pour le pays, tant elle était soignée et accueillante ; et à la voir maintenant souillée par ces additions hétéroclites, je fus pris d’indignation et presque de colère. Vu ce que je venais faire à Aros, ces sentiments étaient injustes et sans raison, mais ils débordèrent, au premier abord, de mon cœur.
— Mary, mon amie, dis-je, voici une maison que j’avais appris à considérer comme ma demeure, mais je ne la reconnais plus.
— Elle est ma demeure véritable, et non adoptive, me répondit-elle ; c’est ici que je suis née et que je mourrai ; et moi non plus je n’aime pas ces changements, ni la manière dont ils se sont produits, ni ce qui en est résulté. Je préférerais, avec la permission de Dieu, que tout cela eût été englouti au fond de la mer et que les Gais Lurons fussent à danser dessus, présentement.
Mary était toujours sérieuse ; c’était peut-être son seul trait commun avec son père ; mais le ton sur lequel elle prononça ces paroles était encore plus grave que de coutume.
— C’est bien cela, dis-je, j’en avais peur, que ces choses ne provinssent d’un naufrage, c’est-à-dire des trépassés. Pourtant, au décès de mon père, j’ai recueilli son bien sans aucun scrupule.
— Votre père est mort de sa belle mort, comme on dit, répliqua Mary.
— C’est vrai, dis-je, et un naufrage ressemble à un châtiment. Quel était le nom du navire ?
— On l’appelait le Christ-Anna, fit une voix derrière moi ; et, me retournant, j’aperçus mon oncle debout dans le cadre de la porte.
C’était un petit homme morose et bilieux, au visage allongé et aux yeux très noirs ; il avait quarante-six ans, un corps sain et alerte, et la mine moitié d’un berger, moitié d’un navigateur. Il ne riait jamais, que je sache ; il lisait longuement la Bible, priait beaucoup, à la manière des caméroniens qui l’avaient élevé ; et d’ailleurs, sous maints rapports, il nie faisait souvenir de l’un de ces prédicateurs montagnards de la rude époque qui précéda la Révolution. Mais il ne retira jamais grande consolation ni même, je crois, bonne gouverne, de sa piété. La crainte de l’enfer le jetait en des accès de mélancolie noire ; il est vrai qu’il avait mené une vie orageuse, dont il se souvenait avec regret, et qu’il était resté un homme rude, froid et morose.
Lorsqu’il fut entré, le bonnet sur la tête et la pipe pendue à une boutonnière, il me sembla, comme Rorie, vieilli et blêmi ; son visage était labouré de rides plus profondes, et le blanc de ses yeux était jaune, comme de vieil ivoire patiné, ou des ossements de mort.
— Oui, le Christ-Anna, répéta-t-il, en appuyant sur la première syllabe. C’est un nom terrible.
Je l’embrassai, et le complimentai sur son air de santé, car je craignais qu’il n’eût été malade.
— Je le suis, de corps, répliqua-t-il, d’un ton assez bourru ; oui, de corps, et par les péchés du corps, comme vous… Dîner ! – dit-il brusquement à Mary ; puis s’adressant derechef à moi :
— Ce sont de fameuses belles choses, que nous avons là, hein ? Voilà une excellente horloge, bien qu’elle ne marche pas ; et le linge n’est pas ordinaire… Bonnes, jolies choses ! c’est pour leurs pareilles que les gens vendent la paix de Dieu qui passe l’entendement ; c’est pour leurs pareilles, voire pour de moins précieuses, que des gens bravent Dieu en face et brûlent au fond de l’enfer ; et c’est pour cette raison que l’Écriture les appelle, comme je l’ai lu, les maudits.
Mais il s’interrompit, pour s’écrier avec rudesse :
— Mary, ma fille, pourquoi n’avez-vous pas sorti les deux candélabres ?
— Pourquoi en aurions-nous besoin en plein midi ? répliqua-t-elle.
Mais mon oncle ne démordit pas de son idée.
— Nous devons en profiter, puisque nous les avons. Et deux candélabres massifs d’argent ciselé vinrent s’ajouter à la garniture de la table, déjà si mal appropriée à cette ferme rustique du bord de la mer.
— Le naufrage a en lieu le 10 février, à dix heures du soir, poursuivit mon oncle, s’adressant à moi. Il y avait peu de vent, mais une mer très mauvaise ; et le navire fut aspiré par le Roost, à mon avis. Nous l’avions vu toute la journée, Rorie et moi, lutter contre le vent. Il n’avait pas un bon équipage, ce me semble, le Christ-Anna car il gouvernait mal et n’obéissait pas. Ce fut une triste journée pour eux ; ils ne lâchèrent pas les voiles un instant, et cela par un froid mortel, – plus froid que neige… Oui, mon garçon, elle fut triste, leur dernière journée. Il aurait fallu tin fier courage pour arriver à terre par ce temps !
— Est-ce qu’ils ont tous péri ? m’écriai-je… Dieu leur soit en aide !
