le pignon, à voix basse, d’un air de mystère et presque de culpabilité. Si elle interrogeait l’un ou l’autre, comme il lui arriva parfois, au début, on refusait brutalement de répondre à ses questions.
Depuis que Rorie avait parlé du poisson qui escortait le lougre, son maître n’avait plus remis le pied qu une seule fois sur la terre ferme du Ross. Cette unique fois – ce fut au milieu du printemps – il avait passé à pied sec, lors de la marée basse ; mais s’étant trop attardé sur l’autre bord, il se trouva coupé d’Aros par le retour des eaux. Ce fut avec un cri d’angoisse qu’il sauta par-dessus le goulet, et il arriva ensuite chez lui dans un véritable accès de fièvre causé par la peur. Une crainte de la mer, une hantise constante de la pensée de la mer, se révélaient dans ses propos et dans ses dévotions, voire dans ses regards alors qu’il se taisait.
Rorie seul rentra pour le souper ; un peu plus tard, mon oncle fit son apparition, prit une bouteille sous son bras, mit un bout de pain dans sa poche et s’en retourna vers son observatoire, accompagné cette fois de Rorie. À ce que j’entendis, la goélette perdait du terrain, mais l’équipage luttait encore pouce par pouce, avec des efforts et un courage désespérés. Ces nouvelles m’emplirent le cœur de tristesse.
Un peu après le coucher du soleil, la tempête éclata dans toute sa fureur et devint un ouragan tel que je n’en ai jamais connu en été ni même, vu la promptitude de sa venue, en hiver. Mary et moi restions silencieux ; la maison craquait au-dessus de nous, la tourmente hurlait au-dehors ; dans l’âtre, le feu crépitait sous les gouttes de pluie. Notre pensée accompagnait au loin les pauvres gens de la goélette, ou mon oncle, non moins malheureux, exposé sur le promontoire ; mais de temps à autre nous étions rappelés à nous-mêmes, lorsque le vent s’élevait et frappait le pignon comme un corps solide, ou tombait soudain et s’éloignait : une grande flamme s’élançait alors dans l’âtre et nos cœurs bondissaient dans nos poitrines. Parfois, la tempête dans toute sa force empoignait et secouait la maison, des quatre coins, en rugissant comme un Léviathan furieux. Parfois, dans une accalmie, des remous glacés parcouraient la salle, nous hérissant les cheveux sur la tête. Et puis, une fois de plus, le vent reprenait, un chœur de clameurs lugubres éclatait, qui hululaient tout bas dans la cheminée et vagissaient avec une douceur de flûte autour de la maison.
Il était peut-être huit heures, lorsque Rorie rentra et m’attira vers la porte, mystérieusement. Mon oncle avait, semblait-il, effrayé jusqu’à son inséparable compagnon ; et Rorie, mal à l’aise devant ses extravagances, me pria de sortir avec lui pour aller le surveiller de concert, je me hâtai de faire comme il demandait, et d’autant plus volontiers que, soit par crainte, soit à cause de la tension électrique de la nuit, j’étais moi-même instable et porté à l’action. Je priai Mary de ne pas s’inquiéter, car j’allais veiller sur son père ; et, m’enveloppant d’un plaid, je suivis Rorie au-dehors.
La nuit, bien que l’on fût seulement aux premiers jours d’août, était sombre comme en janvier. Des intervalles de crépuscule alternaient avec des moments de ténèbres complètes ; et il était impossible de découvrir la cause de ces changements dans la tumultueuse horreur du ciel. Le vent nous coupait la respiration ; le ciel tout entier paraissait détoner par-dessus nos têtes, comme une immense voile, et lorsqu’une brève accalmie s’abattait sur Aros, nous entendions les rafales se perdre lugubrement dans le lointain. Sur toutes les basses terres du Ross, le vent devait faire rage aussi bien qu’en pleine mer ; et Dieu seul sait quelle tourmente assaillait le sommet de Ben Kyaw.
Des rideaux de pluie et d’embruns mêlés passaient devant nous. Tout autour de l’île d’Aros, le tonnerre du ressac, avec un incessant martèlement, battait les récifs et les grèves. Tantôt plus fort en un point, tantôt plus bas sur un autre, comme les combinaisons musicales d’un orchestre, le volume constant du bruit variait à peine durant un instant. Et, dominant ce tohu-bohu, je percevais les voix changeantes du Roost et le mugissement intermittent des Gais Lurons. Ce fut à cette heure que je compris le motif qui les avait fait nommer ainsi. Car leur bruit, plus haut que tous les autres bruits de la nuit, semblait presque joyeux ou, sinon joyeux, du moins teinté d’une jovialité formidable. De plus, il semblait quasi humain. Tels des sauvages qui ont bu à perdre la raison et, dédaignant la parole, braillent tous à la fois, en pleine folie, durant des heures, ainsi, à mes oreilles, ces brisants funestes hurlaient contre Aros dans la nuit.
