dépit de ses précautions. Il paiera cher sa besogne d’aujourd’hui, je vous en réponds.
– Vous feriez mieux d’entrer dans la maison, pour vous laver et vous brosser, continua la servante. Ma maîtresse vous recevra de bon cœur, ne craignez rien. Et je vais ramasser votre chapeau. Mais, Dieu du ciel ! cria-t-elle, si vous n’avez pas semé des diamants tout le long de la route !… »
En effet, une bonne moitié de ce qui lui restait après le pillage de maître Raeburn, était tombé hors de sa poche par la secousse de son saut périlleux, et, une fois de plus, gisait, étincelant sur le sol. Il bénit la fortune de ce que la servante avait eu l’œil prompt. « Rien de si mauvais qui ne puisse être pire », pensa-t-il. Retrouver ces quelques joyaux lui sembla presque une aussi grande affaire que la perte de tout le reste. Mais, hélas ! comme il se baissait pour recueillir ses trésors, le vagabond fit une sortie adroite et inattendue ; d’un mouvement de bras il renversa à la fois Harry et la servante, ramassa deux poignées de diamants et se sauva le long de la rue avec une vélocité incroyable.
Le volé, aussitôt qu’il put se remettre sur ses pieds, essaya de poursuivre son voleur ; mais ce dernier était trop léger à la course et probablement trop bien au courant des lieux, car, de quelque côté qu’il se tournât, le pauvre Hartley n’aperçut aucune trace du fugitif.
Dans le plus profond découragement, il revint sur la scène de ce désastre ; la servante était toujours là ; très honnêtement, elle lui rendit son chapeau et le reste des diamants éparpillés. Harry la remercia de tout son cœur ; n’étant plus d’humeur à faire des économies, il se dirigea vers une station de fiacres et partit pour Eaton Place en voiture.
À son arrivée, la maison semblait en pleine confusion, comme si quelque catastrophe était arrivée dans la famille, et les domestiques, rassemblés sous le porche, ne retinrent pas leur hilarité en voyant la mine piteuse, les habits déguenillés du secrétaire. Il passa devant eux, avec autant de dignité qu’il put en assumer et alla directement au boudoir de sa noble maîtresse. Quand il ouvrit la porte, un spectacle qui ne laissa pas de l’étonner en l’inquiétant fort se présenta devant ses yeux ; car il vit réunis le général et sa femme et, qui l’eût pensé ? Charlie Pendragon lui-même, discutant gravement quelque sujet d’importance ! Harry comprit aussitôt qu’il lui restait peu de chose à expliquer : une confession plénière avait évidemment été faite au général du vol prémédité contre lui et du résultat lamentable de ce projet ; ils s’étaient tous ligués, malgré leurs différends, pour conjurer le danger commun.
« Grâce au ciel ! s’écria lady Vandeleur, le voici ! Le carton, Harry, le carton ! »
Mais Harry se tenait debout, silencieux et désespéré.
« Parlez ! ordonna-t-elle, parlez ! Où est le carton ? »
Et les deux hommes, avec des gestes menaçants, répétèrent la demande.
Harry sortit une poignée de diamants de sa poche. Il était très pâle.
« Voici tout ce qui reste, dit-il ; je jure devant Dieu, qu’il n’y a pas de ma faute, et, si vous voulez avoir un peu de patience, quoique quelques bijoux soient perdus, je le crains bien, pour toujours, d’autres, j’en suis sûr, peuvent encore être retrouvés.
– Hélas ! s’écria lady Vandeleur, tous nos diamants ont disparu, et je dois quatre-vingt-dix mille livres pour mes toilettes !
– Madame, répliqua le général, vous auriez pu faire des dettes pour cinquante fois la somme que vous dites, vous auriez pu me dépouiller de la couronne et de l’anneau de ma mère, que j’aurais peut-être eu la lâcheté de vous pardonner quand même. Mais, vous avez volé le diamant du Rajah, l’œil de la lumière, comme les Orientaux le nommaient poétiquement, l’orgueil de Kashgar ! Vous m’avez pris le diamant du Rajah, cria-t-il en levant les mains vers le ciel, tout est fini entre nous !
– Croyez-moi, général, répondit-elle ; voici un des plus agréables discours que j’aie jamais entendu tomber de vos lèvres ; et, puisque nous devons être ruinés, je pourrai presque bénir ce changement, s’il me délivre de votre présence. Vous m’avez assez souvent répété que je vous avais épousé pour votre argent ; laissez-moi vous dire maintenant que je me suis toujours cruellement repentie de ce marché. Si vous étiez encore à marier, quand vous posséderiez un diamant plus gros que votre tête, je dissuaderais même ma femme de chambre d’une union aussi peu séduisante. Quant à vous, Mr. Hartley, continua-t-elle en se tournant vers le secrétaire, vous avez suffisamment montré dans cette maison vos précieuses qualités ; nous sommes maintenant convaincus que vous manquez totalement de bravoure, de sens commun, et du respect de vous-même ; je n’ai qu’un conseil à vous donner : éloignez-vous sur-le-champ, et ne revenez plus. Pour vos gages, vous pourrez prendre rang comme créancier dans la banqueroute de mon ex-mari. »
Hartley avait à peine compris ces paroles insultantes, que le général lui en adressait d’autres :
« Et en attendant, monsieur, suivez-moi chez le plus proche commissaire de police. Vous pouvez en imposer à un soldat crédule, mais l’œil de la loi lira votre honteux secret. Si, par suite de vos basses intrigues avec ma femme, je dois passer ma vieillesse dans la misère, j’entends du moins que vous ne demeuriez pas impuni. Et le ciel me refusera une très grande satisfaction, si, à partir d’aujourd’hui, monsieur, vous ne triez pas de l’étoupe jusqu’à votre dernière heure. »
Là-dessus, le général poussa Harry hors du salon, lui fit descendre vivement l’escalier et l’entraîna dans la rue, jusqu’au poste de police.
