer, je suis une piste. J’ai un flair sûr, une grande expérience ; je connais chacune des pierres que renferme la collection de mon frère, comme un berger connaît son troupeau. Et que je meure, si je ne les retrouve pas toutes sans exception.
– Sir Thomas Vandeleur vous devra une grande reconnaissance, dit le prince.
– Je n’en suis pas très sûr, riposta le vieux brigand. Un des Vandeleur m’en devra, Thomas ou John, – Pierre ou Paul, nous sommes tous des apôtres.
– Je ne comprends pas bien… » dit le prince avec quelque dégoût.
Au même instant un domestique vint informer Mr. Vandeleur que sa voiture était à la porte.
Mr. Rolles regarda la pendule et vit que, lui aussi, devait s’en aller. Cette coïncidence le frappa d’une façon désagréable, car il désirait ne plus revoir jamais le terrible chercheur de diamants.
Un travail excessif ayant un peu ébranlé ses nerfs, le jeune clergyman avait pris l’habitude de voyager de la façon la plus luxueuse ; cette fois, il avait retenu une place dans le sleeping-car.
« Vous serez à votre aise, dit le conducteur ; il n’y a personne dans le compartiment, seulement un vieux gentleman à l’autre bout. »
L’heure approchant, on examinait les billets, quand Mr. Rolles aperçut son compagnon de voyage, que plusieurs facteurs aidèrent à monter ; certes il n’y avait pas un homme sur la terre dont il n’eût préféré le voisinage, car c’était le vieux John Vandeleur, l’ex-dictateur du Paraguay.
Les sleeping-cars, sur la ligne, étaient divisés en trois compartiments, un à chaque bout pour les voyageurs, et un au centre, muni de tous les aménagements d’un cabinet de toilette. Une porte roulant sur des coulisses séparait chacun des deux premiers du lavabo ; mais, comme il n’y avait ni verrous, ni serrures, on se trouvait, en somme, sur un terrain commun.
Quand Mr. Rolles eut étudié sa position, il se reconnut sans défense. S’il prenait envie au dictateur de lui rendre visite pendant la nuit, il ne pouvait faire autrement que de le recevoir ; il n’avait aucune possibilité de barricade et restait découvert devant l’attaque comme s’il eût été couché au milieu des champs. Cette situation lui causa une véritable angoisse. Il se souvint avec inquiétude des propos cyniques qu’il avait surpris à table, pendant le dîner, de la profession de foi immorale qu’il lui avait entendu faire au prince scandalisé. Il se rappela aussi avoir lu que certaines personnes étaient douées d’une singulière vivacité de perception pour sentir le voisinage de métaux précieux : à travers les murs et même à une distance considérable, dit-on, elles devinent la présence de l’or. Ne pouvait-il en être de même pour les pierreries ? Et, s’il en était ainsi, qui donc était plus apte à posséder ce sens transcendant