heures durant dans le grand fauteuil au bout de la pièce, avec le livre sur les genoux. Le volume était en effet trop lourd pour qu’elle pût le tenir dans ses mains, si bien qu’elle devait rester penchée en avant pour pouvoir lire. Et c’était un étrange spectacle que celui de cette minuscule créature aux cheveux noirs, assise avec ses pieds qui n’atteignaient pas le sol, totalement captivée par les aventures de Pip et de la vieille Miss Havisham dans sa maison pleine de toiles d’araignée, totalement envoûtée par la magie des mots assemblés par le prodigieux conteur qu’était Dickens. N’était, par intervalles, un bref geste de la main pour tourner les pages, la petite fille restait immobile. Et c’était toujours avec tristesse que Mme Folyot, l’heure venue, se levait pour aller annoncer à la lectrice :
— Il est cinq heures moins dix, Matilda.
Durant la première semaine des visites de Matilda, Mme Folyot lui avait demandé :
— Ta maman t’accompagne ici tous les jours et vient te rechercher ?
— Ma mère va à Aylesbury tous les après-midi pour jouer au loto, avait répondu Matilda. Elle ne sait pas que je viens ici.
— Mais voyons, Matilda, ce n’est pas bien. Tu devrais lui demander la permission.
— Il vaut mieux pas, avait dit Matilda. Elle ne m’encourage pas du tout à lire. Pas plus que mon père d’ailleurs.
— Mais qu’est-ce qu’ils pensent que tu fais dans une maison vide tous les après-midi ?
— Que je traînaille et que je regarde la télé, je suppose. Ce que je peux faire ne les intéresse pas du tout, avait ajouté un peu tristement Matilda.
Mme Folyot s’inquiétait des risques que pouvait courir l’enfant en suivant la grand-rue très animée du village, puis en la traversant, mais elle résolut de ne pas s’en mêler.
Au bout de huit jours, Matilda avait fini Les Grandes Espérances. Une édition qui ne comptait pas moins de quatre cent onze pages.
— J’ai adoré ça, dit-elle à Mme Folyot. M. Dickens a écrit d’autres livres ?
— Tout un tas, dit Mme Folyot, éberluée. Tu veux que je t’en choisisse un second ?
Au cours des six mois suivants, sous l’œil ému et attentif de Mme Folyot, Matilda lut les livres suivants :
Nicholas Nickleby, de Charles Dickens
Olivier Twist, de Charles Dickens
Jane Eyre, de Charlotte Brontë
Orgueil et préjugé, de Jane Austen
Tess d’Urberville, de Thomas Hardy
Kim, de Rudyard Kipling
L’Homme invisible, de H. G. Wells
Le Vieil Homme et la Mer, d’Ernest Hemingway
Le Bruit et la Fureur, de William Faulkner
Les Raisins de la colère, de John Steinbeck
Les Bons Compagnons, de J. B. Priestley
Le Rocher de Brighton, de Graham Greene
La Ferme des animaux, de George Orwell.
C’était une liste impressionnante et Mme Folyot était maintenant au comble de l’émerveillement et de l’excitation, mais sans doute fit-elle bien de ne pas donner libre cours à ses émotions. Tout autre témoin des prouesses littéraires d’une si petite fille se serait sans doute empressé d’en faire toute une histoire et de clamer la nouvelle sur les toits, mais telle n’était pas Mme Folyot. Mme Folyot savait rester discrète et avait depuis longtemps découvert qu’il était rarement bon d’intervenir dans la vie des enfants des autres.
— M. Hemingway dit des tas de choses que je ne comprends pas, lui expliqua Matilda. Surtout sur les hommes et les femmes. Mais j’ai beaucoup aimé son livre quand même. Avec sa façon de raconter les choses, j’ai l’impression d’être là, sur place, et de les voir arriver.
— Un bon écrivain te fera toujours cet effet, dit Mme Folyot. Et ne t’inquiète donc pas de ce qui t’échappe. Lis tranquillement et laisse les mots te bercer comme une musique.
— D’accord, d’accord.
— Sais-tu, reprit Mme Folyot, que dans les bibliothèques publiques comme celle-ci il est possible d’emprunter des livres et de les emporter chez soi ?
— Mais non, je ne savais pas, dit Matilda. Cela veut dire que je peux en emporter, moi ?
— Bien sûr, dit Mme Folyot. Quand tu as choisi le livre que tu désires, tu me l’apportes que je puisse le noter dans le cahier et il est à toi pour quinze jours. Tu peux même en prendre plus d’un si tu en as envie.
