diable aurait-il rassemblé trois des siens pour une dernière débauche ?
– Le diable peut faire parfois des choses fort aimables, répondit le prince, et je suis si charmé de cette coïncidence que, quoique nous ne soyons pas absolument dans le même cas, je m’en vais mettre fin à cette inégalité. Que votre conduite héroïque envers les dernières tartes à la crème me serve d’exemple ! »
En parlant, Florizel tira sa bourse et y prit un petit paquet de billets de banque.
« Vous voyez, je suis en avance sur vous de huit jours environ ; mais je puis me rattraper et me rapprocher de plus en plus du poteau fatal. Celui-ci, continua-t-il, en posant un des billets sur la table, suffira pour la note. Quant au reste… »
Il jeta la liasse dans le feu, où elle disparut en flambant.
Le jeune homme avait essayé de saisir le prince par le bras ; mais, comme une table les séparait, son intervention arriva trop tard.
« Malheureux, s’écria-t-il, vous n’auriez pas dû les brûler tous… Il fallait garder quarante livres !
– Quarante livres, répéta le prince, pourquoi, au nom du ciel, quarante livres ?
– Pourquoi pas quatre-vingts ? s’écria le colonel ; il devait y en avoir une centaine dans le paquet.
– Quarante livres suffisent, dit le jeune homme tristement, car sans cela, il n’y a pas d’admission possible. La règle est absolue : quarante livres pour chacun. Vie damnée que la nôtre ! Un homme ne peut pas même mourir sans argent. »
Le prince et le colonel échangèrent un coup d’œil.
« Expliquez-vous, dit le dernier. J’ai encore un portefeuille passablement garni et je n’ai pas besoin de dire que je suis prêt à partager ma fortune avec Godall. Mais je désire savoir à quelle fin. Que pensez-vous donc faire ? »
Le jeune homme promenait des regards inquiets de l’un à l’autre, comme au sortir d’un rêve. Il rougit violemment.
« Ne suis-je pas votre dupe ? demanda-t-il. Êtes-vous tout de bon des gens ruinés ?
– Je le suis, pour ma part, autant qu’on peut l’être, répliqua le colonel.
– Et, quant à moi, dit le prince, je vous en ai donné la preuve ; je reste sans le sou. Qui donc aurait jeté ces billets au feu, sauf un homme ruiné ? L’action parle d’elle-même.
– Un homme ruiné, oui, répondit l’autre d’un air de soupçon, ou bien un millionnaire !
– Assez, monsieur, dit le prince ; j’ai dit et je n’ai pas l’habitude qu’on doute de ma parole.
– Ruinés ? répéta le jeune homme. Êtes-vous vraiment mes pareils, arrivés après une vie d’abandon à une situation telle que vous n’ayez plus qu’une issue ? Allez-vous donc, – il baissait la voix à mesure qu’il parlait, – allez-vous donc vous donner ce dernier luxe ? Comptez-vous fuir les conséquences de vos désordres par la seule voie infaillible et facile ? »
Soudain il s’interrompit et essaya de rire.
« À votre santé ! s’écria-t-il, en vidant son verre, bonne nuit, mes joyeux camarades. »
Le colonel Geraldine le saisit par le bras, au moment où il allait se lever.
« Vous manquez de confiance, dit-il, et vous avez tort. Nous aussi, nous avons assez de la vie. Nous sommes, comme vous, décidés à mourir. Tôt ou tard, isolément ou réunis, nous nous proposions d’aller au-devant de la mort et de la défier là où elle se tiendrait prête. Puisque nous vous avons rencontré et que votre cas est le plus pressant, que tout s’accomplisse donc cette nuit, et d’un seul coup ; si vous le voulez, mourons tous trois ensemble. Notre trio pénétrera bras dessus, bras dessous, la poche vide, dans l’empire de Pluton ; nous nous encouragerons mutuellement parmi les ombres ! »
Geraldine jouait son rôle avec des intonations si justes que le prince lui-même le regarda, troublé, prêt à le croire sincère. Quant au jeune homme, un flot de sang lui monta au visage et ses yeux étincelèrent.
« Bon, vous êtes des camarades comme il m’en faut ! s’écria-t-il avec une gaieté presque effrayante. Tope là et que le marché soit conclu. (Sa main était glacée.) Vous ne savez pas en quelle compagnie vous allez commencer votre course, vous ne savez pas dans quel moment propice vous avez pris votre part de mes tartes à la crème ! Je ne suis qu’une unité, mais une unité dans une armée. Je connais la porte dérobée de la Mort. Je suis un de ses intimes et peux vous conduire jusque dans l’éternité sans cérémonie… sans scandale pourtant. »
Ils l’engagèrent derechef à expliquer ce qu’il voulait dire.
« Messieurs, pouvez-vous réunir quatre-vingts livres entre vous ? »
Geraldine consulta son portefeuille avec ostentation et répliqua affirmativement.
« Gaillards favorisés que vous êtes ! Quarante livres, c’est le prix d’entrée dans le Club du suicide.
