par cela même, perdu tous ses droits et tous ses privilèges de femme ? Je reconnais, monsieur, que, par cette action, elle a dérogé autant que possible. Mais pour moi cependant, elle est toujours une Pendragon. Je fais mon affaire de la protéger contre tout outrage indigne, oui, quand vous seriez dix fois son mari ! Je ne supporterai pas que sa liberté soit entravée, ni que l’on maltraite ses messagers.
– Que dites-vous de cela, Mr. Hartley ? rugit le général. Mr. Pendragon est de mon avis, paraît-il ; lui aussi soupçonne lady Vandeleur d’avoir quelque chose à voir dans le chapeau de votre ami. »
Charlie s’aperçut qu’il avait commis une inexcusable bévue, et se hâta de la réparer.
« Comment, monsieur, cria-t-il, je soupçonne, dites-vous ?… Je ne soupçonne rien. Là seulement où je rencontre un abus de force et un homme qui brutalise ses inférieurs, je prends la liberté d’intervenir. »
Comme il disait ces mots, il fit à Harry un signe, que celui-ci, trop stupide ou trop troublé, ne comprit pas.
« Comment dois-je interpréter votre attitude, monsieur ? demanda Vandeleur.
– Mais, monsieur, comme il vous plaira ! » répondit Pendragon.
Le général leva sa canne de nouveau sur la tête de Charlie ; mais ce dernier, quoique boiteux, para le coup avec son parapluie, prit son élan et saisit son adversaire à bras-le-corps.
« Sauvez-vous, Harry, sauvez-vous ! cria-t-il. Sauvez-vous donc, imbécile ! »
Harry demeura pétrifié un moment encore, regardant les deux hommes se colleter dans une furieuse étreinte, puis il se retourna et prit la fuite à toutes jambes. Lorsqu’il jeta un regard derrière lui, il vit le général abattu sous le genou de Charlie, mais faisant encore des efforts désespérés pour renverser la situation ; le parc semblait s’être rempli de monde qui accourait de toutes les directions vers le théâtre du combat. Ce spectacle donna des ailes au secrétaire, il ne ralentit le pas que lorsqu’il eut atteint la route de Bayswater et qu’il se fut jeté au hasard dans une petite rue adjacente.
Voir ainsi deux gentlemen de sa connaissance lutter brutalement corps à corps, qu’il y avait-il de plus choquant ? Harry avait hâte d’oublier ce tableau ; il avait hâte surtout de mettre entre lui et le général la plus grande distance possible ; dans son ardeur, il oublia tout ce qui avait rapport à sa destination et, tête baissée, tout tremblant, il courut droit devant lui. Lorsqu’il se souvint que lady Vandeleur était la femme de l’un de ces gladiateurs et la sœur de l’autre, son cœur s’émut de pitié pour l’adorable femme dont la vie était si douloureuse, et, en face d’événements si violents, sa propre situation dans la maison du général lui parut moins agréable que de coutume.
Il marchait depuis quelque temps plongé dans ces méditations, lorsqu’un léger choc contre un autre promeneur lui rappela le carton qu’il portait sous son bras.
« Ciel ! s’écria-t-il, où avais-je la cervelle ? Où me suis-je égaré ? »
Là-dessus, il consulta l’enveloppe que lady Vandeleur lui avait remise. L’adresse y était, mais sans nom. Harry devait simplement demander « le monsieur qui attendait un paquet envoyé par lady Vandeleur » ; et, si ce monsieur n’était pas chez lui, rester jusqu’à son retour. L’individu en question, ajoutait la note, lui remettrait un reçu écrit de la main même de lady Vandeleur. Tout ceci semblait bien mystérieux ; ce qui étonna surtout Harry, ce fut l’omission du nom et la formalité du reçu. Il avait fait à peine attention à ce mot, lorsqu’il était tombé dans la conversation ; mais, en le lisant de sang-froid et en l’enchaînant à d’autres particularités singulières, il fut convaincu qu’il était engagé dans quelque affaire périlleuse. L’espace d’un moment, il douta de lady Vandeleur elle-même ; car il estimait ces ténébreux procédés indignes d’une grande dame et en voulait surtout à celle-ci d’avoir des secrets pour lui. Mais l’empire qu’elle exerçait sur son âme était trop absolu ; il chassa de pénibles soupçons et se reprocha de les avoir seulement admis.
Sur un point cependant, son devoir et son intérêt, son dévouement et ses craintes étaient d’accord : se débarrasser du carton le plus promptement possible.
Il arrêta le premier policeman venu et lui demanda son chemin. Or, il se trouva qu’il n’était plus très loin du but ; quelques minutes de marche l’amenèrent dans une ruelle, devant une petite maison fraîchement peinte et tenue avec la plus scrupuleuse propreté. Le marteau de la porte et le bouton de la sonnette étaient brillamment polis ; des pots de fleurs ornaient l’appui des fenêtres, et des rideaux de riche étoffe cachaient l’intérieur aux yeux des passants. L’endroit avait un air de calme et de mystère ; Harry en fut impressionné ; il frappa encore plus discrètement que d’habitude et, avec un soin tout particulier, enleva la poussière de ses bottes.
