Loi n°49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse
ISBN : 2-07-051254-1
© Roald Dahl Nominée L.T.D., 1988, pour le texte
© Quentin Blake, 1988, pour les illustrations
© Éditions Gallimard, 1988, pour la traduction française
© Éditions Gallimard, 1994, pour la présente édition
Dépôt légal : mars 1997
N° d’éditeur : 81255
N° d’imprimeur : 76110
Imprimé en France sur les presses de l’Imprimerie Hérissey
Roald Dahl
Matilda
Traduit de l’anglais par Henri Robillot
Illustrations de Quentin Blake
À Olivia
20 avril 1955 – 17 novembre 1962
Une adorable petite dévoreuse de livres
Pères et mères sont gens bien curieux. Même lorsque leurs rejetons sont les pires des poisons imaginables, ils persistent à les trouver merveilleux. Certains parents vont plus loin : l’adoration les aveugle à tel point qu’ils arrivent à se persuader du génie de leur progéniture. Mais, après tout, quel mal à cela ? Ainsi va le monde. C’est seulement quand les parents commencent à nous vanter les mérites de leurs odieux moutards que nous nous mettons à crier : « Ah, non, assez ! Vite, de l’air ! Vous allez nous rendre malades ! »
Les enseignants souffrent beaucoup d’avoir à écouter ce genre de balivernes proférées par des parents gonflés d’orgueil mais, en général, ils se rattrapent dans l’établissement des notes en fin de trimestre. Si j’étais professeur, je concocterais des appréciations féroces pour les enfants de radoteurs aussi infatués. « Votre fils Maximilien, écrirais-je, est une nullité totale. J’espère que vous avez une entreprise familiale où vous pourrez le caser à la fin de ses études car il n’a aucune chance de trouver nulle part ailleurs le moindre emploi. » Ou bien, si je me sentais lyrique ce jour-là, je dirais : « Que les organes de l’ouïe des sauterelles se trouvent aux flancs de leur abdomen est une curiosité de la nature. A en juger par ce qu’elle a appris au cours du dernier trimestre, votre fille Vanessa ne possède pas trace des organes en question. »
Je pourrais même m’aventurer plus loin dans l’histoire naturelle et déclarer : « La cigale passe six ans à l’état de larve enterrée dans le sol et pas plus de six jours à l’air libre, au soleil. Votre fils Gaston a passé six ans à l’état de larve dans cet établissement et nous attendons toujours qu’il sorte de sa chrysalide. » Une petite fille spécialement odieuse pourrait m’inspirer ce commentaire :
« Fiona a la même beauté glaciale qu’un iceberg mais, contrairement à ce dernier, il n’y a strictement rien à trouver sous cette apparence. » Bref je crois que je me pourlécherais à rédiger des bulletins de fin de trimestre pour les jeunes pestes de ma classe. Mais en voilà assez. Poursuivons notre récit.
De loin en loin, il arrive qu’on rencontre des parents qui adoptent l’attitude opposée et ne manifestent pas le moindre intérêt pour leurs enfants. Ceux-là sont, à coup sûr, bien pires que les admirateurs béats. M. et Mme Verdebois appartenaient à cette espèce. Ils avaient un fils appelé Michael et une fille du nom de Matilda, et considéraient cette dernière à peu près comme une croûte sur une plaie. Une croûte, il faut s’y résigner jusqu’à ce qu’on puisse la détacher, s’en défaire et la bazarder. M. et Mme Verdebois attendaient avec impatience le moment où ils pourraient se défaire de leur petite fille et la bazarder, en l’expédiant de préférence dans le comté voisin ou même plus loin. Il est déjà assez triste que des parents traitent des enfants ordinaires comme s’ils étaient des croûtes ou des cors aux pieds, mais cette attitude est encore plus répréhensible si l’enfant en question est extraordinaire, j’entends par là aussi sensible que douée.
Matilda était l’un et l’autre mais, par-dessus tout, elle était douée. Elle avait l’esprit si vif et si délié et apprenait avec une telle facilité que même les parents les plus obtus auraient reconnu des dons aussi exceptionnels. Mais M. et Mme Verdebois étaient, eux, si bornés, si confinés dans leurs petites existences étriquées et stupides, qu’ils n’avaient rien remarqué de particulier chez leur fille. Pour tout dire, fût-elle rentrée à la maison en se traînant avec la jambe cassée qu’ils ne s’en seraient pas aperçus.
Le frère de Matilda, Michael, était un garçon tout à fait normal, mais devant sa sœur – je le répète – vous seriez resté comme deux ronds de flan. A l’âge d’un an et demi, elle parlait à la perfection et connaissait à peu près autant de mots que la plupart des adultes. Les parents, au lieu de la féliciter, la traitaient de moulin à paroles et la rabrouaient en lui disant que les petites filles sont faites pour être vues mais pas pour être entendues.
