les messieurs gris ne pourraient plus le voler. Ils subsisteraient encore pendant un moment grâce à leurs réserves. Mais une fois celles-ci épuisées, ils se volatiliseraient.
— Dans ce cas, fit Momo, c’est tout simple !
— Hélas non, mon enfant, sinon je n’aurais pas besoin de ton aide. Car s’il n’y a plus de temps, je ne peux plus me réveiller, et le monde resterait muet et figé pour l’éternité. Toutefois, il est en mon pouvoir de te donner, à toi, Momo, rien qu’à toi, une fleur horaire. Une unique fleur, car il n’en éclot qu’une seule à la fois. Ainsi, quand le temps aura cessé d’être, toi, tu disposeras encore d’une heure.
— Et je pourrai te réveiller ! s’exclama Momo.
— Cela ne serait pas suffisant, répliqua maître Hora, car les messieurs gris ont des réserves bien supérieures. Une heure ne représente quasiment rien pour eux. Ils seraient toujours là. Ta tâche sera beaucoup plus ardue. Dès que les messieurs gris s’apercevront que le temps s’est arrêté – ce qui arrivera vite parce que leur ravitaillement en cigares sera interrompu –, ils mettront fin au siège et se dirigeront vers leurs entrepôts. Tu les suivras. Quand tu auras découvert leur cachette, tu devras les empêcher d’accéder à leurs réserves de temps. Une fois que leur provision de cigares sera épuisée, c’en sera fait d’eux. Mais ensuite, il te restera encore une chose à faire, peut-être la plus difficile de toutes. Quand le dernier voleur de temps aura disparu, tu devras libérer le temps volé. Car c’est seulement lorsque celui-ci sera retourné chez les hommes que le monde reprendra son mouvement et que je me réveillerai. Pour accomplir tout ça, tu n’auras qu’une heure.
Perplexe, Momo regarda maître Hora. Elle n’avait pas imaginé une telle montagne d’épreuves et de dangers.
— Veux-tu essayer ? demanda maître Hora. C’est la seule solution.
Momo garda le silence.
Il lui paraissait impossible de réussir.
« J’IRAI AVEC TOI », lut-elle à ce moment-là sur le dos de Cassiopée.
En quoi la tortue pouvait-elle l’aider ? Pourtant, ce fut pour Momo une minuscule lueur d’espoir. La perspective de ne pas être toute seule lui donna du courage. Certes, ce courage n’était fondé sur aucun motif raisonnable, mais il lui permit de prendre sa décision.
— J’essayerai, déclara-t-elle d’un ton résolu.
Maître Hora la regarda longuement et sourit.
— La difficulté sera moins grande que tu ne le penses. Toi qui as entendu les voix des étoiles, tu n’as pas à avoir peur…
Puis, se tournant vers la tortue, il lui demanda :
— Et toi, Cassiopée, tu veux y aller aussi ?
« BIEN SÛR », fit la tortue.
Puis sa carapace afficha : « IL FAUT BIEN QUE QUELQU’UN VEILLE SUR ELLE ! »
Maître Hora et Momo échangèrent un sourire.
— Elle aura aussi une fleur horaire ? demanda la fillette.
— Cassiopée n’en a pas besoin, expliqua maître Hora en gratouillant affectueusement le cou de la tortue. C’est une créature qui n’est pas soumise au temps. Elle le porte en elle. Elle continuerait à se promener sur la Terre même si tout avait cessé à jamais d’exister.
— Bien, fit Momo, qui sentit s’éveiller en elle le désir d’agir, que faisons-nous maintenant ?
— Maintenant, répondit maître Hora, nous allons nous dire adieu.
Momo déglutit, puis elle demanda à voix basse :
— Alors on ne se reverra plus ?
— Nous nous reverrons, Momo, répliqua maître Hora. En attendant, chaque heure de ta vie te transmettra mes amitiés. Car nous resterons amis, n’est-ce pas ?
— Oui, dit Momo en hochant la tête.
— Je vais m’en aller, poursuivit maître Hora. Tu ne dois ni me suivre ni me demander où je vais. Car mon sommeil n’est pas un sommeil ordinaire et il vaut mieux que tu n’y assistes pas. Encore une chose : dès que je serai parti, tu iras immédiatement ouvrir les deux portes, la petite où figure mon nom, et la grande en métal vert qui donne sur le passage Jamais. Car dès que le temps s’arrêtera, tout se figera et aucune puissance au monde ne pourra plus mouvoir ces portes. As-tu compris et retenu tout ce que je t’ai dit, mon enfant ?
— Oui, lui assura Momo, mais à quoi reconnaîtrai-je que le temps s’est arrêté ?
— N’aie crainte, tu le sauras.
Maître Hora se leva, et Momo l’imita. Il caressa doucement la tignasse ébouriffée de la fillette.
— Adieu, petite Momo, dit-il, j’ai été très heureux que tu m’écoutes, moi aussi.
— Plus tard, je parlerai de toi à tout le monde, répondit Momo.
Soudain, maître Hora eut de nouveau l’air incroyablement vieux, comme la fois où il avait porté Momo dans le temple doré, aussi vieux qu’une falaise ou un arbre séculaire.
Il se détourna et quitta en hâte la petite pièce formée de boîtiers d’horloge. Momo entendit ses pas s’éloigner jusqu’à se confondre avec le tic-tac des montres. Peut-être était-il entré à l’intérieur de ce tic-tac.
