la toucha de nouveau avec sa fleur horaire où il ne restait plus qu’un ultime pétale, et l’ouvrit toute grande.
La disparition du dernier voleur de temps avait dissipé le froid.
Les yeux écarquillés d’étonnement, Momo pénétra dans les gigantesques réserves. Tels des calices de verre, d’innombrables fleurs horaires s’alignaient à perte de vue, toutes dissemblables et plus belles les unes que les autres. Des centaines de milliers, des millions d’heures de vie. La chaleur augmentait comme dans une serre.
Tandis que le dernier pétale de la fleur de Momo tombait, une sorte d’ouragan se leva tout à coup. Des nuages de fleurs horaires se mirent à tourbillonner autour de la fillette. C’était comme une chaude tempête de printemps, mais une tempête uniquement constituée de temps libéré.
En contemplant ce spectacle, Momo avait l’impression d’être dans un rêve. Elle aperçut alors Cassiopée à ses pieds. Sur la carapace figurait en lettres lumineuses : « VOLE JUSQUE CHEZ TOI, PETITE MOMO, VOLE ! »
Ce fut la dernière chose que Momo lut sur le dos de Cassiopée. La tempête de fleurs s’intensifia de manière incroyable et devint si puissante que Momo fut soulevée comme si elle-même était une fleur, puis emportée à l’extérieur, hors des sombres couloirs, au-dessus de la Terre, au-dessus de la grande ville. Elle survola les toits et les tours dans un gigantesque nuage de fleurs, qui ne cessait de grossir, exécutant une danse exubérante sur une musique magnifique, qui la faisait descendre et s’élever et tournoyer sur elle-même.
Puis le nuage s’abaissa peu à peu, délicatement, et les fleurs tombèrent comme des flocons de neige sur le monde figé. Et à l’instar des flocons, elles se dissipèrent doucement, redevenant invisibles pour regagner leur lieu d’origine : le cœur des êtres humains.
Au même instant, le temps reprit son cours et tout se remit à bouger et à remuer. Les voitures roulèrent, les agents de la circulation sifflèrent, les pigeons volèrent et le petit chien fit pipi contre le réverbère.
Personne n’avait remarqué que le monde s’était immobilisé pendant une heure. Tout avait passé comme un battement de paupières.
Pourtant, il y avait eu un changement : soudain, les gens avaient du temps. Ils s’en montraient ravis, mais ils ignoraient que c’étaient leurs économies qu’ils récupéraient de cette manière extraordinaire.
Quand Momo eut repris ses esprits, elle se trouvait dans une rue. C’était la petite rue où elle avait revu Beppo. Or, il y était encore ! Il lui tournait le dos. Appuyé sur son balai, il avait l’air songeur, exactement comme avant. Soudain, il n’éprouvait plus de hâte et ne pouvait s’expliquer pourquoi il se sentait si plein de réconfort et d’espoir.
« Peut-être, se disait-il, que j’ai fini d’épargner les cent mille heures et racheté Momo. »
Juste à cet instant, quelqu’un le tira par la veste. Il se retourna : la petite Momo était devant lui.
Il serait impossible de décrire la joie de leurs retrouvailles. Tous deux riaient et pleuraient, ils parlaient sans s’arrêter, disant toutes ces choses stupides qui traversent l’esprit quand on est ivre de joie. Et ils ne cessaient de s’étreindre. Les passants s’arrêtaient, et ils se réjouissaient et riaient et pleuraient car, désormais, ils en avaient le temps.
Enfin, Beppo mit son balai sur l’épaule : il va de soi qu’il n’était plus question de travailler ce jour-là. Tous deux traversèrent la ville bras dessus, bras dessous, pour rentrer chez eux, au vieil amphithéâtre. Ils avaient mille choses à se raconter.
Dans la grande ville, on assistait à des scènes qu’on n’avait plus vues depuis longtemps : des enfants jouaient au milieu de la rue, et les automobilistes, forcés d’attendre, les regardaient en souriant. Certains même descendaient de voiture pour s’amuser avec eux. Partout, il y avait des gens qui conversaient amicalement et prenaient des nouvelles les uns des autres. Ceux qui se rendaient au travail admiraient les fleurs sur le rebord des fenêtres ou nourrissaient les oiseaux. Les médecins se consacraient à leurs patients. Les ouvriers travaillaient avec intérêt, car il ne s’agissait plus d’en faire le plus possible dans le moins de temps possible. On s’accordait tout le temps voulu puisqu’on en avait beaucoup.
