discuter, les gens finirent par se mettre d’accord. Au bout du compte, l’enfant serait aussi bien là que chez eux. Ils avaient pris la décision de s’occuper de Momo tous ensemble parce que c’était la solution la plus simple.
Ils commencèrent sans attendre, dégageant les pièces à demi effondrées où logeait Momo pour les aménager le mieux possible. L’un d’eux, qui était maçon, construisit un petit foyer en pierre. On dégota un tuyau de poêle rouillé. Un vieux menuisier fabriqua une table et deux chaises avec quelques planches de caisse. Pour finir, les femmes apportèrent un vieux lit en fer forgé, un matelas à peine déchiré et deux couvertures. La cavité sous la scène du théâtre en ruine s’était transformée en une confortable chambrette. Le maçon, qui avait quelques talents artistiques, peignit un joli tableau représentant des fleurs. Il peignit même le cadre et le clou auquel était suspendu le tableau. Puis ce fut au tour des enfants de venir et d’apporter la nourriture qu’on avait pu réunir : un bout de fromage, un petit pain, des fruits, et ainsi de suite. Et comme il y avait beaucoup d’enfants, la foule fut telle ce soir-là que l’on organisa une vraie fête en l’honneur de l’emménagement de Momo. Une fête pleine de gaieté, comme seuls les pauvres savent en faire. Voilà comment Momo et les gens du voisinage devinrent amis.
Chapitre 2
Une qualité peu ordinaire et
une dispute des plus ordinaires
Désormais, tout allait bien pour la petite Momo – du moins selon ses critères. Elle mangeait tous les jours, tantôt plus, tantôt moins, en fonction de ce qu’on lui donnait. Elle avait un toit au-dessus de sa tête, elle avait un lit et, quand il faisait froid, elle pouvait se chauffer. Et, plus important que tout : elle avait beaucoup d’amis.
On pourrait penser que Momo avait simplement eu de la chance en tombant sur des gens aussi gentils – d’ailleurs, c’était tout à fait son avis. Mais les gens s’aperçurent vite qu’eux aussi avaient eu de la chance. Ils avaient besoin de Momo et s’étonnaient d’avoir pu se débrouiller sans elle. Plus le temps passait, plus la fillette leur devenait indispensable, si indispensable qu’ils n’avaient plus qu’une crainte, c’était qu’elle s’en aille un jour ou l’autre. Momo, donc, recevait de nombreuses visites. On voyait presque toujours quelqu’un chez elle, en train de lui parler. Quand on ne pouvait pas se déplacer, on l’envoyait chercher. Et à celui qui n’avait pas encore compris qu’il avait besoin d’elle, on disait : « Va voir Momo ! »
Cette phrase finit par devenir une expression toute faite parmi les gens du voisinage. De même qu’on dit : « Bonne chance » ou « Bon appétit » ou « Dieu seul le sait », on lançait pour un oui ou pour un non : « Va voir Momo ! »
Mais pourquoi ? Momo était-elle si intelligente qu’elle donnait toujours de bons conseils ? Trouvait-elle toujours les mots justes quand on avait besoin de réconfort ? Prononçait-elle des jugements sages et équitables ?
Non, Momo n’en était pas plus capable que n’importe quel autre enfant.
Alors savait-elle faire des choses qui mettaient les gens de bonne humeur ? Chantait-elle particulièrement bien ? Jouait-elle d’un instrument ? Pouvait-elle danser, exécuter des acrobaties – après tout, elle habitait dans une sorte de cirque ?
Non, ce n’était pas ça non plus.
Connaissait-elle des tours de magie ? Ou une formule mystérieuse capable de chasser les soucis et les chagrins ? Lisait-elle les lignes de la main, pouvait-elle prédire l’avenir ?
Rien de tout cela.
Ce que la petite Momo savait faire comme personne, c’était écouter. Vous vous dites peut-être : écouter, ça n’a rien d’extraordinaire, tout le monde en est capable.
Eh bien, c’est faux : il y a peu de gens qui sachent véritablement écouter. Et Momo avait une manière unique de s’y prendre.
Quand elle écoutait, les gens stupides avaient soudain des pensées intelligentes. Ce n’est pas parce qu’elle disait ou demandait des choses qui éveillaient en eux ces réflexions, non. Elle se contentait d’être là et d’écouter, avec attention et intérêt. Elle regardait son interlocuteur de ses grands yeux sombres, et celui-ci sentait émerger en lui des idées qu’il ne soupçonnait pas.
Quand Momo écoutait, les gens désemparés ou indécis savaient tout d’un coup ce qu’ils voulaient. Les timides se sentaient libérés et courageux. Les malheureux devenaient confiants et joyeux. Et celui qui croyait sa vie ratée et insignifiante, qui se sentait perdu parmi des millions d’individus ? En parlant à Momo, mystérieusement, il comprenait qu’il se trompait, qu’il était unique et qu’on avait besoin de lui.
Voilà comment Momo écoutait !
