STEVENSON
Les Gais Lurons
Traduit de l’anglais par
Théo Varlet
Avec une postface de
Jean-Luc Fromental
ÉDITIONS MILLE ET UNE NUITS
Texte intégral.
Titre original : The Merry Men.
© D. R. pour la traduction.
Éditions Mille et une nuits, novembre 1994 pour la postface
ISBN : 2-910233-50-2
Sommaire
Robert Louis Stevenson
Les Gais Lurons
Jean-Luc Fromental
La première île de Stevenson
Vie de Robert Louis Stevenson
Les Gais Lurons
Chapitre premier
Eilean Aros
Ce fut par une belle matinée de la fin de juillet que je me mis en route vers Aros pour la dernière fois. Une barque m’avait déposé la veille à Grisapol ; je déjeunai tant bien que mal à la petite auberge, y laissai tout mon bagage, en attendant une occasion de revenir le chercher par mer, et commençai d’un cœur léger la traversée du promontoire.
J’étais loin d’être natif de ces parages, car mon ascendance provenait exclusivement des basses-terres. Mais un mien oncle, Gordon Darnaway, dont la jeunesse fut dure et pauvre, avait navigué quelques années, avant d’épouser une jeune femme des îles. Celle-ci s’appelait Mary Maclean ; elle était l’unique héritière de sa famille ; et lorsqu’elle mourut en donnant le jour à une fille, la ferme entourée par la mer, Aros, demeura en la possession de son mari. Ce domaine lui rapportait juste de quoi vivre, comme je le savais très bien ; mais mon oncle était un homme que le mauvais sort avait toujours poursuivi ; encombré qu’il était de ce jeune enfant, il n’osait tenter de recommencer sa vie ; et il restait en Aros, à se ronger les ongles, face à face avec son destin. Les années s’accumulèrent sur sa tête dans cet isolement, sans lui apporter ni aide ni réconfort.
Cependant, notre famille s’éteignait, dans les basses-terres ; il n’y a guère de chance pour tous ceux de notre race ; et peut-être mon père fut-il le plus heureux, car non seulement il mourut le dernier, mais il laissa un fils de son nom, et quelque argent pour l’élever. J’étais étudiant à l’université d’Édimbourg, vivant assez bien de mes ressources, mais sans parent ni allié, lorsque la nouvelle de mon existence arriva jusqu’à l’oncle Gordon sur son Ross de Grisapol ; et comme c’était un homme qui estimait avant tout sa parenté, il m’écrivit le jour même où il apprit mon existence, et me manda que je devais considérer Aros comme ma propre maison. Voilà comment j’allai passer mes vacances dans cette partie du pays, si loin des plaisirs de toute société, entre les morues et les coqs de bruyère ; et voilà pourquoi, mes études achevées, j’y retournais d’un cœur si léger, en ce jour de juillet.
Le Ross, comme nous disons, est un promontoire assez étroit et peu élevé, mais demeuré toujours aussi sauvage que le jour de sa création. De chaque côté, la mer est profonde, pleine d’îles et d’écueils hérissés de dangers pour les navires ; – et vers l’est, de très hautes falaises le dominent, avec le grand pic de Ben Kyaw. Ces mots signifient, paraît-il, en langue gaélique, la Montagne du Brouillard, et le nom lui convient tout à fait. Car ce sommet, qui a plus de trois mille pieds de haut, ramasse tous les nuages que le vent amène du large ; il m’est arrivé bien souvent de croire qu’elle les produisait d’elle-même ; car lorsque le ciel était pur jusqu’à l’horizon, il restait toujours un flocon sur Ben Kyaw. De cette montagne sourdait aussi de l’eau, ce qui la rendait marécageuse jusqu’au sommet. Je nous ai vus assis au grand soleil sur le Ross, alors que la pluie tombait comme un crêpe noir sur la montagne. Mais son humidité la faisait souvent paraître plus belle à mes yeux ; car lorsque le soleil la frappait en plein, ses rochers mouillés et ses cours d’eau étincelaient comme des diamants jusqu’à la distance d’Aros, à quinze milles.
La route que je suivais était une piste à bestiaux. Elle faisait des détours qui doublaient presque la longueur de mon trajet ; elle franchissait des crevasses du rocher, qu’il allait sauter, et des fonds détrempés où la mousse venait jusqu’aux jarrets. On ne voyait de culture nulle part, et pas une maison sur les dix milles de Grisapol à Aros. En fait, il y avait des maisons, au moins trois ; mais elles se trouvaient si loin de la piste, sur la droite ou sur la gauche, qu’un étranger ne pouvait soupçonner leur existence. Une grande partie du Ross est couverte de gros blocs de granit, dont certains plus hauts qu’une maison à étage, serrés les uns contre les autres, avec un fouillis de fougères et de bruyères dans leurs intervalles, où nichent les vipères.