Cependant, la plupart des gens ne surent jamais à qui ils devaient tout cela, ni ce qui s’était réellement passé durant ce moment qui leur avait paru si bref. D’ailleurs, s’ils l’avaient su, ils ne l’auraient pas cru. Les seuls qui furent mis dans le secret étaient les amis de Momo.
Car lorsque la petite Momo et le vieux Beppo arrivèrent ce jour-là à l’amphithéâtre, ils étaient tous réunis : Gigi Cicérone, Paolo, Massimo, Franco, la fillette Maria avec son petit frère Dédé, Claudio et tous les autres enfants, Nino, l’aubergiste, avec sa grosse femme Liliana et leur bébé, Nicola, le maçon, et tous les gens du voisinage qui étaient venus autrefois parler à Momo. On organisa une fête joyeuse comme seuls les amis sont capables d’en faire, et elle dura jusqu’à l’apparition des étoiles dans le ciel.
Quand on eut fini de se réjouir, de s’embrasser, de se serrer la main, de rire et de parler tous en même temps, on prit place sur les gradins. Le silence se fit.
Momo s’installa au milieu de la place circulaire, complètement dégagée. Elle pensait aux voix des étoiles et aux fleurs horaires.
Alors elle commença à chanter d’une voix claire.
Dans la Maison Nulle Part, maître Hora, que le retour du temps avait sorti de son premier et unique sommeil, était assis sur sa chaise, à la jolie petite table. En souriant, il observait Momo et ses amis avec ses lunettes à omnivision. Il était encore très pâle et avait l’air de relever d’une grave maladie. Mais ses yeux rayonnaient.
Tout à coup, il sentit quelque chose lui toucher le pied. Il ôta ses lunettes et se baissa. Devant lui se tenait la tortue.
— Cassiopée, dit-il tendrement en lui grattant le cou, vous avez fait du bon travail, toutes les deux. Il faut que tu me racontes parce que, cette fois, je n’ai pas pu vous regarder.
« PLUS TARD », lut-il sur la carapace.
Puis Cassiopée éternua.
— Est-ce que tu te serais enrhumée ? demanda maître Hora, soucieux.
« ET COMMENT ! » fut la réponse de Cassiopée.
— Ça doit être le froid des messieurs gris, déclara maître Hora. J’imagine que tu es épuisée et que tu as besoin de récupérer. Va donc te reposer.
Le mot « MERCI » brilla sur la carapace.
Cassiopée s’en fut en boitillant chercher un coin tranquille et sombre. Elle rentra la tête et les quatre pattes et, sur son dos, visibles uniquement pour ceux qui ont lu cette histoire, apparurent lentement les lettres du mot « FIN ».
Postface de l’auteur
Mes lecteurs auront sûrement de nombreuses questions, mais je crains de ne pas pouvoir les aider. Je dois avouer, en effet, que j’ai écrit toute cette histoire de mémoire, exactement comme on me l’a racontée. Je n’ai pas rencontré personnellement la petite Momo ni aucun de ses amis. Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus et comment ils vont aujourd’hui. Quant à la grande ville, j’en suis réduit aux hypothèses.
Je voudrais juste ajouter une chose : il y a un certain temps, alors que je faisais un grand voyage (que je n’ai toujours pas terminé), je partageai une nuit mon compartiment de train avec un étrange passager. Étrange au sens où il m’était totalement impossible de déterminer son âge. Au début, je crus avoir affaire à un vieillard, mais je me rendis vite compte que j’avais dû me tromper car mon compagnon m’eut soudain l’air très jeune. Cependant, cette seconde impression se révéla elle aussi une erreur.
Quoi qu’il en soit, durant le long trajet de nuit, il me raconta toute cette histoire.
Quand il eut terminé, nous observâmes tous les deux un instant de silence. Puis le mystérieux passager fit une dernière remarque, dont je ne dois pas priver le lecteur :
« Je vous ai raconté tout cela comme si c’était déjà arrivé. J’aurais pu également le raconter comme si cela allait se produire. Pour moi, cela ne fait pas une grande différence. »
Il descendit sans doute à la station suivante car, au bout d’un moment, je m’aperçus que j’étais seul dans le compartiment. Malheureusement, je n’ai plus jamais revu le conteur.
Mais si l’occasion s’en présentait, j’aurais moi aussi beaucoup de questions à lui poser.