A dater de ce jour-là, Matilda ne se rendit plus à la bibliothèque qu’une fois par semaine pour y prendre des nouveaux livres et rendre ceux qu’elle avait lus. Sa petite chambre était devenue sa salle de lecture et elle y passait le plus clair de ses après-midi à lire avec, bien souvent, une tasse de chocolat chaud à côté d’elle. Elle n’était pas encore assez grande pour atteindre les choses dans la cuisine, mais elle tenait cachée, dans la cour, une caisse légère sur laquelle elle se juchait pour attraper les ingrédients dont elle avait besoin. La plupart du temps, elle préparait du chocolat, réchauffant le lait dans une casserole sur le fourneau avant d’y jeter le cacao. Il n’y avait rien de plus agréable que de boire un chocolat à petites gorgées en lisant.
Les livres la transportaient dans des univers inconnus et lui faisaient rencontrer des personnages hors du commun qui menaient des vies exaltantes. Ainsi navigua-t-elle sur d’antiques voiliers avec Joseph Conrad, explora-t-elle l’Afrique avec Ernest Hemingway et l’Inde avec Rudyard Kipling. Ainsi assise au pied de son lit, dans sa petite chambre d’un village anglais, visita-t-elle de long en large et de haut en bas le vaste monde.
M. Verdebois, le grand marchand de voitures
Les parents de Matilda possédaient une jolie maison avec, au rez-de-chaussée, une salle à manger, un salon et une cuisine, et trois chambres à l’étage. Son père était marchand de voitures d’occasion et semblait relativement prospère.
— La sciure de bois, disait-il avec fierté, voilà l’un des grands secrets de ma réussite. Et elle ne me coûte rien, la sciure de bois. Je l’ai gratis à la scierie.
— Mais à quoi elle te sert ? lui demandait Matilda.
— Ha, répondait mystérieusement le père, tu voudrais bien le savoir…
— Je ne vois pas comment la sciure de bois peut t’aider à vendre des voitures d’occasion, papa.
— C’est parce que tu es une ignorante petite bêtasse !
Son discours n’était jamais très raffiné, mais Matilda y était habituée. Elle savait aussi qu’il aimait se vanter et elle ne se faisait pas faute d’encourager, sans vergogne, ce travers.
— Tu dois être drôlement malin pour trouver un moyen d’utiliser quelque chose qui ne coûte rien… Si seulement je pouvais en faire autant.
— Tu ne pourrais pas, répliqua le père. Tu es trop bête. Mais je ne demande qu’à tout expliquer au jeune Mike ici présent qui deviendra un jour mon associé.
Dédaignant Matilda, il se tourna vers son fils et continua :
— Je suis toujours content d’acheter une voiture à un imbécile qui a tellement bousillé les vitesses que les pignons grincent comme des roues de charrette. Je n’ai plus qu’à mélanger une bonne dose de sciure à l’huile dans la boîte, et tout se remet à tourner rond.
— Et ça marche comme ça combien de temps avant de recommencer à craquer ? demanda Matilda.
— Assez longtemps pour que l’acheteur soit déjà loin, répondit le père en ricanant. Dans les cent cinquante kilomètres.
— Mais ce n’est pas honnête, papa, dit Matilda ; c’est de la triche.
— Personne ne s’enrichit en étant honnête, rétorqua le père. Les clients sont là pour être arnaqués.
M. Verdebois était un petit homme à face de rat dont les dents de devant saillaient sous une moustache mitée. Il avait un faible pour les vestons à carreaux aux couleurs criardes qu’il agrémentait de cravates généralement jaunes ou vert pâle.
— Maintenant, prends le kilométrage, par exemple, poursuivit-il. Celui qui achète une voiture d’occasion veut d’abord savoir combien elle a fait de kilomètres. D’accord ?
— D’accord, dit son fils.
— Donc, j’achète une vieille bagnole avec plus de deux cent mille bornes au compteur. Je l’ai pour une bouchée de pain. Personne ne va acheter une épave pareille, pas vrai ? De nos jours, on ne peut plus trafiquer les chiffres sur le compteur comme on le faisait il y a dix ans. Avec les trucs qu’ils ont mis au point, il faudrait être au moins horloger pour s’y frotter. Alors, qu’est-ce que je fais, moi ? Je me sers de ma cervelle, mon petit gars, voilà ce que je fais.
— Comment ? demanda le jeune Michael, subjugué.
Il paraissait avoir hérité de son père le goût de la filouterie.
— Eh ben, je m’assieds et je me dis : Voyons… comment est-ce que je peux faire passer un compteur de deux cent mille à vingt mille kilomètres sans mettre l’appareil en pièces détachées ? D’accord : si je faisais de la marche arrière assez longtemps, je finirais par y arriver car les chiffres défileraient à reculons… Tu comprends ça ? Mais qui va conduire une vieille chignole en marche arrière pendant des milliers de kilomètres ? Personne.
— Oh non, personne, c’est sûr, appuya le jeune Michael.
— Alors, je me gratte le crâne, reprit le père, je fais fonctionner mes méninges : quand on a reçu un cerveau bien organisé comme le mien, on