communauté des épargnants de temps. Vous voilà devenu un homme moderne, monsieur Fusi, un homme de progrès. Je vous en félicite !
Sur ce, il prit son chapeau et sa serviette.
— Un instant ! s’écria M. Fusi. Ne devons-nous pas établir un contrat ? Ne dois-je rien signer ? Je ne reçois pas un document quelconque ?
L’agent XYQ/384/b se retourna sur le pas de la porte et toisa M. Fusi d’un air un peu irrité.
— Pour quoi faire ? demanda-t-il. L’épargne de temps n’est comparable à aucun autre type d’épargne. C’est une question de confiance absolue, des deux côtés. Votre assentiment nous suffit. Il est irrévocable. Et nous nous occupons de vos économies. Le montant de l’épargne ne dépend que de vous. Nous ne vous imposons rien. Adieu, monsieur Fusi !
L’agent monta dans son élégante voiture grise et démarra en trombe.
M. Fusi le suivit des yeux en se frottant le front. La chaleur revenait lentement dans ses membres, mais il se sentait malade et abattu. Les épais nuages de fumée bleue exhalés par le cigare de l’agent flottèrent encore longtemps dans la pièce avant de se dissiper.
Lorsqu’ils se furent évanouis, M. Fusi se sentit mieux. Mais à mesure que la fumée disparaissait, les chiffres pâlissaient sur le miroir. Et quand ils ne furent plus visibles, le souvenir du visiteur gris s’était effacé de la mémoire de M. Fusi – le souvenir du visiteur, mais pas celui de la décision prise ! M. Fusi croyait désormais qu’elle venait de lui. La résolution d’économiser du temps pour pouvoir commencer une autre vie à un moment quelconque de l’avenir était ancrée dans son âme comme un hameçon.
C’est alors que le premier client de la journée arriva. M. Fusi s’occupa de lui d’un air grincheux, garda le silence et termina effectivement au bout de vingt minutes au lieu d’une demi-heure.
Dorénavant, il en usa ainsi avec tous ses clients. Du coup, le travail ne lui procurait plus aucun plaisir, mais cela n’avait pas d’importance. En plus de son apprenti, il embaucha deux aides, veillant attentivement à ce qu’ils ne perdent jamais une seconde. Chaque geste était minuté. Dans la boutique figurait un panneau qui disait : « Économie de temps vaut double de temps ! »
M. Fusi envoya à Mlle Daria une lettre courte et neutre l’informant qu’il regrettait de ne plus pouvoir lui rendre visite par manque de temps. Il vendit sa perruche à une animalerie. Il plaça sa mère dans une bonne maison de retraite, pas trop chère, où il allait la voir une fois par mois. Et pour le reste, il suivit tous les conseils du monsieur gris, croyant agir de son propre chef.
M. Fusi devenait nerveux et agité car, fait bizarre, il avait beau économiser le temps, il ne lui en restait jamais. Celui-ci disparaissait mystérieusement. Les journées de M. Fusi raccourcirent peu à peu, de manière d’abord insensible puis de plus en plus perceptible. Une semaine passait sans qu’il s’en aperçût, un mois, une année, et puis une autre.
Comme il ne se souvenait plus de la visite du monsieur gris, il aurait dû se demander où passait tout ce temps. Mais ni lui ni les autres épargnants ne se posaient la question. Lui-même paraissait obéir à une obsession aveugle. Et quand parfois il s’effrayait de la rapidité à laquelle ses journées filaient, il épargnait de plus belle.
Beaucoup de citadins connaissaient le même sort que M. Fusi. Chaque jour, ils étaient plus nombreux à vouloir « économiser du temps », comme ils disaient. Et plus leur nombre augmentait, plus il y en avait qui suivaient leur exemple, car même ceux qui s’y refusaient étaient obligés de faire comme tout le monde.
Chaque jour, à la radio, à la télévision, dans les journaux, on vantait avec force détails les nouveaux équipements qui faisaient gagner du temps et offraient aux hommes la liberté de mener une « vraie vie ». Sur les murs des maisons et les colonnes Morris s’étalaient des affiches montrant l’image du bonheur. On y lisait en lettres lumineuses :
LA VIE EST PLUS BELLE POUR LES ÉPARGNANTS DE TEMPS
Ou : L’AVENIR APPARTIENT AUX ÉPARGNANTS DE TEMPS
Ou encore : DOPE TA VIE ! ÉCONOMISE LE TEMPS !
Cependant, la réalité était bien différente. Certes, les épargnants de temps étaient beaucoup mieux habillés que les gens qui habitaient à proximité du vieil amphithéâtre. Ils gagnaient plus d’argent et en dépensaient davantage. Mais ils avaient des visages revêches, fatigués ou amers, et un regard hostile. Il va de soi qu’ils ne connaissaient pas le dicton : « Va voir Momo ! » Ils n’avaient personne pour les écouter et les rendre intelligents, conciliants ou joyeux. Cela dit, même s’ils avaient eu quelqu’un, il est peu probable qu’ils seraient allés le consulter – sauf à expédier la chose en cinq minutes. Autrement, ils auraient considéré cela comme une perte de temps. Ils voulaient rentabiliser jusqu’aux heures de liberté pour qu’elles leur procurent un maximum de plaisir et de détente en un minimum de temps.
