fis halte, me découvris la tête sous la pluie épaisse, et regardant mon oncle en face, je lui dis ces mots :
— La divine Providence avait permis qu’un homme échappât à de mortels dangers. Cet homme était pauvre, il était nu, il était mouillé, il était las, il était étranger. Il avait tous les droits à votre pitié. Il se peut qu’il fût le sel de la terre, saint, généreux et bon. Il se peut qu’il fût chargé d’iniquités dont sa mort inaugura le châtiment.
En présence du ciel je vous le demande : Gordon Darnaway, où est cet homme pour lequel mourut Christ ?
Il tressaillit visiblement à ces derniers mots mais il ne répondit rien et son visage n’exprima d’autre sentiment qu’une crainte vague.
— Vous êtes le père de mon père, continuai-je ; vous m’aviez appris à considérer votre maison comme la mienne ; et nous sommes, vous et moi, deux pécheurs qui marchent devant le Seigneur parmi les péchés et les dangers de cette vie. C’est par le moyen de nos fautes que Dieu nous conduit au bien : nous péchons, je n’ose dire tentés par Lui, mais je dois dire avec Son consentement ; et pour tout autre qu’une brute, les péchés sont l’origine de la sagesse. Dieu vous a donné, par ce crime, un avertissement. Il vous prévient encore par cette tombe sanglante, ici à nos pieds, et s’il ne s’ensuit ni repentir, ni amélioration, ni retour à Lui, que pouvons-nous attendre désormais, sinon quelque mémorable châtiment ?
Comme je disais ces mots, les yeux de mon oncle se détournèrent de moi. Son expression se modifia de façon indicible ; ses traits parurent se réduire, la couleur s’effaça de ses joues, il éleva une main hésitante, désigna quelque chose par-dessus mon épaule, et ses lèvres répétèrent à plusieurs reprises ce nom : le Christ-Anna !
Je me retournai et, si je ne fus pas effrayé au même point, car grâce au ciel je n’en avais nulle raison, je fus néanmoins stupéfait de ce que je vis. Un homme était debout devant le capot de la cabine du navire naufragé ; il nous tournait le dos ; il semblait scruter l’ouverture, sa main en abat-jour sur ses yeux, Sa silhouette se détachait de toute sa taille, qui était réellement très élevée, sur la mer et le ciel. J’ai dit cent fois que je ne suis pas superstitieux ; mais à cette minute, préoccupé d’idées de mort et de péché, cette apparition inexpliquée d’un étranger sur cette île solitaire me remplit d’un étonnement qui confinait à l’effroi. Il semblait impossible qu’un être humain eût pu arriver à terre vivant, par une mer aussi furieuse que celle qui battait les côtes d’Aros, la nuit précédente ; et l’unique bâtiment qui fût, dans un rayon de plusieurs milles, avait sombré sous nos yeux, entre les Gais Lurons. Je fus assailli de doutes qui me rendirent l’attente insupportable et, afin de résoudre aussitôt la question, je m’avançai vers l’homme et le hélai comme on hèle un navire.
Il me fit face et tressaillit en nous apercevant, ce qui me rendit courage. Je l’appelai en lui faisant signe d’approcher. Il sauta immédiatement sur le sable et se dirigea lentement vers nous, avec des arrêts et des hésitations. À chacun de ces signes répétés de sa crainte, je retrouvais moi-même plus de confiance ; et je fis encore un pas, tout en l’encourageant de la tête et de la main. Il était clair que le naufragé avait ouï mal parler de l’hospitalité de notre île ; et de fait, à cette époque, les gens de l’extrême Nord avaient triste réputation.
— Comment ! dis-je, cet homme est noir !
Et alors, d’une voix que je reconnus à peine, mon oncle se mit à sacrer et à prier pêle-mêle. Il était tombé à genoux, l’air angoissé ; à chaque pas du naufragé, le ton de sa voix s’élevait, la volubilité de son débit et l’ardeur de son langage redoublaient. Je dis qu’il priait, car il s’adressait à Dieu ; mais à coup sûr jamais aussi délirantes incohérences ne furent auparavant adressées au Créateur par une créature ; sans nul doute, si une prière peut être un péché, cette folle harangue en était un. Je m’élançai vers mon oncle, le saisis aux épaules et le remis debout.
— Taisez-vous, monsieur, dis-je, respectez votre Dieu en paroles, sinon en action. Ici même, sur le théâtre de vos forfaits, Il vous envoie une occasion de repentir. Hâtez-vous d’en profiter : accueillez comme un père cette créature qui vient toute tremblante implorer votre pitié.