De quelque direction que vînt le vent, c’était toujours du vent de mer, aussi salé que sur un navire ; les goélands, sur tout le Ross, étaient aussi nombreux que les coqs de bruyère ; et partout où le chemin s’élevait un peu, votre œil rencontrait le luisant de la mer. Du milieu même du promontoire, un jour de vent et de haute marée, j’ai entendu le Roost faire son fracas de bataille, à l’endroit où il longe Aros, et la vaste et formidable voix des brisants que nous appelons les Gais Lurons.
Aros proprement dit – Aros Jay, l’ai-je ouï appeler par les indigènes, ce qui signifie, disent-ils, la Maison de Dieu, – Aros ne faisait pas en réalité partie du Ross, mais n’était pas non plus une île proprement dite. Il formait la pointe sud-ouest du promontoire, contre quoi il venait s’appliquer, et n’était, à un endroit, séparé de la côte que par un simple goulet de mer, ayant moins de quarante pieds, au plus étroit. Quand la mer était haute, ce goulet était clair et tranquille, comme l’anse d’une rivière terrestre ; mais il y avait une différence dans les herbes et les poissons, et l’eau était verte au lieu d’être noire ; mais lors du jusant, aux plus basses marées, il avait un jour ou deux par mois où l’on pouvait passer à pied sec d’Aros à la terre ferme. Il s’y trouvait quelques bonnes prairies où mon oncle faisait paître le troupeau d’où il tirait sa subsistance ; peut-être la qualité de l’herbe y était-elle meilleure parce que le sol de l’île s’élevait plus haut que l’altitude moyenne du Ross, mais je ne suis pas assez expert en la matière pour décider ce point. La maison était passable, pour le pays, et avait deux étages. Elle regardait l’ouest, sur une baie, avec une jetée toute proche abritant un bateau et, de sa porte, l’on pouvait voir les vapeurs se rassembler sur Ben Kyaw.
Sur toute cette partie de la côte, et spécialement vers Aros, ces grands blocs de granit dont j’ai parlé descendent en troupeaux serrés dans la mer, comme le bétail un jour d’été. Ils y sont groupés, absolument comme leurs voisins à terre ; mais au lieu du paisible humus, l’eau salée clapote autour d’eux ; des mottes d’anémones de mer fleurissent leurs flancs, en guise de bruyère ; et le grand congre marin se love à leur base, au lieu de la venimeuse vipère terrestre. Les jours de calme, on peut se promener en bateau, durant des heures, dans leur labyrinthe sonore ; mais quand la mer est forte, que le ciel protège l’homme qui entend bouillir cette chaudière !
Devant l’extrémité sud-ouest d’Aros, ces blocs sont très nombreux et de bien plus forte taille. Et même, ils doivent être encore énormément plus gros à mesure qu’on avance en mer, car au moins dix milles marins de la surface des eaux sont parsemés de ces blocs, serrés comme les maisons d’un village, les uns dépassant de trente pieds le niveau de la marée, les autres recouverts par elle, mais tous dangereux pour la navigation. Par un jour clair où il ventait de l’ouest, j’ai compté du haut d’Aros, jusqu’à quarante-six récifs submergés, sur lesquels déferlaient pesamment les hautes lames blanches. Mais c’est plus près du rivage que le danger est pire ; car le flux, qui court ici comme un ru de moulin, fait une large ceinture d’eau écumante – un Roost, comme nous disons – autour de la pointe.
Je m’y suis trouvé souvent par calme plat et au renversement de la marée ; et c’est alors un endroit bien curieux, avec la mer qui tournoie, se hérisse et bouillonne comme une source ; et, de temps à autre, un petit murmure sautillant ferait croire que le Roost se parle à lui-même. Mais quand le flux recommence à monter, et surtout par gros temps, il n’est personne qui puisse s’approcher en barque à moins d’un demi-mille de ces parages, et pas un navire à flot capable de gouverner ou d’y résister. On entend mugir les brisants à six milles. C’est vers le large que leur bouillonnement est le plus fort ; c’est là que les plus gros dansent ensemble – la danse de la mort, pourrait-on dire – ce qui leur a valu dans le pays le nom de Gais Lurons. Les lames, paraît-il, ont là cinquante pieds de haut ; mais il s’agit sans doute de l’eau verte uniquement, car l’écume jaillit deux fois plus haut. Si les Gais Lurons furent ainsi nommés à cause que leurs mouvements sont vifs et désordonnés, ou bien d’après les clameurs qu’ils poussent au renversement de la marée, au point que tout Aros en tremble, c’est plus que je ne puis dire.
Au vrai, par vent du sud-ouest, cette partie de notre archipel ne vaut guère mieux qu’une chausse-trape. Qu’un navire pénètre parmi les récifs, et qu’il soit poussé sur les Gais Lurons, il sera sans nul doute jeté à la côte vers le sud