m’enfermez, dis-je, vous m’aurez vu comme ami pour la dernière fois.
Il devint très pâle et se mordit les lèvres.
– Ce n’est pas le moyen, dit-il en considérant rageusement un angle du parquet, ce n’est pas le moyen de gagner mes bonnes grâces, David.
– Monsieur, malgré le respect dû à votre âge et à notre sang commun, je ne fais pas cas de vos bonnes grâces pour un rouge liard. On m’a appris à avoir bonne opinion de moi-même, et seriez-vous dix fois le seul oncle et l’unique famille que j’aie au monde, je n’achèterais pas votre faveur à ce prix.
L’oncle Ebenezer alla à la fenêtre et regarda une minute au-dehors. Je le voyais trembler et se contorsionner, comme un paralytique. Mais quand il se retourna, son visage était souriant.
– Bon, bon, dit-il, nous devons supporter et souffrir. Je ne sortirai pas, et tout sera dit.
– Oncle Ebenezer, répliquai-je, je ne comprends rien à tout ceci. Vous en usez avec moi comme avec un voleur ; vous avez horreur de m’avoir chez vous ; vous me le montrez à chaque mot et à chaque minute ; il est impossible que vous m’aimiez ; et, de mon côté, je vous ai parlé comme je ne croyais pas devoir parler jamais à personne. Pourquoi donc voulez-vous me garder, alors ? Laissez-moi m’en retourner… laissez-moi m’en retourner chez mes amis, chez ceux qui m’aiment !
– Non ! non, non, non ! dit-il très vite. Je vous aime beaucoup ; nous nous entendrons très fort bien ; et, pour l’honneur de la maison, je ne puis vous laisser retourner sur vos pas. Restez tranquillement ici, comme un brave enfant ; restez tranquillement ici, encore un peu, et vous verrez que nous nous entendrons.
– Bien monsieur, dis-je après un instant de réflexion, je resterai. Il est plus juste que je sois aidé par ma famille que par des étrangers ; et si nous ne nous entendons pas, je ferai de mon mieux pour que ce ne soit pas de ma faute.
Je cours un grand danger dans le château de Shaws
Quoique si mal commencée, la journée se passa fort bien. Nous eûmes encore du porridge froid à midi, et du porridge chaud le soir : porridge et petite bière, mon oncle ne sortait pas de là. Il parla peu, et de la même façon que précédemment, me lançant une question à la fois après un silence prolongé ; mais tentais-je d’amener la conversation sur mon avenir, il se dérobait aussitôt. Dans une pièce attenante à la cuisine, où il me laissa entrer, je découvris abondance de livres, latins et anglais, qui me firent passer agréablement l’après-midi. Même, le temps s’écoula si bien en cette excellente compagnie que j’en arrivais presque à aimer mon séjour de Shaws ; mais il suffisait de la vue de mon oncle, et de ses yeux jouant à cache-cache avec moi, pour raviver toute ma défiance.
Je découvris quelque chose que me fit rêver. C’était une dédicace sur la feuille de garde d’un livre pour enfants (un volume de Patrick Walter), sans nul doute écrit de la main de mon père, et ainsi conçue : « À mon frère Ebenezer, pour son cinquième anniversaire de naissance. » Or, voici ce qui me déroutait : comme mon père était le cadet, il avait dû ou bien commettre une erreur étrange, ou bien savoir écrire avant sa cinquième année, d’une main experte, nette et virile.
J’essayai de n’y plus penser ; mais j’eus beau prendre les plus intéressants auteurs, anciens ou récents, histoire, poésie, romans, cette préoccupation de l’écriture de mon père me hantait ; et lorsque enfin je retournai à la cuisine, pour m’attabler une fois de plus devant le porridge et la petite bière, les premiers mots que j’adressai à l’oncle Ebenezer furent pour lui demander si mon père avait appris très vite.
– Alexandre ? Non pas, répondit-il. J’ai été moi-même bien plus prompt ; j’étais un garçon fort avancé. Oui, j’ai su lire et écrire aussi tôt que lui.
Je comprenais de moins en moins ; mais une idée me passa par la tête, et je demandai à mon oncle si mon père et lui étaient jumeaux. Il fit un bond sur son escabelle, et en laissant choir la cuiller de corne sur le carreau.
– Pourquoi diantre me demandez-vous cela ? dit-il, en m’empoignant par le revers de ma jaquette, et me regardant cette fois dans le blanc des yeux. Les siens étaient si petits et clairs, mais luisants comme ceux d’un oiseau, avec de singuliers clignotements.
– Que voulez-vous dire ? demandai-je, très calme, car j’étais beaucoup plus fort que lui, et ne m’effrayais pas aisément. Lâchez donc ma jaquette. Ce ne sont pas là des façons.