Ils avaient oublié le sens du mot « fête ». Rêver passait presque pour un crime. Mais ce qu’ils supportaient le moins, c’était le silence. Celui-ci les effrayait parce qu’il leur laissait entrevoir ce qui se passait en réalité dans leur vie. Alors ils faisaient du bruit dès que le silence menaçait de s’installer. Ce n’était pas le bruit joyeux des enfants qui jouent, mais un tapage forcené et hargneux qui ne cessait de s’amplifier.
On ne se souciait pas de travailler de bon cœur ou même avec plaisir – cela ne faisait que vous retarder. La seule chose qui comptait, c’était de passer le moins de temps possible à travailler le plus possible.
Partout, dans les usines et les bureaux, étaient accrochés des panneaux :
LE TEMPS EST PRÉCIEUX – NE LE GASPILLE PAS !
Ou : LE TEMPS, C’EST DE L’ARGENT – ÉCONOMISE-LE !
On trouvait également des inscriptions du même style dans les bureaux des responsables, au-dessus des sièges des directeurs, chez le médecin, dans les boutiques, les restaurants et les grands magasins, et même dans les écoles et les crèches. Personne n’y échappait.
Et pour finir, la grande ville elle-même avait progressivement changé d’aspect. On avait rasé les vieux quartiers et bâti de nouveaux immeubles dépourvus de tout superflu. On s’épargnait la peine de construire des habitations conformes aux goûts de leurs occupants. Autrement, il aurait fallu les faire très différentes les unes des autres. Il était beaucoup moins cher et surtout beaucoup plus rapide de les construire toutes sur le même modèle. Au nord de la grande ville s’étendaient déjà de nouveaux quartiers gigantesques. Là s’élevaient d’interminables rangées de casernes qui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Toutes les maisons étant identiques, les rues aussi avaient l’air semblables. Ces rues uniformes ne cessaient de se développer et s’étiraient déjà en ligne droite jusqu’à l’horizon – un désert d’ordre ! Voilà à quoi ressemblait la vie de ceux qui habitaient là : une ligne droite jusqu’à l’horizon ! Car tout, chaque centimètre, chaque instant, était scrupuleusement calculé et planifié.
Nul ne semblait remarquer qu’en économisant le temps, c’était autre chose qu’on économisait en réalité. On ne voulait pas voir que la vie s’appauvrissait, se faisait plus monotone et plus froide. Pourtant les enfants, eux, le sentaient car personne n’avait plus une seconde à leur consacrer.
Or le temps, c’est la vie. Et la vie habite dans le cœur des hommes.
Et plus les gens l’économisaient, moins ils en avaient.
Chapitre 7
Momo cherche ses amis
et trouve un ennemi
— C’est curieux, dit un jour Momo, j’ai l’impression que nos vieux amis viennent de plus en plus rarement. Il y en a que je n’ai pas vus depuis longtemps.
Gigi Cicérone et Beppo Balayeur étaient assis près d’elle, sur les gradins, et contemplaient le coucher de soleil.
— Oui, fit Gigi d’un air songeur, j’ai le même sentiment. Il y a de moins en moins de gens qui écoutent mes histoires. Ce n’est plus comme avant. Il se passe quelque chose.
— Mais quoi ? demanda Momo.
Gigi haussa les épaules et cracha sur une vieille ardoise, effaçant distraitement les lettres qu’il y avait écrites. Le vieux Beppo avait trouvé l’ardoise quelques semaines plus tôt dans une poubelle, et il l’avait apportée à Momo. Elle n’était certes plus très neuve et montrait une grande fêlure en plein milieu, mais à part ça elle était tout à fait utilisable.
Depuis, Gigi apprenait chaque jour à Momo comment on écrivait les lettres. Et comme Momo avait une excellente mémoire, elle était déjà capable de lire. Mais l’écriture lui donnait plus de mal.
Beppo Balayeur hocha lentement la tête et dit :
— Oui, c’est vrai. Ça se rapproche. En ville, c’est déjà là. Ça fait longtemps que je l’ai remarqué.
— Quoi donc ? l’interrogea Momo.
Beppo réfléchit un instant avant de répondre :
— Rien de bon.
Après une autre pause, il ajouta :
— Il commence à faire froid.
— Quelle importance ? dit Gigi en mettant son bras autour des épaules de Momo pour la réconforter. On voit arriver de plus en plus d’enfants.
— Oui, c’est à cause de ça, répliqua Beppo, à cause de ça.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Momo.
Beppo prit son temps.
— Ils ne viennent pas pour nous, ils cherchent un refuge, déclara-t-il finalement.
Tous trois regardèrent en bas, vers le cercle de gazon, où des enfants jouaient à un jeu de ballon qu’ils venaient d’inventer. Parmi eux se trouvaient de vieux amis de Momo : Paolo, le garçon aux lunettes, la fillette Maria avec son petit frère Dédé, le gros garçon à la voix haut perchée, qui répondait au nom de Massimo, et un autre qui avait toujours l’air un peu livré à lui-même et qui s’appelait Franco. Il y