je fermai les paupières pour laisser mes yeux se réaccoutumer aux ténèbres.
L’interminable mélopée avait pris fin, et autour du feu de campement toute la troupe décimée avait entonné le chœur que je connaissais trop :
Nous étions quinze sur le coffre du mort…
Yo-ho-ho ! et une bouteille de rhum !
La boisson et le diable ont expédié les autres,
Yo-ho-ho ! et une bouteille de rhum !
J’étais en train de songer à l’œuvre que la boisson et le diable accomplissaient en ce moment même dans la cabine de l’Hispaniola, lorsque je fus surpris par un soudain coup de roulis du coracle. Au même instant, il fit une violente embardée et parut changer de direction. Sa vitesse aussi avait augmenté singulièrement.
J’ouvris les yeux aussitôt. Tout autour de moi, de petites rides se hérissaient de crêtes bruissantes et légèrement phosphorescentes. À quelques brasses, l’Hispaniola elle-même, qui m’entraînait encore dans son sillage, semblait hésiter sur sa direction, et je vis ses mâts se balancer légèrement sur la noirceur de la nuit. En y regardant mieux, je m’assurai qu’elle aussi virait vers le sud.
Je tournai la tête, et mon cœur bondit dans ma poitrine. Là, juste derrière moi, se trouvait la lueur du feu de campement. Le courant avait obliqué à angle droit et emportait avec lui la majestueuse goélette et le petit coracle bondissant ; toujours plus vite, toujours à plus gros bouillons, toujours avec un plus fort murmure, elle filait à travers la passe vers la haute mer.
Soudain la goélette fit devant moi une embardée, et vira de peut-être vingt degrés. Presque au même moment des appels se succédèrent à bord ; j’entendis des pas marteler l’échelle du capot, et je compris que les deux ivrognes, enfin éveillés au sentiment de la catastrophe, avaient interrompu leur querelle.
Je me couchai à plat dans le fond du misérable esquif et pieusement recommandai mon âme à son Créateur. Au bout de la passe, nous ne pouvions manquer de tomber sur quelque ligne de brisants furieux, qui mettraient vite fin à tous mes soucis ; et bien que j’eusse peut-être la force de mourir, je supportais mal d’envisager mon sort par avance.
Il est probable que je restai ainsi des heures, continuellement ballotté sur les lames, aspergé par les embruns, et ne cessant d’attendre la mort au prochain plongeon. Peu à peu, la fatigue m’envahit ; un engourdissement, une stupeur passagère accabla mon âme, en dépit de mes terreurs ; puis le sommeil me prit, et dans mon coracle ballotté par les flots je rêvai de mon pays et du vieil Amiral Benbow.
XXIV
La croisière du coracle
Il faisait grand jour lorsque je m’éveillai et me trouvai voguant à l’extrémité sud-ouest de l’île au trésor. Le soleil était levé, mais encore caché pour moi derrière la haute masse de la Longue-Vue, qui de ce côté descendait presque jusqu’à la mer en falaises formidables.
La pointe Hisse-la-Bouline et le mont du Mât-d’Artimon étaient tout proches : la montagne grise et dénudée, la pointe ceinte de falaises de quarante à cinquante pieds de haut et bordée de gros blocs de rocher éboulés. J’étais à peine à un quart de mille au large, et ma première pensée fut de pagayer vers la terre et d’aborder.
Ce projet fut vite abandonné. Parmi les pierres tombées, le ressac écumait et grondait ; avec des chocs violents, les lourdes lames jaillissaient et s’écroulaient, se succédant de seconde en seconde ; et je prévis que si je m’aventurais plus près, je serais roulé à mort sur cette côte sauvage, ou m’épuiserais en vains efforts pour escalader les rocs surplombants.
Et ce n’était pas tout, car, rampant de compagnie à la surface des tables rocheuses ou se laissant tomber dans la mer à grand bruit, j’aperçus d’énormes monstres limoneux – des sortes de limaces, mais d’une grosseur démesurée – par deux ou trois douzaines à la fois, qui faisaient retentir les échos de leurs aboiements.
J’ai su depuis que c’étaient des lions de mer, entièrement inoffensifs. Mais leur aspect, joint à la difficulté du rivage et à la violence du ressac, était plus que suffisant pour me dégoûter d’atterrir là. Je trouvai préférable de mourir de faim en mer, plutôt que d’affronter semblables périls.
Cependant j’avais devant moi une meilleure chance, à ce que je croyais. Au nord du cap Hisse-la-Bouline, sur un espace considérable de côte, la marée basse découvre une longue bande de sable jaune. En outre, plus au nord, se présente encore un autre promontoire – le cap des Bois, d’après la carte – revêtu de grands pins verts qui descendaient jusqu’à la limite des flots.
Je me rappelai que le courant, au dire de Silver, portait au nord sur toute la côte ouest de l’île au trésor, et voyant d’après ma position que j’étais déjà sous son influence, je résolus de laisser derrière moi le cap Hisse-la-Bouline et de réserver mes forces pour tenter d’aborder sur le cap des Bois, de plus engageant aspect.