Puis j’essayai de l’entraîner vers le Noir ; mais il me jeta par terre, s’échappa d’entre mes mains, me laissant un lambeau de sa jaquette, et s’enfuit comme un cerf sur la colline vers le sommet d’Aros. Je me relevai, meurtri et étourdi. Le nègre, de surprise ou de crainte, s’était arrêté à mi-chemin entre moi et l’épave. Mon oncle était déjà loin, bondissant de roc en roc ; et je me voyais ainsi tiraillé entre deux devoirs. Mais je me décidai, et je prie le ciel d’avoir bien agi, en faveur du pauvre malheureux des sables : son infortune à lui, n’était du moins pas de son fait propre ; et dès alors, je ne voyais plus en mon oncle qu’un incurable et triste dément.
Je m’avançai donc vers le Noir qui m’attendait les bras croisés, comme prêt à subir son sort. Tandis que j’approchais, il fit un grand geste de la main, tel que j’en ai vu faire à des prédicateurs, et me parla aussi d’un ton de prédicateur, mais je ne compris pas un mot. Je lui répondis d’abord en gaélique, puis en anglais – sans succès. Il était dès lors évident qu’il nous fallait employer le langage des yeux et des gestes. Je lui fis signe de me suivre et il obéit à l’instant, avec une grave inclination, comme un roi déchu. Tout ce temps, son visage n’avait manifesté aucune émotion, ni d’inquiétude lorsqu’il était en suspens, ni de soulagement depuis qu’il était rassuré ; s’il était un esclave, comme je le supposais, il avait dû tomber de quelque haute situation dans son pays et, malgré sa déchéance, il me fallait admirer ses allures.
Quand nous passâmes devant la tombe, je fis halte, élevant les mains et les regards, en signe de respectueuse tristesse envers le mort ; et lui, en guise de réponse, s’inclina avec lenteur en écartant les bras. Le geste était bizarre, mais il l’accomplit avec l’aisance de l’habitude et je supposai que c’était le cérémonial du pays d’où il venait. En même temps, il désigna mon oncle, que l’on voyait au loin perché sur un monticule, et se toucha le front pour montrer qu’il était fou.
Nous prîmes par le plus long, en suivant le rivage, car je craignais de surexciter mon oncle si nous avions traversé l’île en droiture ; et tout en marchant, j’eus le loisir de dresser le plan de la petite scène dramatique à l’aide de laquelle j’espérais satisfaire ma curiosité. M’arrêtant donc sur un rocher, j’imitai devant le nègre les gestes de l’homme que j’avais aperçu la veille, à Sandag, prenant des relèvements au compas. Il saisit aussitôt et, poursuivant à son tour la mimique, me montra où était le canot, désigna en mer la position de la goélette, puis la ligne d’écueils, en prononçant les mots Espiritu Santo d’une façon singulière, mais assez reconnaissable.
Ainsi donc, j’avais deviné juste ; la pseudo-enquête historique masquait seulement une chasse au trésor ; l’homme qui avait berné le Dr Robertson était ce même étranger qui visita Grisapol au printemps et dont le cadavre reposait maintenant avec les autres sous le Roost d’Aros : leur cupidité les y avait amenés, leurs os s’y entrechoqueraient à jamais.
Cependant, le Noir continuait à mimer la scène, tantôt regardant le ciel comme pour y lire l’approche de la tempête ; puis, jouant le rôle d’un marin, faisait signe aux autres de revenir à bord ; puis, comme un officier, courait sur les écueils et prenait place dans le canot ; et encore, il se courbait sur des avirons imaginaires en l’attitude d’un matelot qui se hâte ; mais toujours avec la même gravité, en sorte que pas un instant je ne fus tenté de sourire. Finalement, il me fit comprendre, par une pantomime indescriptible, comment il était monté sur l’épave pour l’explorer ; et comment il avait été, à son indignation douloureuse, abandonné par ses compagnons. Là-dessus, il se croisa de nouveau les bras et courba la tête, comme s’il acceptait son destin.
Le mystère de sa présence étant ainsi résolu, je lui expliquai à l’aide d’un croquis le sort du navire et de tous ceux qui le montaient. Il ne laissa voir ni surprise ni chagrin et, levant soudain sa main large ouverte, il sembla renvoyer ses anciens amis ou maîtres (quels qu’ils fussent) au bon plaisir de Dieu. Je fus pris pour lui d’un respect qui s’accrut à mesure que je l’observai ; je vis qu’il avait l’âme forte et un de ces caractères droits et graves avec lesquels je sympathise volontiers. Nous n’étions pas encore à la maison d’Aros que j’avais presque oublié, et que je lui pardonnais entièrement sa couleur insolite.
À Marv, je contai sans rien omettre tout ce qui s’était passé ; j’avoue cependant que le cœur me manquait ; mais je faisais tort à son sens de la justice.
— Vous avez bien fait, dit-elle. Que la volonté de Dieu s’accomplisse.
Et elle nous servit à manger.
Dès que j’eus satisfait mon appétit, j’ordonnai à Rorie de surveiller le naufragé, qui mangeait encore, et repartis à la recherche