gaillard s’imagine-t-il que nous jouons tous une comédie ? La chose est terriblement sérieuse, Geraldine.
– Je connais trop mon frère pour intervenir, répliqua le colonel ; je lui ferais injure en m’alarmant. Il est plus circonspect que vous ne pensez et d’une fermeté indomptable. S’il s’agissait d’une femme, je n’en dirais pas autant ; mais je lui ai confié le président sans une minute d’appréhension, d’autant qu’il a deux hommes pour lui prêter main-forte.
– Eh bien, dit le prince, votre confiance ne suffit pas à me tranquilliser. Les deux prétendus domestiques sont des policiers émérites, et pourtant le misérable n’a-t-il pas déjà trois fois réussi à tromper leur surveillance ? Il a pu passer plusieurs heures en affaires secrètes et probablement fort dangereuses… Non, non, ne croyez pas que ce soit le hasard. Cet homme sait ce qu’il fait et a en lui-même des ressources exceptionnelles.
– Je pense que l’affaire relève maintenant de mon frère et de moi-même, répondit Geraldine avec une nuance de dépit dans la voix.
– Je permets qu’il en soit ainsi, colonel, repartit le prince. Peut-être devriez-vous, justement pour cette raison, accepter mes conseils. Mais en voilà assez. Cette petite en jaune danse bien. »
Et la conversation revint aux sujets habituellement traités dans un bal de carnaval à Paris.
Le souvenir de l’endroit où il était revint à Silas ; il se rappela que l’heure du rendez-vous était proche. Plus il y réfléchissait, moins il en aimait la perspective ; et un remous du public l’ayant poussé, au moment même, dans la direction de la porte, il se laissa entraîner sans résistance. La houle humaine le fit échouer dans un coin, sous une galerie, où son oreille fut immédiatement frappée par le son de la voix de Mme Zéphyrine. Elle causait en français avec le jeune homme blond qui lui avait été signalé par l’étrange Anglais, moins d’une demi-heure auparavant.
« J’ai une réputation à ménager, disait-elle ; sans cela je n’y mettrais pas d’autres conditions que celles qui me sont dictées par mon cœur. Mais vous n’avez qu’à dire ces mots au concierge et il vous laissera passer.
– Pourquoi, diable, cette histoire de dette ? objecta son compagnon.
– Bon ! s’écria Zéphyrine, pensez-vous que je ne sache pas manœuvrer dans mon hôtel ? »
Et elle passa, tendrement suspendue au bras du jeune homme. Ceci rappela d’une façon troublante à Silas Scuddamore le billet qu’il avait reçu.
« Dans dix minutes ! se dit-il. Pourquoi pas ?… Dans dix minutes, il se peut que je me promène avec une femme non moins belle que celle-ci, mieux mise, même, avec une vraie grande dame, – cela s’est vu, – avec une femme titrée. »
Mais il se souvint de l’orthographe et fut un peu découragé.
« Il est possible qu’elle ait fait écrire par sa femme de chambre », pensa-t-il.
L’aiguille de l’horloge n’était plus qu’à quelques secondes de l’heure fixée. Chose singulière, l’approche d’un si grand honneur, d’un si grand plaisir, lui procura un battement de cœur désordonné, plutôt pénible. Enfin il se dit, avec un soupir de soulagement, qu’il n’était en aucune manière tenu de se montrer. La vertu et la lâcheté étaient d’accord ; de nouveau il se dirigea vers la porte, mais cette fois de son propre mouvement et en bataillant contre la foule qui se portait dans la direction contraire. Peut-être cette résistance prolongée l’énerva-t-il, ou bien peut-être était-il dans cette disposition d’esprit, où le seul fait de poursuivre le même dessein pendant un certain nombre de minutes amène une réaction et un projet différent ; ce qui est certain, c’est que pour la troisième fois il fit volte-face et ne s’arrêta que lorsqu’il eut trouvé une place où il pût se dissimuler, à quelques pas de celle du rendez-vous convenu.
Là, il passa par une véritable agonie d’esprit, pendant laquelle, à plusieurs reprises, il pria Dieu de lui venir en aide, car Silas avait été dévotement élevé. À ce point de sa bonne fortune, il n’avait plus le moindre désir de rencontrer la dame ; rien ne l’eût empêché de fuir, n’eût été la sotte crainte d’être jugé poltron ; mais cette crainte était si puissante, qu’elle l’emporta sur toutes les autres considérations ; quoiqu’elle ne pût le décider à avancer, elle l’empêcha du moins de se sauver définitivement. À la fin, l’horloge indiqua que l’heure était dépassée de dix minutes.
Le jeune Scuddamore, reprenant ses esprits, regarda furtivement de son coin, et ne vit personne à l’endroit désigné. Sans doute, sa correspondante inconnue s’était lassée et avait dû partir.
Il devint alors aussi fanfaron qu’il avait été craintif jusque-là. Il lui sembla que s’il paraissait au lieu du rendez-vous, fût-ce tardivement, il échapperait au reproche de lâcheté. Maintenant il soupçonnait même une plaisanterie, et se complimenta sur la finesse avec laquelle il avait deviné et dépisté ses mystificateurs. Tellement vaine est la cervelle d’un adolescent !