Il y avait sur la mer une longue et tranquille houle. Le vent soufflait doucement et continûment du sud, sans nul antagonisme entre le courant et lui, et les lames s’élevaient et s’abaissaient sans déferler.
En tout autre cas, j’eusse péri depuis longtemps ; mais dans ces conditions, j’étais étonné de voir combien facile et sûre était la marche de ma petite et légère pirogue. Souvent, alors que je me tenais encore couché au fond et risquais seulement un œil par-dessus le plat-bord, je voyais une grosse éminence bleue se dresser, proche et menaçante ; mais le coracle ne faisait que bondir un peu, danser comme sur des ressorts, et s’enfonçait de l’autre côté dans le creux aussi légèrement qu’un oiseau.
Je ne tardai pas à m’enhardir, et je m’assis pour éprouver mon adresse à pagayer. Mais le plus petit changement dans la répartition du poids produisait de violentes perturbations dans l’allure du coracle. Et j’avais à peine fait un mouvement que le canot, abandonnant du coup son délicat balancement, se précipita d’emblée à bas d’une pente d’eau si abrupte qu’elle me donna le vertige, et alla dans un jet d’écume piquer du nez profondément dans le flanc de la lame suivante.
Tout trempé et terrifié, je me rejetai au plus vite dans ma position primitive, ce qui parut rendre aussitôt ses esprits au coracle, qui me mena parmi les lames aussi doucement qu’auparavant. Il était clair qu’il ne fallait pas le contrarier ; mais à cette allure, puisque je ne pouvais en aucune façon influer sur sa course, quel espoir avais-je d’atteindre la terre ?
Une peur atroce m’envahit, mais malgré tout je gardai ma raison. D’abord, me mouvant avec grande précaution, j’écopai le coracle à l’aide de mon bonnet de marin, puis, jetant l’œil à nouveau par-dessus le plat-bord, je me mis à étudier comment faisait mon esquif pour se glisser si tranquillement parmi les lames.
Je découvris que chaque vague, au lieu d’être cette éminence épaisse, lisse et luisante qu’elle paraît du rivage ou du pont d’un navire, était absolument pareille à une chaîne de montagnes terrestres, avec ses pics, ses plateaux et ses vallées. Le coracle, livré à lui-même, virant d’un bord sur l’autre, s’enfilait, pour ainsi dire, parmi les régions plus basses, et évitait les pentes escarpées et les points culminants de la vague.
« Allons, me dis-je, il est clair que je dois rester où je suis et ne pas déranger l’équilibre ; mais il est clair aussi que je puis passer la pagaie par-dessus bord, et de temps à autre, dans les endroits unis, donner quelques coups vers la terre. » Sitôt pensé, sitôt réalisé. Je me mis sur les coudes et, dans cette position très gênante, donnai de temps à autre un ou deux coups pour orienter l’avant vers la terre.
C’était un travail harassant et fastidieux. Toutefois, je gagnais visiblement du terrain, et en approchant du cap des Bois, je vis qu’à la vérité je devais manquer infailliblement cette pointe, mais que cependant j’avais fait quelques cents brasses vers l’est. J’étais, en tout cas, fort près de terre. Je pouvais voir les cimes des arbres, vertes et fraîches, se balancer à la fois sous la brise, et j’étais assuré de pouvoir aborder sans faute au promontoire suivant.
Il était grand temps, car la soif commençait à me tourmenter. L’éclat du soleil par en haut, sa réverbération sur les ondes, l’eau de mer qui retombait et séchait sur moi, m’enduisant les lèvres de sel, se combinaient pour me parcheminer la gorge et m’endolorir la tête. La vue des arbres si proches me rendit presque malade d’impatience ; mais le courant eut tôt fait de m’emporter au-delà de la pointe ; et quand la nouvelle étendue de mer s’ouvrit devant moi, j’aperçus un objet qui changea la nature de mes soucis.
Droit devant moi, à moins d’un demi-mille, je vis l’Hispaniola sous voiles. Malgré ma certitude d’être pris, je souffrais si fort du manque d’eau, que je ne savais plus si je devais me réjouir ou m’attrister de cette perspective. Mais bien avant d’en être arrivé à une conclusion, la surprise me posséda entièrement, et je devins incapable de faire autre chose que de regarder et de m’ébahir.
L’Hispaniola était sous sa grand-voile et ses deux focs : la belle toile blanche éclatait au soleil comme de la neige ou de l’argent. Quand je la vis tout d’abord, toutes ses voiles portaient : elle faisait route vers le nord-ouest ; et je présumai que les hommes qui la montaient faisaient le tour de l’île pour regagner le mouillage. Bientôt elle appuya de plus en plus à l’ouest, ce qui me fit croire qu’ils m’avaient aperçu et allaient me donner la chasse. Mais à la fin, elle tomba en plein dans le lit