suffisant, dit le notaire en s’avançant.
Et puis, avec beaucoup de politesse :
– Bonsoir, monsieur Balfour, dit-il.
Et : – Bonsoir, oncle Ebenezer, dis-je.
Et : – Charmante nuit, monsieur Balfour, ajouta Torrance.
Mon oncle ne prononça pas une parole, d’un sens ni de l’autre ; mais il resta assis à sa place sur la marche supérieure du perron à nous regarder comme un homme changé en statue. Alan lui retira son tromblon ; et le notaire, le prenant par le bras, le fit lever du seuil, l’emmena dans la cuisine, où nous le suivîmes tous, et l’assit sur une chaise devant l’âtre où le feu s’éteignait parmi les tisons à demi consumés.
Une fois là, nous restâmes tous à le considérer un moment, fort réjouis de notre succès, mais éprouvant néanmoins une sorte de commisération devant la honte de cet homme.
– Allons, allons, monsieur Ebenezer, dit le notaire, il ne faut pas vous laisser abattre, car je vous garantis que nous ne vous ferons pas des conditions trop dures. En attendant, donnez-nous les clefs de la cave, et Torrance ira nous chercher une bouteille de vin de votre père, à l’occasion de cet événement.
Puis, se tournant vers moi et me serrant la main :
– Monsieur David, dit-il, je vous souhaite toute la prospérité possible dans votre nouvelle fortune, que je crois méritée.
Et puis, à Alan, avec une malice piquante :
– Monsieur Thomson, je vous fais mon compliment ; vous avez conduit les choses avec une parfaite maestria ; mais en un point vous avez tant soit peu dépassé les limites de ma compréhension. Dois-je entendre que votre nom est James ? ou Charles ? à moins que ce ne soit George, peut-être ?
– Et pourquoi serait-ce un de ces trois noms-là, monsieur ? riposta Alan, se redressant comme s’il eût flairé une offense.
– C’est, monsieur, que vous parliez d’un nom de roi, reprit Rankeillor, et comme il n’y eut jamais de roi Thomson, ou que, du moins, sa renommée n’est pas venue jusqu’à moi je me figurais que vous faisiez allusion à votre nom de baptême.
C’était là probablement le coup qu’Alan devait ressentir le plus vivement, et je dois avouer qu’il le prit très mal. Il ne répondit rien, mais se retira dans le fond de la cuisine, où il s’assit, boudant. Mais je m’en allai le retrouver, lui pris la main, et le remerciai d’avoir été l’instrument principal de mon succès ; et alors il retrouva peu à peu son sourire, et se laissa enfin persuader de se joindre à la société.
Cependant, on avait rallumé le feu et débouché une bouteille de vin ; on tira du panier un bon souper, auquel Torrance et moi fîmes honneur, ainsi qu’Alan. Le notaire et mon oncle passèrent dans la pièce voisine pour délibérer. Ils restèrent enfermés une heure ; durant ce laps de temps, un accord fut conclu, et mon oncle et moi scellâmes le contrat d’une cérémonieuse poignée de main. Aux termes de cet acte, mon oncle s’engageait à solder les honoraires de M. Rankeillor et à me payer les deux tiers nets du revenu annuel de Shaws.
Ainsi le mendiant de la ballade était de retour chez lui ; et quand je me couchai cette nuit-là sur les coffres de la cuisine, j’étais un homme riche et portant un nom dans le pays. Alan, Torrance et Rankeillor dormirent et ronflèrent sur leurs dures couches ; mais pour moi qui avais passé sous le ciel et sur la terre et les cailloux tant de jours et de nuits, et souvent l’estomac vide et dans la crainte de la mort, cet heureux changement dans ma situation me démoralisa plus que nulle autre des néfastes vicissitudes qui l’avaient précédé ; et je restai jusqu’à l’aube à regarder les reflets du feu au plafond et à faire des plans d’avenir.
Au revoir
En ce qui me concernait personnellement, j’étais arrivé au port, mais j’avais toujours Alan sur les bras, Alan à qui j’étais si redevable, et je voyais sous un jour tout nouveau le meurtre, et James des Glens. Sur ces deux chapitres, je m’ouvris à Rankeillor, le lendemain matin vers six heures, en nous promenant de long en large devant le château de Shaws, d’où l’on découvrait à perte de vue les champs et les bois qui avaient appartenu à mes ancêtres et qui m’appartenaient aujourd’hui. Tout en discutant ces graves questions, mes yeux parcouraient ce paysage avec délices et mon cœur bondissait d’orgueil.
Sur l’évidence de mon devoir à l’égard de mon ami, le notaire n’avait aucun doute ; je devais à tout prix l’aider à quitter le pays. Au sujet de James, néanmoins, il était d’un avis différent.
