a des gens dans la mer, – des morts, soit, mais des gens tout de même ; et quant aux démons, il n’en est pas qui vaillent ceux de la mer. Tout compte fait, les démons terrestres ne sont pas moitié aussi méchants. Jadis, lorsque j’habitais le pays du Sud, il y avait, je me rappelle, un vieux spectre chauve dans Peewie Moss. Je l’ai vu de mes yeux, sous la forme d’une vieille sorcière, grise comme une pierre tombale. Mais il ne faisait de mal à personne. Sans doute, si quelque réprouvé, quelqu’un haï de Dieu, était passé par là ayant encore son péché sur l’estomac, sans doute la créature aurait sauté dessus. Mais il y a au fond de la mer des diables qui sauteraient sur un communiant ! Hé, monsieur, si nous étions allés au fond avec les pauvres gars du Christ-Anna, vous sauriez aujourd’hui quelle est la pitié des mers. Si vous aviez navigué autant que moi, la pensée seule de la mer vous serait odieuse. Si seulement vous vous serviez des yeux que Dieu vous a donnés, vous comprendriez la méchanceté de cette perfide étendue salée, froide, et de tout ce qu’elle renferme par la permission du Seigneur : des homards et des requins, et le reste, qui s’acharnent sur les morts ; des tas de baleines béantes et soufflantes ; et des poissons de tout genre, aux froides écailles, aux yeux vides. Oh ! monsieur, s’écria-t-il, l’horreur, – l’horreur de la mer !
Nous fûmes tous un peu saisis par cette sortie ; et mon oncle lui-même, après sa dernière exclamation exaltée, se renferma dans ses sombres pensées. Mais Rorie, qui était plein de superstitions populaires, le ramena au sujet par une question :
— Avez-vous déjà vu un diable de la mer ? demanda-t-il.
— Pas en face, répondit l’autre. Je ne crois pas qu’on puisse en voir un en face, et rester vivant. J’ai navigué avec un individu qui s’appelait Sandy Gabart ; il en vit un, bien sûr, mais ce fut sa perte. Nous étions sortis de la Clyde depuis sept jours et nous peinions dur, – faisant route vers le nord, avec un chargement de grains et des tas de choses pour les Macleod. Nous étions à peu près à la hauteur des Cutchullons, nous avions juste dépassé Soa, et tirions une longue bordée que nous croyions devoir nous mener jusqu’à Copnahow. Comme je me rappelle cette nuit là ! la lune dans le brouillard ; une jolie brise sur l’eau, mais mal établie ; et (ce qui ne nous plaisait guère) un autre vent qui arrivait dans les hauteurs, par le travers de ces terribles falaises des Cutchullons. Eh bien, Sandy était à l’avant, à manœuvrer le foc ; on ne le voyait pas, à cause de la grand-voile, qui venait juste de s’emplir, lorsque soudain il poussa un cri. Je m’empressai de lofer, car je croyais que nous arrivions sur Soa ; mais non, ce n’était pas cela, c’était le cri de mort du pauvre Sandy Gabart, ou peu s’en faut, car il trépassa un quart d’heure plus tard. Tout ce qu’il put dire, ce fut qu’un diable, ou un spectre, ou une sorcière de la mer, ou quelque chose de ce genre, avait grimpé par le beaupré, et lui avait lancé un regard étrange et glacé. Et, quand la vie eut abandonné le corps du pauvre Sandy, nous vîmes ce que cela voulait dire, et pourquoi le vent tapait sur les hauteurs des Cutchullons ; car il s’abaissa – je l’appelle un vent, mais c’était le souffle de la colère du Seigneur – et toute cette nuit-là nous peinâmes comme des enragés et, quand nous nous retrouvâmes, ce fut à terre dans le Loch Uskevagh, et les coqs chantaient à Benbecula.
— Ce devait être une sirène, dit Rorie.
— Une sirène ! cria mon oncle avec un infini dédain. Histoires de vieilles femmes ! Il n’y a pas de sirènes !
— Mais à quoi ressemblait cet être ? demandai-je.
— À quoi il ressemblait ? Dieu nous garde de savoir à quoi il ressemblait ! Il avait une espèce de tête… c’est tout ce qu’on peut dire.
Alors, Rorie, excité par cet affront, nous conta plusieurs histoires de sirènes, de tritons, de chevaux de mer, qui avaient été jetés à la côte sur les îles ou avaient attaqué les équipages de bateaux en mer ; et mon oncle, en dépit de son incrédulité, l’écouta avec intérêt et malaise.
— Bon, bon, dit-il, cela peut être ; je puis me tromper ; mais il n’y a pas un mot des sirènes dans l’Écriture.
— Elle ne contient pas non plus un mot d’Aros Roost, sans doute, objecta Rorie, dont l’argument parut décisif.
