politique, et qui prouvait à nos ennemis que nous méprisions leur canonnade.
Pendant toute la soirée, ils continuèrent à nous bombarder. L’un après l’autre, les boulets nous passaient par-dessus la tête, ou tombaient court, ou faisaient voler le sable de l’enclos ; mais le tir était si plongeant que le projectile arrivait sans force et s’enterrait dans le sable mou. On n’avait à craindre nul ricochet. Un boulet, il est vrai, pénétra par le toit dans la maison de rondins et s’engouffra au travers du plancher ; mais nous nous habituâmes vite à cette sorte de jeu brutal, qui ne nous émouvait pas plus que le cricket.
– Il y a une bonne chose dans tout cela, nous fit remarquer le capitaine : c’est qu’il n’y a sans doute personne dans le bois devant nous. La marée baisse depuis un bon moment, et nos provisions doivent être à découvert. Des volontaires pour aller nous chercher du lard !
Gray et Hunter furent les premiers à s’offrir. Bien armés, ils s’élancèrent hors de la palanque ; mais leur mission fut vaine. Les mutins étaient plus hardis que nous l’imaginions, ou ils avaient plus de confiance que nous dans le pointage d’Israël, car il y en avait déjà quatre ou cinq occupés à enlever nos provisions. Ils les transportaient à gué dans l’une des yoles qui était là tout près et que des coups d’aviron espacés maintenaient en place contre le courant. Silver, installé à l’arrière, commandait ses hommes, qui étaient maintenant tous pourvus de mousquets provenant de quelque cachette à eux.
Le capitaine s’assit devant son journal de bord, et y inscrivit ce qui suit :
« Alexandre Smollett, capitaine ; David Livesey, médecin du bord ; Abraham Gray, charpentier en second ; John Trelawney, armateur ; John Hunter et Richard Joyce, valets de l’armateur, terriens – les seuls qui soient restés fidèles de tout l’équipage du navire – munis de vivres pour dix jours à demi-ration, ont abordé ce jourd’hui et déployé le pavillon britannique sur la maison de rondins de l’île au trésor. Thomas Redruth, valet de l’armateur, terrien, tué par les révoltés ; James Hawkins, garçon de cabine… »
Et, tandis qu’il écrivait, je m’interrogeais sur le sort du pauvre Jim Hawkins.
Un appel s’éleva du côté de la terre.
– Quelqu’un nous hèle, dit Hunter, qui était de garde.
– Docteur ! chevalier ! capitaine ! Hallo ! Hunter, c’est vous ? criait-on.
Et je courus à la porte, assez tôt pour voir Jim Hawkins, sain et sauf, qui escaladait le retranchement.
XIX
Jim Hawkins reprend son récit : la garnison de la palanque
En apercevant le pavillon, Ben Gunn fit halte, me retint par le bras, et s’assit.
– À présent, dit-il, ce sont tes amis, pour sûr.
– Il est plus probable que ce sont les mutins, répondis-je.
– Avec ça ? insista-t-il. Allons donc ! dans un lieu comme celui-ci où il ne vient que des gentilshommes de fortune, le pavillon que déploierait Silver, c’est le Jolly Roger
[4] , il n’y a pas de doute là-dessus. Non, ce sont tes amis. Il y a eu bataille, du reste, et je suppose que tes amis ont eu le dessus et les voici à terre dans ce vieux fortin construit par Flint il y a des années et des années. Ah ! il en avait une caboche, ce Flint ! Rhum à part, on n’a jamais vu son pareil. Il n’eut jamais peur de personne, sauf de Silver… Oui, Silver avait cet honneur.
– Bien, dis-je, c’est possible, et je vous crois ; mais raison de plus pour que je me dépêche de rejoindre mes amis.
– Nenni, camarade, répondit Ben, pas du tout. Tu es un bon gars, si je ne m’abuse, mais tu n’es qu’un gamin pour finir. Or, Ben Gunn est renseigné. Même pour du rhum, on ne me ferait pas aller là où tu vas. Non, pas pour du rhum… jusqu’à ce que j’aie vu ton gentilhomme de naissance et reçu sa parole d’honneur. Et n’oublie pas mes paroles : « Un riche coup (voilà ce que tu diras), un riche coup plus de confiance… » et puis tu le pinces.
Et il me pinça pour la troisième fois avec le même air entendu.
– Et quand on aura besoin de Ben Gunn, tu sauras où le trouver, Jim. Là même où tu l’as trouvé aujourd’hui. Et que celui qui viendra porte quelque chose de blanc à la main, et qu’il vienne seul… ah ! et puis tu diras ceci : « Ben Gunn, que tu diras, a ses raisons à lui. »
– Bien, répliquai-je, il me semble que je comprends. Vous avez une proposition à faire, et vous désirez voir le chevalier ou le docteur ; et on vous trouvera où je vous ai trouvé. Est-ce tout ?