– Le Club du suicide, répéta Florizel, que diable est-ce que cela ?
– Écoutez, dit l’inconnu, ce siècle est celui du progrès, et j’ai à vous révéler le progrès suprême ! Des intérêts d’argent et autres appelant les hommes à la hâte dans différents endroits, on inventa les chemins de fer ; puis, les chemins de fer nous séparant de nos amis, il fallut créer les télégraphes, qui permettent de communiquer promptement à travers de grands espaces. Dans les hôtels même, nous avons aujourd’hui des ascenseurs qui nous épargnent une escalade de quelques centaines de marches. Maintenant nous savons bien que cette vie n’est qu’une estrade faite pour y jouer le rôle de fou tant que la partie nous amuse. Une commodité de plus manquait au confort moderne, une voie décente et facile pour quitter cette estrade, l’escalier de derrière menant à la liberté, ou bien, comme je viens de le dire, la porte dérobée de la Mort. Le Club du suicide y supplée. N’allez pas supposer que, vous et moi, nous soyons seuls à professer un désir essentiellement légitime. Bon nombre de nos semblables ne sont arrêtés dans leur fuite que par certaines considérations. Les uns ont une famille qui serait cruellement frappée ou même accusée, d’autres manquent de courage, les préparatifs de la mort leur font horreur. C’est mon cas. Je ne peux ni approcher un pistolet de ma tête ni presser la détente ; quelque chose m’en empêche ; quoique j’aie le dégoût de la vie, je n’ai pas assez de force pour en finir. C’est à l’intention de gens tels que moi et de tous ceux qui souhaitent d’être fauchés sans scandale posthume que le Club du suicide a été inauguré. De quelle façon ? Quelle est son histoire ? Quelles peuvent être ses ramifications dans d’autres pays ? Je l’ignore, et ce que je connais de sa constitution, je n’ai pas le droit de vous le communiquer. Pour abréger, je suis à votre service. Si vous êtes vraiment las de vivre, je vais vous introduire dans une réunion, et avant la fin de la semaine, sinon cette nuit même, vous serez débarrassés du fardeau de l’existence. Maintenant il est… (le jeune homme consulta sa montre), il est onze heures ; à onze heures et demie au plus tard, nous quitterons ce lieu-ci ; vous avez une demi-heure devant vous pour examiner ma proposition. C’est plus sérieux qu’une tarte à la crème, ajouta-t-il avec un sourire, et plus agréable, j’imagine.
– Plus sérieux, certainement, répondit le colonel, si sérieux que je vous prierai de vouloir bien m’accorder un entretien particulier de cinq minutes avec mon ami M. Godall !
– À merveille, répondit le jeune homme. Je vais me retirer… »
Aussitôt que le prince et Geraldine furent seuls :
« Il me semble, dit le premier, que vous êtes ému, tandis qu’au contraire j’ai pris mon parti. Je veux voir la fin de cette aventure.
– Que Votre Altesse réfléchisse, répliqua le colonel en pâlissant ; qu’elle considère l’importance qu’une vie telle que la sienne a non seulement pour ses amis, mais pour le bien public. En supposant que, cette nuit, un malheur irréparable atteigne la personne de Votre Altesse, quel serait mon désespoir, quelle serait l’affliction de tout un peuple ?
– Je veux voir la fin, répéta le prince de sa voix la plus délibérée ; ayez la bonté, colonel, de tenir votre parole de gentilhomme. Dans nulle circonstance, souvenez-vous-en bien, vous ne trahirez, sans que je vous y autorise, l’incognito que j’ai choisi pour voyager à l’étranger. Tels sont les ordres que je réitère. Et maintenant, je vous serai obligé d’aller demander l’addition. »
Le colonel s’inclina avec respect, mais il avait la face blême lorsqu’il pria le jeune homme aux tartes à la crème de rentrer. Le prince conservait pour sa part une contenance parfaitement calme ; il raconta une farce du Palais-Royal au jeune suicidé avec beaucoup d’entrain. Sans ostentation, il évita les regards suppliants de Geraldine, et choisit un nouveau cigare avec plus de soin que d’habitude. De fait, il était le seul des trois qui gardât quelque puissance sur ses nerfs.
La note étant acquittée, le prince donna toute la monnaie au domestique très étonné ; puis on partit en voiture. Peu de temps après ; le fiacre s’arrêta à l’entrée d’une cour un peu sombre. Là ils descendirent.
Après que Geraldine eut payé la course, le jeune homme s’adressa au prince en ces termes :
« Il est encore temps, Mr. Godall, d’échapper à une destinée inévitable, vous et le major Hammersmith. Consultez-vous bien avant de faire un pas de plus, et, si vos cœurs disent non, voici les chemins de traverse.
– Conduisez-nous, monsieur, dit le prince, je ne suis pas homme à reculer devant une chose une fois dite.
– Votre sang-froid me fait du bien, répliqua le jeune guide. Je n’ai jamais vu personne d’impassible à ce point,