Ici, dit mon auteur arabe, finit la triste Histoire du carton à chapeau. Mais pour notre infortuné secrétaire, cette aventure fut le commencement d’une vie nouvelle et plus honorable. La police se laissa aisément convaincre de son innocence, et, après qu’il eut fourni toute l’aide possible dans les recherches qui suivirent, il fut même complimenté par un des chefs du service des Détectives, pour l’honnêteté et la droiture de sa conduite. Plusieurs personnes s’intéressèrent à ce jeune homme si malheureux ; à peu de temps de là, une tante non mariée, dans le Worcestershire, lui laissa par héritage une certaine somme d’argent. Avec cela, il épousa l’accorte Prudence et s’embarqua pour Bendigo, ou, suivant un autre renseignement, pour Trincomalee, satisfait de son sort et ayant devant lui le meilleur avenir.
Histoire du jeune clergyman
Le Révérend Mr. Simon Rolles s’était fort distingué dans les sciences morales et spécialement dans l’étude de la théologie. Son essai sur « la doctrine chrétienne des devoirs sociaux » lui acquit, au moment de sa publication, une certaine célébrité à l’Université d’Oxford, et c’était chose connue dans les cercles cléricaux que le jeune Mr. Rolles avait en préparation un ouvrage important, un in-folio disait-on, traitant de l’autorité des Pères de l’Église. Ces hautes capacités, ces travaux ambitieux, ne lui valaient cependant aucun avancement ; il attendait sa première cure, quand la promenade fortuite qui le conduisit dans une partie peu fréquentée de Londres, l’aspect paisible et solitaire d’un jardin délicieux, le bas prix, en outre, du logement qui s’offrait, l’amenèrent à fixer sa résidence chez Mr. Raeburn, le pépiniériste de Stockdove Lane.
Ce studieux personnage, Simon Rolles, avait coutume, chaque après-midi, après avoir travaillé sept ou huit heures sur saint Ambroise ou saint Jean Chrysostome, de se promener un peu en rêvant au milieu des roses, et c’était là d’ordinaire un des moments les plus féconds de sa journée. Mais l’amour même de la méditation et l’intérêt des plus graves problèmes ne suffisent pas toujours à préserver l’esprit d’un philosophe des menus chocs et des contacts malsains du monde. Aussi, quand Mr. Rolles trouva le secrétaire du général Vandeleur dans une si étrange situation, les vêtements déchirés, le visage sanglant, en compagnie de son propriétaire, quand il vit ces deux hommes, si peu faits pour être réunis, changer de couleur et s’efforcer d’éluder ses questions, surtout, lorsque le premier nia sa propre identité avec une assurance inqualifiable, oublia-t-il complètement et les Saints et les Pères de l’Église pour céder à un très vulgaire sentiment de curiosité.
« Je ne puis me tromper, pensa-t-il, c’est Mr. Hartley, cela est hors de doute. Comment s’est-il mis dans cet état ? Pourquoi cache-t-il son nom ? Que peut-il avoir à faire avec un Raeburn ? »
Pendant qu’il réfléchissait, une autre particularité attira l’attention de Rolles. La tête du pépiniériste apparut à une fenêtre de la maison, et, par hasard, ses yeux rencontrèrent ceux de l’ecclésiastique. Il parut déconcerté, voire même inquiet, et aussitôt la jalousie fut violemment baissée.
« Tout cela peut être fort innocent, se dit Simon Rolles ; mais j’en doute. Pour craindre autant d’être observés, pour mentir avec cet aplomb, il faut que ces deux individus étrangement accouplés complotent quelque action peu honorable. »
L’inquisiteur qui existe au fond de chacun de nous s’éveilla chez Mr. Rolles et éleva la voix très haut ; d’un pas vif et impatient, qui ne ressemblait guère à sa démarche habituelle, le jeune homme se mit à faire le tour du jardin. Lorsqu’il arriva sur le théâtre de l’escalade de Hartley, ses yeux remarquèrent aussitôt les branches rompues d’un rosier et sur le sol des traces de piétinements. Il regarda en l’air et vit des briques endommagées, même un lambeau de pantalon qui flottait, accroché à un tesson de bouteille. C’était donc là, vraiment, le mode d’introduction choisi par l’intime ami de Mr. Raeburn ! C’était de cette façon que le secrétaire du général Vandeleur venait admirer