Momo souleva Cassiopée et la serra contre elle. Sa plus grande aventure avait commencé.
Chapitre 20
À la poursuite
des poursuivants
Pour commencer, Momo alla ouvrir la petite porte intérieure sur laquelle figurait le nom de maître Hora. Puis elle traversa en courant le couloir aux statues de pierre et ouvrit aussi la grande porte extérieure en métal vert. Elle dut faire appel à toutes ses forces car les gigantesques battants étaient très lourds.
Après quoi, elle regagna la salle des montres et attendit, Cassiopée dans les bras, la suite des événements.
Et l’événement eut lieu !
Il se produisit soudain un ébranlement, qui ne fit pas trembler la pièce mais le temps. Il y eut une sorte de tremblement de temps, impossible à décrire, qui s’accompagna d’un son que personne n’avait encore jamais entendu. Comme un soupir venu du fond des siècles.
Au même instant, tout fut terminé.
La polyphonie de grincements et de tic-tac, de sonneries et de battements se tut brusquement. Les balanciers se figèrent en plein mouvement. Rien, plus rien ne bougea. Et il se fit un silence comme jamais le monde n’en avait connu jusque-là. Le temps s’était arrêté.
Momo s’aperçut alors qu’elle tenait à la main une magnifique, une très grande fleur horaire. La fillette ne l’avait pas sentie arriver. Soudain elle était là, tout simplement, comme si elle y avait toujours été.
Avec prudence, Momo fit un pas. Oui, elle se mouvait comme d’habitude. Sur la table subsistaient les restes du petit déjeuner. Momo s’assit sur une des chaises capitonnées, mais le rembourrage était devenu dur comme du marbre et ne cédait plus sous son poids. Sa tasse contenait encore un peu de chocolat, cependant on ne pouvait plus la remuer. Momo voulut plonger le doigt dans le liquide, mais celui-ci était désormais dur comme du verre. C’était pareil pour le miel. Même les miettes de pain sur l’assiette étaient figées. Maintenant qu’il n’y avait plus de temps, on ne pouvait plus modifier la moindre chose.
Cassiopée s’agita et Momo la regarda.
« TU PERDS DU TEMPS », lut-elle sur la carapace.
Seigneur, mais oui ! L’enfant se ressaisit. Elle traversa précipitamment la salle, se glissa par la petite porte, poursuivit sa course dans le couloir et, arrivée à la porte d’entrée, risqua un coup d’œil à l’extérieur. Aussitôt elle recula, le cœur battant. Les voleurs de temps ne partaient pas ! Au contraire, ils remontaient le passage Jamais, où le temps inversé s’était également arrêté, en direction de la Maison Nulle Part ! Ce n’était pas prévu dans le plan !
Momo retourna en courant dans la grande salle et se cacha avec Cassiopée derrière une horloge sur pied.
— Ça commence bien, marmonna-t-elle.
Elle entendit les pas des messieurs gris résonner dans le corridor. L’un après l’autre, ils se glissèrent par la petite porte jusqu’à former un groupe. Ils promenèrent leurs regards alentour.
— Impressionnant ! dit l’un d’eux. Voilà donc notre nouveau chez-nous.
— La fillette Momo nous a ouvert la porte, fit une autre voix cendrée, je l’ai vue. C’est une enfant sensée ! Je me demande comment elle a fait pour embobiner le vieux.
Une troisième voix, absolument identique, répondit :
— À mon avis, c’est le Susnommé lui-même qui a déclaré forfait. Car si le courant temporel s’est interrompu dans le passage Jamais, c’est qu’il l’a coupé. Il a compris la nécessité de se soumettre. Maintenant, finissons-en. Où est-ce qu’il se cache ?
Les messieurs gris regardèrent autour d’eux. Soudain, l’un d’eux fit remarquer, d’une voix un brin plus cendrée qu’à l’ordinaire :
— Il y a quelque chose qui ne va pas, messieurs ! Les montres ! Regardez les montres ! Elles sont toutes arrêtées. Même ce sablier, là.
— C’est qu’il vient de les stopper, répliqua un autre d’un ton hésitant.
— On ne peut pas stopper un sablier, s’écria le premier. Pourtant vous voyez, le sable qui s’écoulait s’est figé en plein mouvement. Quant au sablier, on ne peut plus le bouger. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Alors, on entendit quelqu’un courir, puis un autre monsieur gris, gesticulant nerveusement, s’introduisit avec peine par la petite porte. Il s’écria :
— Nous venons de recevoir des informations de nos agents en ville. Leurs voitures se sont arrêtées. Tout s’est arrêté. Le monde s’est arrêté. Il est devenu impossible d’arracher la moindre miette de temps à quiconque. Notre ravitaillement est paralysé ! Il n’y a plus de temps ! Hora a suspendu le temps !
Il se fit un silence de mort. Puis quelqu’un demanda :
— Que dites-vous ? Notre ravitaillement est paralysé ? Mais que va-t-il nous arriver quand la provision de cigares que nous avons sur nous sera épuisée ?
— Vous savez parfaitement ce qui nous arrivera ! s’exclama un autre. C’est une épouvantable catastrophe, messieurs !
Brusquement, tous se mirent à crier : « Hora veut nous détruire ! – Nous devons immédiatement lever le siège ! – Nous