Mon oncle parut faire un grand effort sur lui-même.
– Parbleu, ami David, dit-il ; il ne faut pas me parler ainsi de votre père. Voilà où est votre erreur. Il se rassit tout tremblant, et fixa les yeux sur son assiette. « C’était mon frère unique », ajouta-t-il, mais sans la moindre émotion dans la voix. Puis ramassant sa cuiller, il se remit à manger, mais sans cesser de trembler.
Or, cette dernière scène, ces mains portées sur ma personne et cette soudaine profession d’amour envers mon défunt père dépassaient tellement ma compréhension que je fus saisi à la fois de crainte et d’espérance. D’une part, je me demandais si mon oncle n’était pas fou, et susceptible de devenir dangereux ; d’autre part, il me revint à l’esprit (tout à fait involontairement, et même malgré moi) une manière d’histoire sous forme de complainte que j’avais ouï chanter, d’un pauvre garçon qui était héritier légitime et d’un méchant parent qui l’empêchait d’obtenir son bien. Pourquoi mon oncle eût-il joué ce rôle, vis-à-vis d’un neveu qui arrivait, presque mendiant, à sa porte, s’il n’avait eu au fond du cœur une raison de le craindre ?
Hanté par cette idée, que je repoussais mais qui s’implantait fortement dans ma cervelle, j’en vins à imiter ses regards subreptices ; en sorte que nous étions attablés comme un chat et une souris, chacun surveillant l’autre à la dérobée. Il ne trouva plus un mot à dire, mais il était occupé à retourner quelque pensée en lui-même ; et plus je le regardais, plus j’acquérais la certitude que cette pensée était loin de m’être favorable.
Après avoir débarrassé la table, il tira, juste comme le matin, une pipée unique de tabac, attira un escabeau dans l’angle de la cheminée, et resta assis un moment à fumer, en me tournant le dos.
– David, dit-il enfin, j’y songe ; puis il fit une pause et répéta : – J’y songe. Il y a cet argent que je vous ai à moitié promis avant votre naissance… ou plutôt que j’ai promis à votre père. Oh ! rien de légal, comprenez-le ; tout juste un badinage de gentleman après boire. Eh bien ! j’ai mis cet argent de côté – grosse dépense, mais enfin une promesse est une promesse – et la somme est devenue aujourd’hui l’affaire de juste exactement… juste exactement… (il fit une pause, et balbutia) – de juste exactement quarante livres ! Ces derniers mots furent lancés avec un regard de côté par-dessus son épaule ; mais l’instant d’après, il ajoutait, dans une sorte de cri : – d’Écosse !
La livre d’Écosse étant la même chose que le shilling anglais[4], la différence entraînée par ce correctif était énorme. Je voyais bien, d’ailleurs, que toute l’histoire n’était qu’un mensonge inventé dans un but que je m’évertuais à deviner ; et je ne cherchai pas à atténuer le ton railleur de ma réponse :
– Oh ! réfléchissez un peu ! Livres sterling, plutôt !
– C’est ce que je dis, répliqua mon oncle ; livres sterling ! Et si vous voulez bien aller à la porte une minute, juste pour voir si la nuit est belle, je vais sortir la somme et vous rappellerai.
Je lui obéis, riant en moi-même de mépris, à le trouver si facile à tromper. La nuit était sombre, avec de rares étoiles au bas du ciel ; et, tandis que j’étais sur le pas de la porte, j’entendis un gémissement sonore de vent au loin sur la colline. Je prévis que le temps allait changer et se mettre à l’orage ; mais je ne devinais guère toute l’importance que cela devait avoir pour moi avant la fin de la soirée.
Mon oncle me rappela, puis il me compta dans la main trente-sept guinées d’or ; il avait le reste dans sa main, en petites pièces d’or et d’argent[5], mais le cœur lui manqua, et il fourra ce complément dans sa poche.
– Là, dit-il, cela vous apprendra ! Je suis un peu bizarre, et déconcertant pour les étrangers ; mais je ne connais que ma parole, et vous en avez la preuve.
Cependant mon oncle avait un air si malheureux, que je restai pétrifié devant sa générosité, et que je ne pus trouver de mots pour l’en remercier.
– Pas un mot ! dit-il. Pas de merci ; je n’en veux pas. Je fais mon devoir ; je ne dis pas que tout le monde en aurait fait autant ; mais pour ma part (ce qui n’empêche pas d’être prévoyant) ce m’est un plaisir de faire du bien au fils de mon frère ; et ce m’est un plaisir de penser qu’à présent nous allons nous entendre comme il sied à des amis si proches.
Je lui retournai le compliment de mon mieux ; mais je ne cessais de me demander ce qui allait s’ensuivre, et pourquoi il s’était dessaisi de ses précieuses guinées ; car pour ce qui était de la raison