Un jour, deux hommes fâchés à mort, qui ne voulaient plus se parler alors qu’ils étaient voisins, vinrent la trouver dans l’amphithéâtre. Les autres leur avaient conseillé d’aller la voir car on ne pouvait pas être voisins et vivre en mauvais termes. Après avoir refusé, ils avaient cédé à contrecœur.
Muets et hostiles, ils s’installèrent chacun de leur côté sur les gradins de pierre, la mine grincheuse.
L’un d’eux était le maçon qui avait installé le poêle et peint les jolies fleurs dans la chambre de Momo. Il s’appelait Nicola. C’était un robuste gaillard avec une moustache noire entortillée. L’autre s’appelait Nino. Il était maigre et paraissait toujours un peu fatigué. Nino était gérant d’un petit café à la périphérie de la ville. Le plus souvent, seuls quelques vieillards y passaient la soirée à siroter un unique verre de vin en racontant leurs souvenirs. Nino et sa grosse femme faisaient partie des amis de Momo, et lui apportaient souvent de bonnes choses à manger.
Comme ils étaient fâchés l’un contre l’autre, Momo ne savait qui aborder en premier. Pour ne blesser personne, elle choisit de s’asseoir à égale distance des deux hommes, au bord de la scène, et les regarda à tour de rôle. Elle attendait la suite des événements. Certaines choses ont besoin de temps – et le temps était bien la seule richesse de Momo.
Ils restèrent un long moment assis là, puis Nicola se leva brusquement et déclara :
— Je m’en vais. J’ai montré ma bonne volonté en venant ici. Mais tu vois comme il est buté, Momo. Je n’attendrai pas davantage.
Et il fit mine de partir.
— Oui, c’est ça, va-t’en ! lui cria Nino. Je ne vais tout de même pas me réconcilier avec un criminel !
Nicola se retourna d’un coup. Son visage était cramoisi de colère.
— Qui est le criminel, ici ? demanda-t-il d’un ton menaçant en revenant sur ses pas. Répète ça un peu !
— Tant que tu voudras ! vociféra Nino. Tu crois peut-être que personne n’osera te dire la vérité en face parce que tu es un grand costaud ? Eh bien, moi, je vais te la dire, à toi et à tous ceux qui veulent l’entendre ! Oui, c’est ça, viens donc me tuer ! Ce ne sera pas ta première tentative !
— Si seulement je l’avais fait ! hurla Nicola en serrant les poings. Ce n’est qu’un menteur, Momo, un menteur qui répand des calomnies ! Je l’ai juste attrapé par le col et flanqué dans une flaque d’eau de vaisselle derrière son bouge. Un rat ne s’y noierait même pas.
Et, tourné vers Nino :
— Malheureusement, comme on peut le constater, tu es toujours vivant !
Alors ils se mirent à échanger de violentes injures sans que Momo pût comprendre la raison de leur querelle. Mais peu à peu, il apparut que si Nicola avait accompli cet acte odieux, c’était parce que Nino l’avait giflé en présence de quelques clients pour avoir tenté de réduire en miettes toute sa vaisselle.
— C’est faux ! se défendit Nicola, furieux. J’ai simplement jeté une cruche contre le mur, et en plus elle était déjà fêlée !
— Oui, mais c’était ma cruche, tu saisis ? répliqua Nino. De toute façon, tu n’avais pas le droit de faire ça !
Nicola était convaincu d’avoir été dans son droit, car Nino avait blessé son honneur de maçon.
— Tu sais ce qu’il a dit sur moi ? fit-il en s’adressant à Momo. Il a prétendu que j’étais incapable de bâtir des murs droits, vu que j’étais tout le temps soûl. Que ça tenait de famille et que mon arrière-grand-père avait sûrement participé à la construction de la tour de Pise !
— Mais, Nicola, le reprit Nino, c’était une blague !
— Drôle de blague ! gronda Nicola. Je ne la trouve pas drôle du tout.
Avec cette blague, Nino avait voulu rendre la monnaie de sa pièce à Nicola. Un matin, en effet, Nino avait trouvé écrit sur sa porte, en lettres écarlates : « Quand on est un cave, on devient cafetier. » Lui non plus n’avait pas trouvé ça drôle du tout.
Ils se disputèrent alors très sérieusement pour savoir laquelle des deux blagues était la meilleure et se remirent en colère. Soudain, ils s’interrompirent.
Momo les regardait avec de grands yeux, mais ni l’un ni l’autre ne parvint à déchiffrer son expression. Se moquait-elle d’eux en son for intérieur ? Ou était-elle triste ? Son visage ne laissait rien paraître. Cependant, les deux hommes eurent bientôt l’impression de se voir dans un miroir, et ils eurent honte d’eux-mêmes.
— Bon, dit Nicola, je n’aurais peut-être pas dû écrire ça sur ta porte. C’était juste parce que tu avais refusé de me servir un petit verre de vin. Ça ne se fait pas. J’ai toujours payé, tu n’avais aucune raison de me traiter comme ça.
— Et comment que j’en avais une ! rétorqua Nino. Tu as oublié l’histoire du saint Antoine ? Ah, je te vois pâlir ! Tu m’as bien roulé !
— Moi, je t’ai roulé ? s’exclama Nicola en se donnant une