— Chut ! dit-il, sévèrement. On ne prie pas pour les morts, à mon foyer.
Je me défendis d’avoir eu la moindre intention papiste ; et il parut accepter mon désaveu avec une facilité singulière, puis revint à ce qui était évidemment son sujet favori.
— Nous l’avons trouvé dans Sandag-Bay, Rorie et moi, et toutes ces belles choses à l’intérieur. Sandag, voyez-vous, ne vaut rien : des fois, le remous porte en plein sur les Gais Lurons ; et des fois, lorsque la marée est forte et qu’on entend hurler le Roost jusqu’au bout d’Aros, il y a une branche dérivée du courant qui revient en arrière dans Sandag-Bay. Eh bien, ce fut cette branche qui s’empara du Christ-Anna. Il dut être emporté avec fureur, l’arrière en avant, car sa proue est enfoncée plus profond, et son bordage d’arrière est hors de l’eau même aux marées de quadrature. Ah ! mon garçon ! quel coup ç’a dû être quand ils ont touché ! Dieu nous garde tous ! Non, ce n’est pas une vie, d’être marin, – c’est une vie sinistre et pleine de hasards. J’ai moi-même fait mainte réflexion sur la vaste mer ; et pourquoi le Seigneur a bien pu créer toute cette eau-là dépasse ma force de compréhension. Il a créé les vallons et les prés, l’aimable campagne verte, la bonne terre et ses montagnes,
Et voici que tous crient et chantent vers Toi,
Car tu les as faits heureux,
comme disent les Psaumes dans la traduction versifiée. Non que je lui soumette en tout ma foi ; mais elle est de bonne allure, et facile à se rappeler. Celui qui est monté sur un navire pour aller en mer, y retourne…
Et sur Les grandes eaux s’en allant trafiquer
Au large ces hommes voient l’œuvre de Dieu Et ses grandes merveilles.
C’est bien dit. Oui. Mais peut-être David n’avait-il jamais navigué. Et, ma foi, si ce n’était imprimé dans la Bible, je serais fort tenté de croire que ce n’est pas le Seigneur, mais le grand diable noir qui a créé la mer. Il n’en sort rien de bon, si ce n’est le poisson ; et c’est sûrement le spectacle de Dieu maîtrisant la tempête que David avait en vue. Mais, mon garçon, elles sont tristes, les merveilles que Dieu fit voir au Christ-Anna… Dois-je dire des merveilles ? Des sentences, plutôt ; des condamnations à la nuit épaisse des profondeurs hantées de monstres. Et leurs âmes – quand j’y pense ! – leurs âmes, mon garçon, qui peut-être n’étaient pas prêtes !… La mer est bien voisine de l’enfer !
Tandis que mon oncle parlait, je m’aperçus que sa voix était singulièrement troublée et ses gestes étrangement démonstratifs. Ainsi, aux derniers mots, il se pencha en avant et me toucha le genou de ses doigts étendus, en me regardant au visage ; il était tout pâle, ses yeux brillaient d’un feu étrange, et il avait la bouche contractée et tremblante.
La venue de Rorie, et le commencement de notre repas, ne détournèrent qu’un instant le cours de ses pensées. Il condescendit bien à me poser quelques questions sur mes succès au collège, mais c’était par acquit de conscience ; et jusque dans son bénédicité, qui fut comme d’ordinaire long et digressif, je retrouvai la trace de sa préoccupation, car il pria Dieu de « se rappeler en pitié quelques pauvres créatures indignes et pécheresses, ici égarées hors de leur voie, aux rivages de la mer vaste et profonde ».
Peu après, il échangea quelques mots avec Rorie :
— Est-ce qu’il était là ? demanda mon oncle.
— Bien entendu, répondit Rorie.
Tous deux parlaient en une sorte d’aparté et avec une gêne sensible. De son côté, Mary rougit et baissa les yeux sur son assiette. Tant par curiosité que pour montrer que j’étais au courant et les soulager tous de leur embarras, j’insistai sur le sujet.
— Vous parlez du poisson ? demandai-je.
— Quel poisson ? s’écria mon oncle. Un poisson, qu’il dit ! Un poisson ! Vous êtes d’un esprit bien opaque, mon ami ; votre entendement est enfoncé dans la matière. Un poisson ! Mais c’est un spectre !
Il parlait avec beaucoup de véhémence, sinon de colère ; et peut-être n’acceptai-je pas la rebuffade, car les jeunes hommes sont disputeurs. En tout cas, je me souviens de lui avoir répliqué vivement, en dénonçant les superstitions puériles.
— Et vous sortez du collège ! ricana l’oncle Gordon. Dieu sait ce qu’on y apprend ; cela ne sert pas à grand-chose, en tout cas. Croyez-vous, mon garçon, qu’il n’y a personne dans tout ce désert salé, dans tout ce vaste monde-là, où poussent les herbes marines, où vivent les bêtes de la mer, où le soleil s’enfonce jour après jour ? Non, la mer est comme la terre, quoique plus redoutable. S’il y a des gens à terre, il y