Bras dessus, bras dessous et luttant contre le vent, Rorie et moi gagnions chaque yard de terrain par un effort laborieux. Nous glissions sur les mottes de gazon humide, nous trébuchions ensemble contre les rochers. Trempés, meurtris, flagellés, essoufflés, il nous fallut près d’une demi-heure pour monter de la maison jusqu’au sommet qui domine le Roost. C’était l’observatoire favori de mon oncle. Juste devant, là où la falaise est la plus haute et la plus abrupte, un bossellement de terre, une sorte de parapet, fait un abri contre les vents habituels et l’on peut y rester tranquille à voir le flux et les lames démentes lutter à ses pieds. De même que l’on regarde de la fenêtre d’une maison une rixe dans la rue, ainsi, de ce poste, on domine le tumulte des Gais Lurons.
Par une nuit comme celle-là, bien entendu, le regard plonge en un monde de ténèbres ou les eaux tourbillonnent en écumant, où les vagues s’entrechoquent avec le fracas d’une explosion et l’écume jaillit et se disperse en un clin d’œil. Jamais auparavant je n’avais vu les Gais Lurons aussi furieux. La rage, la hauteur et la fugacité de leurs projections formaient un spectacle impossible à décrire. Bien plus haut que nous et que la falaise, leurs blanches colonnes montaient dans les ténèbres ; et au même instant, comme des fantômes, elles avaient disparu. Quelquefois, trois d’un coup s’élevaient ainsi pour s’évanouir ; quelquefois, la bourrasque les emportait et l’embrun retombait sur nous, dense comme une vague. Et cependant le spectacle était encore plus effarant par son allègre frénésie, qu’imposant par sa puissance. L’esprit restait confondu devant cette clameur stupéfiante ; un vide hilare s’emparait des cerveaux humains, un état voisin de la folie ; et je me suis surpris à accompagner la danse des Gais Lurons comme s’il se fût agi d’un air de gigue sur un instrument.
J’aperçus mon oncle quand nous étions encore à plusieurs yards de lui, dans un de ces fugitifs intervalles de crépuscule qui alternaient avec la noirceur de poix de la nuit. Il était debout derrière le parapet, la tête renversée et la bouteille à la bouche. En la reposant, il nous vit, nous reconnut et nous fit signe en agitant la main, d’un air goguenard.
— Est-ce qu’il a bu ? demandai-je à Rorie.
— Il est toujours ivre quand le vent souffle, me répondit Rorie sur le même ton élevé, qui me permettait à peine de l’entendre.
— Alors, il l’était en février ? dis-je.
Le « oui » de Rorie me causa de la joie. Donc, l’assassinat n’avait point été accompli de sang-froid, c’était un acte de démence, et pas plus condamnable qu’excusable. Mon oncle était un fou dangereux, soit ; mais il n’était pas féroce et vil comme je l’avais craint. Mais quelle scène d’ivresse ! et quel vice incroyable avait choisi le malheureux ! J’ai toujours vu dans l’ivrognerie un plaisir farouche et quasi effrayant, moins humain que démoniaque ; mais cette ivrognerie-ci, dans les ténèbres rugissantes, au bord d’une falaise dominant cet enfer de flots, la tête du buveur tournant comme le Roost, son pied titubant sur la lisière du trépas, son oreille guettant l’annonce du naufrage, – à coup sûr, ces circonstances, peut-être croyables s’il se fût agi de quelque autre, étaient moralement impossibles quand il s’agissait d’un homme comme mon oncle, qui avait foi en une doctrine de damnation et que hantaient les plus sombres superstitions. Il en était ainsi, pourtant ; et lorsque nous eûmes atteint l’abri et que nous pûmes reprendre haleine, je vis les yeux de cet homme briller dans la nuit d’un éclat insolite.
— Hein, Charlie, mon garçon, est-ce grandiose ! s’écria-t-il. Voyez-les donc ! (et il m’attira au bord du gouffre d’où montaient l’assourdissante clameur et les nuages d’embrun) voyez-les danser, mon garçon ! Quelle malice !
Et il appuya sur le mot, qui me sembla en effet approprié à la scène.
— Ils hurlent après cette goélette là-bas, poursuivit-il de sa grêle voix démente, bien perceptible derrière l’abri du parapet, – et elle vient plus près, oui, plus près et plus près, toujours plus près ; et ils savent, ces gens savent, ils savent bien que c’en est fait d’eux. Charlie, mon garçon, tout le monde est ivre sur cette goélette, tout le monde est engourdi de boisson. Ils étaient tous ivres, sur le Christ-Anna, à la pointe là-bas. Personne qui puisse se noyer en mer sans eau-de-vie… Taisez-vous, vous n’en savez rien ! cria-t-il avec un soudain accès de colère. Je vous dis que cela ne peut être ; ils n’oseraient pas se noyer, sans cela. Allons ! (et il me tendit la bouteille) buvez un coup !
J’allais refuser, mais Rorie me toucha du coude en manière d’avertissement ; et du reste, je m’étais déjà ravisé. Je pris donc la bouteille et non seulement bus une copieuse