que Momo alla chercher ses amis les uns après les autres. Elle se rendit chez le menuisier qui lui avait fabriqué la petite table et les chaises, chez les femmes qui lui avaient apporté le lit. Elle alla trouver tous ceux qu’elle avait écoutés autrefois et qui s’en étaient retournés plus intelligents, plus décidés ou plus joyeux. Chacun promit de revenir. Certains ne le firent pas ou en turent empêchés, faute de temps. Mais beaucoup tinrent leur promesse et ce fut de nouveau presque comme autrefois.
Or sans le savoir, Momo contrecarrait les plans des messieurs gris. Et c’était là une chose qu’ils ne supportaient pas.
Quelque temps plus tard – c’était à midi, un jour de grosse chaleur –, Momo trouva une poupée sur les gradins.
Il était fréquent que les enfants oublient dans l’amphithéâtre un de ces jouets coûteux avec lesquels on ne pouvait pas jouer. Mais Momo ne se rappelait pas avoir déjà vu cette poupée. Elle l’aurait sûrement remarquée, car ce n’était pas une poupée ordinaire : presque aussi grande que Momo, elle ressemblait à s’y méprendre à un petit être humain. Mais pas à un enfant ou à un bébé, plutôt à une demoiselle élégante ou à un mannequin. Elle portait une robe courte de couleur rouge et des chaussures à brides avec des talons hauts.
Momo fut fascinée.
Lorsqu’elle la toucha, la poupée battit aussitôt plusieurs fois des paupières, ouvrit la bouche et déclara d’une voix un peu criarde, qui semblait venir d’un téléphone :
— Bonjour. Je suis Bibigirl, la poupée parfaite.
Effrayée, Momo eut un geste de recul, mais répondit involontairement :
— Bonjour, je m’appelle Momo.
La poupée remua de nouveau les lèvres et récita :
— Je suis à toi. Tout le monde t’envie à cause de moi.
— Je ne crois pas que tu m’appartiennes, fit observer Momo. Je pense plutôt que quelqu’un t’a oubliée ici.
Elle souleva la poupée. Les lèvres de celle-ci bougèrent encore :
— Je voudrais d’autres affaires.
— Ah bon ? répondit Momo.
Elle réfléchit.
— Je ne sais pas si j’ai quelque chose qui puisse te convenir. Mais attends un instant, je vais te montrer et tu me diras ce qui te plaît.
La fillette prit la poupée et, empruntant le trou dans le mur, descendit dans sa chambre. Elle tira de sous le lit un carton rempli de trésors, qu’elle plaça devant Bibigirl.
— Voilà, dit-elle, c’est tout ce que j’ai. S’il y a quelque chose qui t’intéresse, tu n’as qu’à le dire.
Elle lui montra une jolie plume d’oiseau, une belle pierre veinée, un bouton doré, un petit bout de verre coloré. Comme la poupée restait muette, Momo lui donna une chiquenaude.
— Bonjour, glapit la poupée, je suis Bibigirl, la poupée parfaite.
— Oui, dit Momo, je sais. Mais tu voulais choisir quelque chose, Bibigirl. Tiens, voilà par exemple un beau coquillage rose. Il te plaît ?
— Je suis à toi, répondit la poupée. Tout le monde t’envie à cause de moi.
— Tu l’as déjà dit, répliqua Momo. Si tu ne vois rien qui te convienne, on pourrait peut-être jouer ensemble ?
— Je voudrais d’autres affaires, répéta la poupée.
— Mais je n’ai rien d’autre… dit Momo.
Elle ressortit, assit Bibigirl, la poupée parfaite, sur le sol et prit place en face d’elle.
— On va jouer à se rendre visite, proposa Momo.
— Bonjour, récita la poupée. Je suis Bibigirl, la poupée parfaite.
— Comme c’est gentil de me rendre visite ! répondit Momo. D’où venez-vous, chère madame ?
— Je suis à toi, poursuivit Bibigirl. Tout le monde t’envie à cause de moi.
— Écoute, dit Momo, on ne peut pas jouer si tu répètes sans arrêt la même chose.
— Je voudrais d’autres affaires, continua la poupée en battant des cils.
Momo essaya un autre jeu, qui ne rencontra pas plus de succès. Et puis encore un autre, et ainsi de suite. Rien à faire. Si encore la poupée avait été muette, Momo aurait pu répondre à sa place, ce qui aurait donné la plus jolie des conversations. Mais en parlant, Bibigirl rendait la discussion impossible.
Au bout d’un moment, Momo fut envahie par un sentiment qu’elle n’avait encore jamais éprouvé. Et comme ce sentiment était nouveau, elle mit du temps à comprendre que c’était de l’ennui.
La fillette se sentait désemparée. Elle aurait bien voulu abandonner la poupée parfaite et jouer à autre chose mais, pour une raison inconnue, elle n’arrivait pas à s’en détacher.
En fin de compte, elle resta assise à fixer la poupée, qui la fixait elle aussi de ses yeux de verre bleu comme si elles s’étaient mutuellement hypnotisées.
Puis Momo se força à détourner le regard – et fut saisie de frayeur. Tout près d’elle stationnait une élégante voiture gris cendre dont elle n’avait pas remarqué l’arrivée. Dans la voiture était assis un monsieur portant costume et chapeau melon gris araignée, et fumant un petit cigare gris. Même son visage avait l’air cendreux.