– M. Thomson, dit-il, est une chose, et le parent de M. Thomson en est une tout autre. Je connais mal les faits, mais je présume qu’un haut seigneur (que nous appellerons, si vous voulez bien, le duc d’A. [49]) a quelque chose à voir, et doit même éprouver quelque animosité contre lui. Sans doute, le duc d’A. est un parfait gentilhomme ; mais, monsieur David, timeo qui nocuere deos[50]. Si vous cherchez à lui ravir sa vengeance, souvenez-vous qu’il y a un moyen de supprimer votre témoignage : c’est de vous mettre sur la sellette. Vous y seriez à la même sauce que le parent de M. Thomson. Vous me répondrez que vous êtes innocent ; mais ne l’est-il pas aussi, lui ? Et pour vous, un procès capital devant un jury highlander, concernant une querelle highlander, et avec un juge highlander comme président, vous conduirait tout droit à la potence.
Or, j’avais déjà fait toutes ces réflexions et je ne leur trouvais pas de réponse satisfaisante ; ce fut donc en toute sincérité que je répondis :
– En ce cas, monsieur, je n’ai d’autre perspective que la corde, n’est-ce pas ?
– Mon cher garçon, s’écria-t-il, allez au nom de Dieu, et faites ce que vous croyez juste. Il serait triste à mon âge d’aller vous conseiller de choisir la sécurité avec la honte. Je retire ce que j’ai dit, et m’en excuse. Allez et faites votre devoir, et soyez pendu, s’il le faut, comme un gentilhomme. Il y a de pires choses au monde que d’être pendu.
– Guère, monsieur, dis-je en souriant.
– Si fait, monsieur ! s’écria-t-il, beaucoup. Et il vaudrait mieux pour votre oncle (sans chercher plus loin) qu’il fût à gigoter honorablement au bout d’une corde.
Puis il rentra dans la maison (toujours fort animé, et visiblement très content de moi) pour m’écrire deux lettres, qu’il commentait à mesure.
– Celle-ci, me dit-il, est pour mes banquiers, la Société des Lins Britanniques, et elle ouvre un crédit à votre nom. Consultez M. Thomson, il trouvera des moyens ; et ce crédit vous permettra de les réaliser. Vous serez, j’en suis persuadé, bon ménager de vos finances ; mais en faveur d’un ami comme M. Thomson, je ne reculerais pas devant la prodigalité. Du reste, pour son parent, voici le meilleur moyen ; vous allez trouver l’avocat général pour lui raconter votre histoire et lui offrir votre témoignage ; qu’il l’accepte ou non, c’est une tout autre affaire, qui dépend du duc d’A., afin que vous arriviez bien recommandé chez le Lord Avocat, je vous donne ici une lettre pour un homonyme à vous, le lettré M. Balfour de Pilrig, un homme que j’estime. Cela fera meilleur effet que vous soyez présenté par une personne de votre nom ; et le laird de Pilrig est très considéré dans le monde judiciaire et se trouve en bons termes avec le Lord Avocat Grant. À votre place, je ne le harcèlerais pas de détails ; et même (ne l’oubliez pas) je juge inutile que vous parliez de M. Thomson. Prenez exemple sur le laird : c’est un bon modèle ; avec l’Avocat général, soyez discret ; et, en toutes ces matières, puisse le Seigneur vous guider, monsieur David !
Là-dessus, il prit congé de nous et se mit en route avec Torrance pour le Ferry, cependant qu’Alan et moi nous dirigions vers la ville d’Édimbourg. Tout en marchant au long du sentier, et encore quand nous fûmes arrivés à hauteur des piliers et de la loge inachevés, nous regardâmes une dernière fois le château de mes pères. Il se dressait dans sa nudité vaste, sans une fumée, tel un lieu inhabité ; mais à l’une des fenêtres du haut, la mèche d’un bonnet de nuit frétillait de haut en bas et d’avant en arrière, tel un lapin au bord de son terrier. Je n’avais reçu guère de bienvenue lors de mon arrivée, et moins encore d’amabilités durant mon séjour ; mais mon départ fut suivi longuement des yeux.
Nous cheminions, Alan et moi, avec lenteur ; nous avions peu de goût pour causer, voire pour parler. La même idée nous obsédait l’un et l’autre, savoir : que l’heure de notre séparation était proche ; et le souvenir de tous les jours passés m’accablait de mélancolie. Nous parlâmes néanmoins de ce qu’il convenait de faire ; et il fut résolu qu’Alan resterait dans le comté, tantôt par ci, tantôt par là, mais venant une fois par jour à un endroit désigné où je serais à même de communiquer avec lui, soit en personne, soit par messager. Entre-temps, j’irais trouver ce notaire Appin Stewart, homme par conséquent digne de toute confiance, à qui je m’en remettrais pour nous dénicher un bateau et ménager à Alan un embarquement sûr. Le tout ne fut pas plus tôt réglé que la parole sembla nous faire défaut ; et mes tentatives de badinage avec Alan sur son nom de M. Thomson, et les siennes avec moi, sur mes nouveaux habits et