Enhardi par ces réflexions, il sortit bravement de son encoignure ; mais il n’avait pas fait plus de deux pas, qu’une main se posait sur son bras. Silas se retourna et vit une femme robuste, imposante et de traits altiers, mais sans aucune sévérité dans le regard.
« Je crois que vous êtes un séducteur bien sûr de lui-même, dit-elle, car vous vous faites attendre. N’importe, j’étais décidée à vous rencontrer. Quand une femme s’est une fois oubliée jusqu’à faire les premières avances, il y a longtemps qu’elle a laissé de côté toute fausse pudeur. »
La haute taille et les attraits volumineux de sa conquête, ainsi que la façon soudaine dont elle était tombée sur lui, avaient ahuri Silas, mais la dame le mit bien vite à son aise. Elle était singulièrement expansive et engageante, le poussant à faire des plaisanteries et applaudissant ses moindres mots ; bref, en très peu de temps, grâce à ses paroles enjôleuses et à des libations de punch, elle l’amena, non seulement à se croire amoureux, mais à déclarer sa passion dans les termes les plus vifs.
« Hélas ! répondit-elle, je ne sais si je ne dois pas déplorer ce moment, quelque plaisir que me fasse votre aveu. Jusqu’ici j’étais seule à souffrir ; maintenant, pauvre enfant, nous serons deux. Je ne suis pas maîtresse de mes actes. Je n’ose vous demander de venir chez moi, car je suis surveillée par des yeux jaloux. Laissez-moi réfléchir, ajouta-t-elle, je suis plus âgée que vous, quoique tellement plus faible ; et, tout en me fiant à votre courage et à votre résolution, il faut que je vous fasse profiter de mon expérience du monde. »
Elle le questionna sur l’hôtel meublé où il logeait, puis sembla se recueillir.
« Je vois, dit-elle enfin. Vous serez loyal et obéissant, n’est-ce pas ? »
Silas protesta avec ardeur de sa soumission à ses moindres caprices.
« Alors, dans la nuit de demain, continua-t-elle avec un sourire encourageant. Vous resterez chez vous toute la soirée ; si quelque ami vient vous voir, renvoyez-le aussitôt, sous un prétexte. Votre porte est probablement fermée vers dix heures ? ajouta-t-elle.
– À onze heures, répondit Silas.
– À onze heures et quart, poursuivit l’inconnue, sortez de la maison. Demandez simplement la porte et surtout ne parlez pas au concierge, car cela ferait tout manquer. Allez droit au coin où le jardin du Luxembourg rejoint le boulevard ; là vous me trouverez, vous attendant ; je compte sur vous pour suivre mes indications de point en point ; et souvenez-vous que si vous y manquez par le plus petit détail, vous apporterez le trouble dans l’existence d’une femme dont la seule faute est de vous avoir vu et de vous avoir aimé.
– Je ne puis comprendre l’utilité de toutes ces instructions, dit Silas.
– Je crois que vous commencez déjà à parler en maître, s’écria-t-elle, lui donnant un coup d’éventail sur le bras. Patience, patience ; cela viendra en son temps. Une femme aime à être obéie d’abord, bien que plus tard elle mette son bonheur à obéir elle-même. Faites comme je vous en prie, pour l’amour du ciel, ou je ne réponds de rien. En vérité, ajouta-t-elle, de l’air de quelqu’un qui entrevoit une nouvelle difficulté, à force d’y songer je découvre un plan meilleur pour vous débarrasser des visites importunes. Dites au concierge de ne recevoir âme qui vive, excepté une personne qui pourra venir dans la soirée vous réclamer le payement d’une dette et parlez avec émotion, comme si vous redoutiez cette entrevue, de façon à ce qu’il puisse prendre vos paroles au sérieux.
– Je pense que vous pouvez vous fier à moi pour vous défendre contre les intrus, dit-il, non sans une petite pointe de susceptibilité.
– Voilà comment je préfère que la chose soit arrangée, répondit-elle froidement. Je vous connais, vous autres hommes. Pour vous la réputation d’une femme ne compte pas. »
Silas rougit et baissa la tête ; car, en effet, le projet qu’il avait formé devait lui procurer une petite satisfaction de vanité vis-à-vis de ses connaissances.
« Avant tout, ajouta-t-elle, ne parlez point au concierge quand vous sortirez.
– Et pourquoi ? De toutes vos recommandations, celle-ci me semble la moins essentielle.
– Au commencement, vous avez douté de la sagesse des autres précautions que maintenant vous jugez comme moi nécessaires, répliqua la dame. Fiez-vous à ma parole, celle-ci a également son utilité. Et que penserais-je de votre amour si, dès la première entrevue, vous me refusiez de semblables bagatelles ? »
Silas se confondit en explications et en excuses, au milieu desquelles, regardant l’horloge et joignant les mains, la dame poussa un cri étouffé.
« Ciel ! murmura-t-elle, est-il si tard ? Je n’ai pas un instant à perdre. Hélas ! pauvres femmes, quelles esclaves nous sommes ! Que de risques n’ai-je pas