Une femme de chambre, fort avenante, ouvrit aussitôt et regarda le secrétaire d’un œil bienveillant.
« Voici le paquet de lady Vandeleur, dit Harry.
– Je sais, répondit la soubrette, avec un signe de tête. Mais le monsieur est sorti. Voulez-vous me confier cela ?
– Je ne puis, mademoiselle. J’ai l’ordre de ne m’en séparer qu’à une certaine condition, et je crains d’être obligé de vous demander la permission d’attendre.
– Très bien, dit-elle avec empressement ; je suppose que je puis vous laisser entrer. Nous causerons. Je m’ennuie assez toute seule et vous ne me faites pas l’effet d’être homme à vouloir dévorer une jeune fille. Mais ne demandez pas le nom du monsieur, car cela, je ne dois pas vous le dire.
– Vraiment ? s’écria Harry ; comme c’est étrange ! En vérité, depuis quelque temps, je marche de surprise en surprise. Une question cependant, je puis sûrement vous la faire sans indiscrétion : cette maison lui appartient-elle ?
– Non pas. Il en est le locataire, et cela depuis huit jours seulement. Et maintenant question pour question. Connaissez-vous lady Vandeleur ?
– Je suis son secrétaire particulier, répondit Harry rougissant d’un modeste orgueil.
– Elle est jolie, n’est-ce pas ?
– Oh ! très belle ! s’écria Harry. Infiniment charmante et non moins bonne.
– Vous paraissez vous-même un assez bon garçon, répliqua la jeune fille, goguenarde à demi, et je gage que vous valez dans votre petit doigt une douzaine de lady Vandeleur. »
Harry fut absolument scandalisé.
« Moi ! s`écria-t-il, je ne suis qu’un secrétaire !
– Dites-vous cela pour moi, monsieur, parce que je ne suis qu’une femme de chambre ? »
Elle l’avait pris de haut, mais s’adoucit à la vue de la confusion de Harry :
« Je sais que vous n’avez aucune intention de m’humilier, reprit-elle, et j’aime votre figure ; mais je ne pense rien de bon de cette lady Vandeleur. Oh ! ces grandes dames !… Envoyer un vrai gentleman comme vous porter un carton en plein jour ! »
Pendant cet entretien, ils étaient restés dans leur première position : elle, sur le seuil de la porte, lui sur le trottoir, nu-tête pour avoir plus frais, et tenant le carton sous son bras.
Mais à ces derniers mots, Harry, qui n’était capable de supporter ni de pareils compliments de but en blanc, ni les regards encourageants dont ils étaient accompagnés, se mit à jeter des regards inquiets à droite et à gauche. Au moment où il tournait la tête vers le bas de la ruelle, ses yeux épouvantés rencontrèrent ceux du général Vandeleur. Le général, dans une prodigieuse excitation dont la chaleur, la colère et une course effrénée étaient cause, battait les rues à la poursuite de son beau-frère ; mais à peine eut-il aperçu le secrétaire coupable que son projet changea ; sa fureur prit un autre cours ; il remonta la rue en tempêtant, avec des gestes et des vociférations farouches.
Harry ne fit qu’un saut dans la maison, y poussa son interlocutrice devant lui et ferma brusquement la porte au nez de l’agresseur.
« Y a-t-il une barre ? Peut-on la poser ? demanda-t-il, pendant qu’on frappait le marteau à faire résonner tous les échos de la maison.
– Voyons, que craignez-vous ? demanda la femme de chambre. Est-ce donc ce vieux monsieur ?
– S’il s’empare de moi, murmura Harry, je suis un homme mort. Il m’a poursuivi toute la journée, il porte une canne à épée et il est officier de l’armée des Indes.
– Ce sont là de jolies manières, dit la petite ; et, s’il vous plaît, quel peut être son nom ?
– C’est le général, mon maître, répondit Harry. Il court après le carton.
– Quand je vous le disais ! s’écria-t-elle d’un air de triomphe. Oui, je vous répète que je pense moins que rien de votre lady Vandeleur, et, si vous aviez des yeux dans la tête, vous verriez ce qu’elle est, même pour vous. Une ingrate, une fourbe, j’en jurerais ! »
Le général recommença son attaque désordonnée sur le marteau, et, sa colère croissant avec l’attente, se mit à donner des coups de pied et des coups de poing dans les panneaux de la porte.
« Il est heureux, fit observer la jeune fille, que je sois seule dans la maison ; votre général peut frapper jusqu’à ce qu’il se fatigue, personne n’est là pour lui ouvrir. Suivez-moi ! »
En prononçant ces mots, elle emmena Harry à la cuisine, où elle le fit asseoir, et elle-même se tint auprès de lui, une main sur son épaule, dans une attitude affectueuse. Bien loin de s’apaiser, le tapage augmentait d’intensité, et, à chaque nouveau coup, l’infortuné secrétaire tremblait jusqu’au fond du cœur.
« Quel est votre nom ? demanda la jeune femme de chambre.
– Harry Hartley, répondit-il.
– Le mien, continua-t-elle, est Prudence. L’aimez-vous ?
– Beaucoup, dit