– Et à quel moment, dis ? ajouta-t-il. Eh bien, mettons entre midi et trois heures environ.
– Bon. Et maintenant puis-je m’en aller ?
– Tu n’oublieras pas ? demanda-t-il inquiètement. « Un riche coup » et « des raisons à lui », que tu diras. Des raisons à lui, voilà le principal ! Je te le dis en confidence. Eh bien donc (et il me tenait toujours), je pense que tu peux aller, Jim. Et puis, Jim, si par hasard tu vois Silver, tu n’iras pas vendre Ben Gunn ? On ne te tirera pas les vers du nez ? À aucun prix, dis ? Et si ces pirates campent à terre, Jim, que diras-tu s’il y a des veuves au matin ?
Il fut interrompu par une détonation violente, et un boulet de canon arriva, fracassant les branches, et alla s’enfoncer dans le sable, à moins de cinquante toises de l’endroit où nous étions arrêtés à causer. À l’instant, nous prîmes la fuite à toutes jambes, chacun de notre côté.
Durant une heure, l’île trembla sous les détonations répétées, et les boulets ne cessèrent de ravager les bois. Je passais d’une cachette à l’autre, toujours poursuivi, ou du moins je me l’imaginais, par ces terrifiants projectiles. Mais vers la fin du bombardement, sans oser encore m’aventurer du côté du fortin, où tombaient la plupart des boulets, j’avais retrouvé mon courage ; et, après un long circuit dans l’est, je descendis au rivage en me glissant parmi les arbres.
Le soleil venait de se coucher, la brise de mer se levait, agitant les ramures et la surface terne du mouillage ; la marée, par ailleurs, était presque basse, et découvrait de larges bancs de sable ; le vent, après l’ardeur du jour, me faisait frissonner sous ma vareuse.
L’Hispaniola était toujours ancrée à la même place ; mais le Jolly Roger se déployait à son mât. Tandis que je la considérais, je vis jaillir un nouvel éclair de feu, une autre détonation réveilla les échos, et un boulet de plus déchira les airs. Ce fut la fin de la canonnade.
Je restai quelque temps à écouter le hourvari qui succédait à l’attaque. Sur le rivage voisin de la palanque, on démolissait quelque chose à coups de hache : notre infortuné petit canot, comme je l’appris par la suite. Plus loin, vers l’embouchure de la rivière, un grand brasier flamboyait parmi les arbres, et entre ce point et le navire, une yole faisait la navette. Tout en maniant l’aviron, les hommes que j’avais vus si renfrognés chantaient comme des enfants. Mais à l’intonation de leurs voix, on comprenait qu’ils avaient bu.
À la fin, je crus pouvoir regagner la palanque. Je me trouvais assez loin sur la langue de terre basse et sablonneuse qui ferme le mouillage à l’est et se relie dès la mi-marée à l’îlot du Squelette. En me mettant debout, je découvris, un peu plus loin sur la langue de terre et s’élevant d’entre les buissons bas, une roche isolée, assez haute et d’une blancheur particulière. Je m’avisai que ce devait être la roche blanche à propos de laquelle Ben Gunn m’avait dit que si un jour ou l’autre on avait besoin d’un canot, je saurais où le trouver.
Puis, longeant les bois, j’atteignis enfin les derrières de la palanque, du côté du rivage, et fus bientôt chaleureusement accueilli par le parti fidèle.
Quand j’eus brièvement conté mon aventure, je pus regarder autour de moi. La maison était faite de troncs de pins non équarris, qui constituaient le toit, les murs et le plancher. Celui-ci dominait par endroits d’un pied à un pied et demi le niveau du sable. Un vestibule précédait la porte, et sous ce vestibule la petite source jaillissait dans une vasque artificielle d’un genre assez insolite : ce n’était rien moins qu’un grand chaudron de navire, en fer, dépourvu de son fond et enterré dans le sable « jusqu’à la flottaison », comme disait le capitaine.
Il ne restait guère de la maison que la charpente : toutefois dans un coin on voyait une dalle de pierre qui tenait lieu d’âtre, et une vieille corbeille de fer rouillée destinée à contenir le feu.
Sur les pentes du monticule et dans tout l’intérieur du retranchement, on avait abattu le bois pour construire le fortin, et les souches témoignaient encore de la luxuriance de cette futaie. Après sa destruction, presque toute la terre végétale avait été délayée par les pluies ou ensevelie sous la dune ; au seul endroit où le ruisselet se dégorgeait du chaudron, un épais tapis de mousse, quelques fougères et des buissons rampants verdoyaient encore parmi les sables. Entourant la palanque de très près – de trop près pour la défense, disaient mes compagnons – la forêt poussait toujours haute et drue, exclusivement composée de pins du côté de la terre, et avec une forte proportion de chênes verts du côté de la mer.
L’aigre brise du