Le monsieur devait l’observer déjà depuis un certain temps car, en souriant, il fit un signe de tête à Momo. Et bien que la chaleur du soleil fît trembler l’air, la fillette se mit soudain à frissonner.
L’homme ouvrit la portière, descendit de voiture et s’approcha de Momo. Il avait un porte-documents gris plomb à la main.
— Tu en as une belle poupée ! dit-il d’une voix bizarrement atone. Tous tes camarades de jeu doivent t’envier.
Momo se contenta de hausser les épaules en silence.
— Elle a dû coûter très cher, poursuivit le monsieur gris.
— Je ne sais pas, murmura Momo avec embarras, je l’ai trouvée.
— Eh bien, dis donc ! répliqua le monsieur gris. Voilà qui s’appelle avoir de la chance.
Momo se tut de nouveau et s’enveloppa plus étroitement dans sa veste d’homme trop grande. Le froid. augmentait.
— Pourtant, ça n’a pas l’air de te faire plaisir, petite, fit remarquer le monsieur gris avec un mince sourire.
Momo secoua la tête. Il lui semblait soudain que la joie avait définitivement disparu du monde – qu’elle n’avait même jamais existé. Et que tout ce qu’elle avait pris pour de la joie n’avait été qu’une illusion. Mais en même temps, elle percevait quelque chose qui l’alerta.
— Je t’observe depuis un bon moment, poursuivit le monsieur gris. Et j’ai l’impression que tu ignores comment jouer avec cette fabuleuse poupée. Tu veux que je te montre ?
Surprise, Momo regarda l’homme et acquiesça.
— Je voudrais d’autres affaires, glapit aussitôt la poupée.
— Là, tu vois, fit le monsieur gris, elle te dit elle-même ce qu’elle veut. On ne joue pas avec cette fabuleuse poupée comme avec une poupée quelconque, c’est évident. Elle n’est pas faite pour cela. Si on ne veut pas s’ennuyer, il faut lui offrir quelque chose. Attends, petite !
Il se dirigea vers la voiture et ouvrit le coffre.
— Pour commencer, expliqua-t-il, elle a besoin de beaucoup de vêtements. Voici, par exemple, une ravissante robe de soirée.
Il la sortit et la lança vers Momo.
— Et voici un manteau de fourrure en vrai vison. Et voici une robe de chambre en soie. Et une robe de tennis. Et une combinaison de ski. Et un maillot de bain. Et un costume d’équitation. Un pyjama. Une chemise de nuit. Une autre robe. Et encore une. Et une autre. Et une autre…
Il jetait tous les vêtements par terre, entre Momo et la poupée, où ils s’amoncelaient peu à peu.
— Voilà, conclut-il avec son mince sourire. Cela devrait te suffire dans l’immédiat, n’est-ce pas, petite ? Mais tu te dis sans doute qu’au bout de quelques jours, on recommence à s’ennuyer ? Dans ce cas, il faut encore plus d’affaires.
Il se pencha de nouveau au-dessus du coffre et lança des objets en direction de Momo.
— Voici, par exemple, un petit sac à main en peau de serpent, qui contient un poudrier et un vrai rouge à lèvres. Voici un petit appareil photo. Une raquette de tennis. Une télévision de poupée qui fonctionne pour de vrai. Un bracelet, un collier, des boucles d’oreilles, un revolver, des bas de soie, un chapeau à plume, un chapeau de paille, un chapeau de printemps, des mini-clubs de golf, un petit carnet de chèques, des flacons de parfum, des sels de bains, du déodorant.
Faisant une pause, il observa Momo qui avait l’air paralysée, assise au milieu de tout ce bazar.
— Tu vois, reprit le monsieur gris, c’est très simple. Il en faut toujours plus, comme ça on ne s’ennuie jamais. Mais tu penses peut-être qu’un jour, la parfaite Bibigirl aura tout ce qu’il est possible d’avoir et que l’ennui s’installera de nouveau. Non, petite, aucun souci ! Car nous avons le compagnon qui convient à Bibigirl !
Il sortit alors du coffre une autre poupée. Elle était aussi grande que Bibigirl, aussi parfaite, sauf que c’était un jeune homme. Le monsieur gris la plaça à côté de Bibigirl et expliqua :
— Voici Bobbyboy ! Lui aussi a une quantité infinie d’accessoires. Et quand ce sera devenu ennuyeux, il y aura encore une amie de Bibigirl, qui possède tout un équipement à elle. Et Bobbyboy a aussi un ami, qui a lui-même des amis et des amies. Tu vois qu’on ne risque pas de s’ennuyer, on peut continuer indéfiniment, il reste toujours quelque chose à désirer.
Tout en parlant, il sortait une poupée après l’autre – le contenu du coffre de sa voiture semblait inépuisable – et les plaçait autour de Momo, toujours immobile, qui le regardait d’un air passablement effrayé.
— Alors ? conclut l’homme, tandis que son cigare produisait d’épais nuages de fumée. Tu as compris maintenant comment on joue avec ce genre de poupée ?
— Oui, répondit Momo.
Elle commençait à trembler de froid. Le monsieur gris hocha la tête avec satisfaction et tira sur son cigare.
— Tu aimerais bien garder ces jolies affaires, n’est-ce pas ? D’accord, je te les