hors d’haleine :
— C’est une méduse géante ! Les deux autres sont prisonnières de ses tentacules, elles n’arrivent pas à se dégager. Il faut les aider avant qu’il ne soit trop tard !
Puis elle replongea.
Cent hommes-grenouilles se précipitèrent alors dans les flots, menés par leur chef Franco, un plongeur expérimenté surnommé « le Dauphin ». Une lutte acharnée se déroula sous l’eau, qui se couvrit d’écume. Mais les efforts des sauveteurs ne permettaient pas aux deux filles de se libérer de la terrible étreinte. La méduse géante était beaucoup trop forte !
— Quelque chose, dit le professeur à ses assistantes, le front plissé, quelque chose semble provoquer une sorte de gigantisme dans la région. C’est fort intéressant.
Dans l’intervalle, le capitaine Gordon et son premier timonier Don Melú s’étaient concertés et avaient pris une décision.
— Revenez ! cria Don Melú. Tous les hommes à bord ! Nous allons couper le monstre en deux, sans quoi nous n’arriverons pas à délivrer les deux filles.
Le Dauphin et ses hommes remontèrent à bord. L’Argo commença par reculer un peu, puis fonça de toute sa puissance sur la méduse géante. La proue du navire d’acier était aussi coupante qu’une lame de rasoir. Sans bruit et presque sans heurt, elle sectionna l’animal.
L’opération n’était pas sans danger pour les prisonnières du monstre, mais le premier timonier avait calculé sa trajectoire au centimètre près et passa exactement entre les deux filles. Aussitôt les tentacules de chaque moitié de méduse retombèrent, privés de force, et les captives purent se dégager.
Les rescapées furent accueillies avec joie sur le navire. Le professeur Eisenstein s’approcha d’elles et leur dit :
— Tout est de ma faute. Je n’aurais pas dû vous demander de plonger. Pardonnez-moi de vous avoir mises en danger.
— Vous n’avez pas à vous excuser, professeur, répondit une des filles en riant gaiement. C’est pour ça que nous nous sommes jointes à l’expédition.
Et sa compagne ajouta :
— Notre métier, c’est le danger.
Mais l’heure n’était plus aux longs discours. Tout à leurs efforts de sauvetage, le capitaine et son équipage avaient complètement oublié de surveiller la mer. Ils aperçurent alors le « tourbillon vagabond », qui venait juste d’apparaître à l’horizon et se dirigeait sur l’Argo à une vitesse folle.
Un énorme paquet de mer emporta le navire d’acier, le souleva dans les airs, le jeta sur le flanc et le précipita dans un creux de vague qui faisait bien cinquante mètres de profondeur. Si les marins de l’Argo avaient eu moins d’expérience et de courage, ce premier choc aurait suffi à en envoyer la moitié par-dessus bord et à faire s’évanouir l’autre moitié. Mais le capitaine Gordon restait fermement campé sur la passerelle de commandement comme si de rien n’était, et son équipage résistait avec la même intrépidité. Seule la belle indigène Momosan, qui n’était pas habituée à des voyages aussi mouvementés, avait grimpé dans un canot de sauvetage.
En quelques secondes, le ciel fut noir d’encre. Hurlant et gémissant, le cyclone se rua sur le bateau, le projeta à des hauteurs vertigineuses avant de l’envoyer dans l’abîme. On aurait dit que sa fureur croissait d’instant en instant devant l’endurance du navire d’acier.
La voix calme, le capitaine donnait des ordres que le premier timonier transmettait en criant. Chacun était à son poste. Le professeur Eisenstein et ses assistantes n’avaient pas abandonné leurs instruments. Ils essayaient de calculer l’endroit où se trouvait le cœur du cyclone, car c’est là qu’il fallait aller. En son for intérieur, le capitaine Gordon admirait le sang-froid de ces savants qui n’avaient pas, comme lui et ses hommes, l’habitude de la mer.
Un premier éclair s’abattit sur le navire d’acier, qui se retrouva chargé à bloc d’électricité. On ne pouvait plus rien toucher sans que des étincelles jaillissent. Mais tous ceux qui s’étaient embarqués sur l’Argo avaient subi un entraînement intensif de plusieurs mois en prévision de cette situation. Cela ne leur faisait plus rien.
Néanmoins, lorsque les haussières d’acier et les tiges de fer du bateau se mirent à rougeoyer comme un fil d’ampoule électrique, cela compliqua un peu le travail de l’équipage, même si chacun avait enfilé des gants en amiante. Heureusement, ce rougeoiement fut bientôt éteint par une pluie torrentielle comme personne, à l’exception de Don Melú, n’en avait jamais connu. Cette pluie était si drue qu’elle obligea l’équipage à se munir de masques de plongée et d’appareils respiratoires.
Éclair sur éclair, coup de tonnerre sur coup de tonnerre ! Tempête hurlante ! Vagues gigantesques et écume blanche !
Lancé à pleine vapeur, l’Argo luttait mètre après mètre contre la puissance primitive du typhon. Dans les profondeurs des salles de chauffe, les machinistes accomplissaient une tâche surhumaine. Ils s’étaient attachés avec d’épais cordages pour ne pas être précipités par le roulis et le tangage du bateau dans la fournaise béante des chaudières.
Le navire atteignit enfin l’œil du cyclone. Mais quel spectacle attendait son équipage à cet endroit !