Après le dîner, mon oncle m’emmena vers un banc situé derrière la maison. L’après-midi était très chaud et très calme ; pas une ride sur la mer, nul bruit que la voix familière des moutons et des goélands ; et ce fut peut-être à cause de ce repos de la nature que mon oncle se montra plus raisonnable et plus tranquille. Il parla sensément et presque gaiement de mon avenir, en faisant de temps à autre une allusion au navire naufragé ou aux trésors qu’il avait apportés en Aros. Quant à moi, je l’écoutai avec une sorte d’égarement, contemplant de toute mon âme ce paysage bien connu et inhalant avec bonheur l’air marin et la fumée de la tourbe allumée par Mary.
Nous étions là depuis peut-être une heure, lorsque mon oncle, qui n’avait cessé de regarder à la dérobée la surface de la petite baie, se leva et me dit de faire comme lui. Or, je dois dire que la vaste poussée du reflux sur l’extrémité sud-ouest d’Aros exerce son influence perturbatrice sur toute la côte avoisinante. Dans Sandag-Bay, au sud, un courant violent correspond à certaines périodes du flot et du jusant ; mais dans cette baie du nord – la baie d’Aros, comme on dit – sur laquelle se trouve la maison et que mon oncle inspectait à cette heure, le seul signe de trouble apparaît sur la fin du jusant et, même alors, il était trop faible pour qu’on le remarque. Lorsqu’il y a de la mer, on ne voit rien du tout ; mais lorsqu’il fait calme, comme il arrive souvent, à la surface lisse de la baie se montrent certains signes bizarres et indéchiffrables, – des runes marines, pourrait-on dire. Le même fait se produit en mille endroits de cette côte ; et tous les enfants ont dû s’amuser, comme moi, à tâcher de lire dans ces caractères quelque allusion à eux-mêmes ou à ceux qu’ils aimaient. Ce fut alors sur ces signes que mon oncle dirigea mon attention, tout en luttant contre une répugnance manifeste.
— Voyez-vous cette trace sur l’eau ? demanda-t-il, là-bas où était la pierre grise ? Oui ? Eh bien, ne dirait-on pas une lettre ?
— Si fait, répondis-je. Je l’ai souvent remarquée. On dirait un C.
Il poussa un soupir, comme si ma réponse l’avait déçu, puis ajouta à mi-voix :
— Oui, pour le Christ-Anna.
— Je me figurais plutôt, monsieur, que c’était pour moi, dis-je, puisque je m’appelle Charles.
— Ainsi donc, vous l’aviez déjà vue ? continua-t-il, sans s’occuper de ma remarque… Bon, bon, mais c’est joliment bizarre. Peut-être a-t-elle attendu là, comme on dit, depuis les âges les plus reculés. C’est effarant, mon garçon. – Puis, s’interrompant soudain : Mais n’en voyez-vous pas une autre ?
— Oui, dis-je. J’en vois une autre, fort nettement, tout près de la côte du Ross, là où le chemin débouche, – un M.
— Un M, répéta-t-il tout bas. – Puis, de nouveau, après un autre silence : Et vous en concluez ?
— J’ai toujours cru que cela voulait dire Mary, monsieur, répondis-je, rougissant soudain, et convaincu au fond du cœur que j’allais avoir une explication décisive.
Mais nous suivions chacun notre idée sans nous occuper de celle de l’autre. Mon oncle, cette fois encore, ne fit pas attention à mes paroles ; mais il laissa retomber la tête et songea ; et j’aurais pu me figurer qu’il ne m’avait pas entendu si sa phrase suivante n’avait renfermé un écho de la mienne.
— Mieux vaut ne rien dire de ces signes à Mary, observa-t-il.
Et il se remit en route.
Il y a, tout le long d’Aros Bay, une zone de gazon où la marche est facile ; ce fut par ce chemin que je suivis en silence mon silencieux parent. J’étais peut-être un peu déçu d’avoir perdu une aussi bonne occasion de déclarer mon amour ; mais j’étais encore beaucoup plus étonné du changement qu’avait subi mon oncle. Ce n’était guère un homme facile à vivre, ni jamais, au sens strict, aimable ; mais il n’y avait rien eu, même dans le pis que j’avais vu de lui auparavant, pour me préparer à une aussi singulière métamorphose. Impossible de fermer les yeux à un fait : il avait, comme on dit, quelque chose sur la conscience ; et comme je recensais mentalement les divers mots qui pouvaient être représentés par la lettre M, – misère, miséricorde, mariage, monnaie, etc. – Je m’arrêtai avec une espèce de sursaut sur le mot meurtre. Je réfléchissais encore au son lugubre et au sens sinistre du mot, quand notre promenade nous amena en un point d’où la vue s’étendait, en arrière sur Aros Bay et la maison, en avant sur l’océan, parsemé d’îles au nord, et s’ouvrant vers le sud, bleu et libre, jusqu’à l’horizon. Arrivé là, mon guide fit halte, examinant l’étendue. Puis il se tourna vers moi et posa la main sur mon bras.
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