A trois ans, Matilda avait appris toute seule à lire en s’exerçant avec les journaux et les magazines qui traînaient à la maison. A quatre ans, elle lisait couramment et, tout naturellement, se mit à rêver de livres. Le seul disponible dans ce foyer de haute culture, La Cuisine pour tous, appartenait à sa mère et, lorsqu’elle l’eut épluché de la première page à la dernière et appris toutes les recettes par cœur, elle décida de se lancer dans des lectures plus intéressantes.
— Papa, dit-elle, tu crois que tu pourrais m’acheter un livre ?
— Un livre ? dit-il. Qu’est-ce que tu veux faire d’un livre, pétard de sort !
— Le lire, papa.
— Et la télé, ça te suffit pas ? Vingt dieux ! on a une belle télé avec un écran de 56, et toi tu réclames des bouquins ! Tu as tout de l’enfant gâtée, ma fille.
Presque chaque après-midi, Matilda se trouvait seule à la maison. Son frère (de cinq ans son aîné) allait en classe. Son père était à son travail et sa mère partait jouer au loto dans une ville située à une dizaine de kilomètres de là. Mme Verdebois était une mordue du loto et y jouait cinq après-midi par semaine. Ce jour-là, comme son père avait refusé de lui acheter un livre, Matilda décida de se rendre toute seule à la bibliothèque du village. Quand elle arriva, elle se présenta à la bibliothécaire, Mme Folyot. Puis elle demanda si elle pouvait s’asseoir et lire un livre. Mme Folyot, déconcertée par l’apparition d’une si petite visiteuse non accompagnée, l’accueillit néanmoins avec bienveillance.
— Où sont les livres d’enfants, s’il vous plaît ? demanda Matilda.
— Là-bas, sur les rayons du dessous, lui dit Mme Folyot. Veux-tu que je t’aide à en trouver un joli avec beaucoup d’images ?
— Non, merci, dit Matilda, je me débrouillerai bien toute seule.
A dater de ce jour-là, chaque après-midi, aussitôt sa mère partie pour aller jouer au loto, Matilda trottinait jusqu’à la bibliothèque. Il n’y avait que dix minutes de trajet, ce qui lui permettait de passer deux heures merveilleuses assise tranquillement dans un coin à dévorer livre sur livre.
Lorsqu’elle eut lu tous les livres d’enfants disponibles, elle se mit à fureter dans la salle, en quête d’autres ouvrages. Mme Folyot, qui l’avait observée avec fascination durant plusieurs semaines, se leva de son bureau et alla la rejoindre.
— Je peux t’aider ? demanda-t-elle.
— Je me demande ce que je pourrais lire maintenant, dit Matilda. J’ai fini tous les livres d’enfants.
— Tu veux dire que tu as regardé toutes les images ?
— Oui, mais j’ai aussi lu tout ce qui était écrit.
Mme Folyot considéra Matilda de toute sa hauteur, et Matilda, le nez en l’air, soutint son regard.
— J’en ai trouvé quelques-uns bien mauvais, ajouta-t-elle ; mais d’autres étaient très jolis. Celui que j’ai préféré, c’est Le Jardin secret. Il est plein de mystère. Le mystère de la pièce derrière la porte fermée et le mystère du jardin derrière le grand mur.
Mme Folyot était stupéfaite.
— Dis-moi, Matilda, demanda-t-elle, quel âge as-tu au juste ?
— Quatre ans et trois mois, répondit Matilda.
La stupeur de Mme Folyot était à son comble mais elle eut la présence d’esprit de ne pas le montrer.
— Quel genre de livre aimerais-tu lire maintenant ? demanda-t-elle.
— Je voudrais un de ces livres vraiment bons que lisent les grandes personnes. Un livre célèbre. Je ne connais pas les titres.
Mme Folyot, sans hâte, se mit à examiner les rayons. Elle ne savait trop à quel saint se vouer. « Comment choisit-on un livre d’adulte célèbre pour une enfant de quatre ans ? » se demandait-elle. Elle songea tout d’abord à lui donner un roman de jeune fille à l’eau de rose, du genre destiné aux adolescentes puis, mue par on ne sait quelle raison, elle s’éloigna résolument de l’étagère devant laquelle elle s’était arrêtée.
— Tiens, si tu essayais de lire ça, dit-elle. C’est un livre très connu et très beau. S’il est trop long pour toi, dis-le-moi et je t’en trouverai un autre plus court et plus facile.
— Les Grandes Espérances, lut Matilda, de Charles Dickens. J’ai très envie de m’y mettre.
« Je dois être folle », songea Mme Folyot. Ce qui ne l’empêcha pas d’affirmer :
— Bien sûr, ça devrait te plaire.
Au cours des après-midi suivants, Mme Folyot eut peine à détacher ses regards de la petite fille assise des