Sur la surface de l’eau, que les vagues aplaties par la fureur de la tempête rendaient lisse comme un miroir, dansait une créature gigantesque. Debout sur une jambe, elle grossissait vers le haut et ressemblait un peu à une toupie ronflante qui aurait eu la taille d’une montagne. Elle tournait sur elle-même à une telle vitesse qu’on ne pouvait rien distinguer.
— Un Choum-Choum Caoutchoulasticum ! s’écria le professeur enthousiasmé, tout en retenant ses lunettes contre lesquelles la pluie s’acharnait.
— Pourriez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ? grommela Don Melú. Nous sommes de simples marins et…
— Laissez le professeur faire son travail, l’interrompit l’assistante Sara. C’est une occasion unique. Cette créature giratoire date sans doute des tout premiers temps de l’évolution terrestre. Elle doit avoir plus d’un milliard d’années. Aujourd’hui, il n’en existe plus qu’une variété microscopique, que l’on trouve parfois dans la sauce tomate et plus rarement dans l’encre verte. Un spécimen de cette taille est probablement le dernier de son espèce.
— Mais nous sommes là pour neutraliser la cause du « typhon perpétuel », cria le capitaine dans la tempête. Il faut que le professeur nous dise comment arrêter cette chose.
— Ça, répondit Eisenstein, je n’en sais rien. Jusqu’à présent, la science n’a pas eu la possibilité de l’étudier.
— Bon, décida le capitaine, nous allons commencer par lui tirer dessus. Nous verrons bien ce qui se passe.
— Quel dommage ! se lamenta le professeur. Tirer sur un spécimen unique de Choum-Choum Caoutchoulasticum !
Mais le canon à contre-fiction était déjà braqué sur la toupie géante.
— Feu ! ordonna le capitaine.
Un jet de flamme bleu d’un kilomètre de long jaillit des tubes. Le tir ne fit aucun bruit et le projectile lumineux fonça sur le Choum-Choum, mais il fut capté et dévié par le gigantesque tourbillon. Il tourna plusieurs fois de plus en plus vite autour de la créature avant de repartir dans les airs, où il disparut dans les nuages.
— Ça ne sert à rien ! cria le capitaine. Il faut absolument se rapprocher.
— Nous n’y arriverons pas ! répliqua Don Melú. Les machines sont déjà au maximum. Ça nous permet tout juste de ne pas être refoulés par la tempête.
— Avez-vous une suggestion, professeur ? s’enquit le capitaine.
Mais le professeur se contenta de hausser les épaules et ses assistantes paraissaient aussi désemparées que lui. L’expédition allait-elle se solder par un échec ?
Soudain, quelqu’un tira le professeur par la manche. C’était la belle indigène.
— Maloumba ! fit-elle avec des gestes gracieux. Maloumba oïsitou sono ! Erveïni samba insaltou lolobindra. Kramouna heou beni beni sadogao.
— Babalou ? interrogea le professeur, étonné. Didi maha feïnosi intou gue doïnen maloumba ?
La belle indigène hocha la tête avec empressement et répliqua :
— Dodo oum aofou choulamat vavada.
— Oï-oï, répondit le professeur en se caressant le menton d’un air songeur.
— Qu’est-ce qu’elle veut ? demanda le premier timonier.
— Elle dit, expliqua le professeur, que son peuple connaît une très vieille chanson capable d’endormir le « typhon errant », pour peu qu’on ait le courage de la lui chanter.
— Laissez-moi rire ! grogna Don Melú. Une gentille petite berceuse pour un ouragan !
— Qu’en pensez-vous, professeur ? demanda l’assistante Sara. Serait-ce possible ?
— Il ne faut pas avoir d’idées préconçues, répliqua le professeur Eisenstein. Il arrive souvent que les traditions des indigènes comportent une part de vérité. Peut-être existe-t-il certaines vibrations sonores qui ont une influence sur le Choum-Choum Caoutchoulasticum. À l’heure actuelle, nous ne savons presque rien de cette créature.
— Ça ne peut pas faire de mal, trancha le capitaine. Autant essayer. Demandez-lui de chanter.
Le professeur se tourna vers la belle indigène :
— Maloumba didi oïsafal houna-houna, vavadou ?
Momosan acquiesça et entonna aussitôt un chant des plus étranges, consistant en quelques notes qui revenaient sans arrêt :
« Eni meni alloubeni
vanna taï sousoura teni ! »
Elle s’accompagnait en frappant dans les mains et en sautant en cadence. La mélodie et les paroles étaient faciles à retenir. D’autres se joignirent progressivement à elle. Et, bientôt, tout l’équipage, le vieux loup de mer Don Melú et le professeur y compris, chantait en tapant des mains et en sautant en rythme.
Et de fait, il se produisit ce que personne n’aurait pu imaginer ! La gigantesque toupie se mit à tourner de plus en plus lentement, finit par s’immobiliser avant de s’enfoncer dans la mer. Les flots se refermèrent sur elle en grondant. La tempête cessa sur-le-champ, la pluie s’arrêta, le ciel devint clair et bleu et les vagues s’apaisèrent. L’Argo reposait tranquillement sur le miroir scintillant des eaux, comme si le calme avait toujours régné en ces lieux.
— Compagnons, dit le capitaine Gordon en regardant chacun de ses hommes avec admiration, nous avons réussi !
Il était plutôt avare de paroles, tous le savaient. Ils furent d’autant plus émus lorsqu’il ajouta :
—