du monde qu’avec tous ses mérites) il fût au fond de la mer du Nord, car cet homme, M. David, nous est un cruel embarras. Mais vous avez parfaitement raison de lui manifester pareil attachement ; sans nul doute, il vous a prouvé le sien. It comes[42] – pouvons-nous dire ; – il fut votre sincère ami ; et non moins paribus curis vestigia figit[43] car j’ose dire que vous n’aviez qu’une pensée au sujet de la potence. Mais baste, ces jours sont heureusement révolus ; et je crois (selon toute humaine vraisemblance) que vous allez voir la fin de vos maux.
Tout en moralisant de la sorte sur mes aventures, il me regardait avec tant de bonne humeur et de bienveillance que je contenais à peine ma satisfaction. J’avais été si longtemps errant parmi des gens sans aveu, à faire mon lit sur les montagnes et à ciel ouvert, que j’étais au septième ciel de me retrouver assis sous un toit, dans une maison bien tenue, à causer amicalement avec un gentleman bien vêtu. J’en étais là de mes réflexions lorsque mes yeux tombèrent sur mon ignoble défroque, et la confusion me ressaisit aussitôt. Mais le notaire vit mon regard et comprit. Il se leva, cria dans la cage d’escalier de mettre un second couvert ; car M. Balfour resterait à dîner, et me conduisit à une chambre à coucher située à l’étage supérieur. Une fois là, il mit devant moi de l’eau et du savon, avec un peigne ; il sortit des vêtements qui appartenaient à son fils ; puis, me disant à tantôt, il me laissa faire ma toilette.
XXVIII
Je vais quérir mon héritage
Tant bien que mal, je modifiai mon aspect ; et je fus enchanté en me regardant au miroir, de trouver que le chemineau était un souvenir du passé, et que David Balfour était ressuscité. Toutefois, je rougissais un peu de la métamorphose, et surtout de mon costume d’emprunt. Quand j’eus fini, M. Rankeillor vint me prendre sur l’escalier, me complimenta, et me remmena dans son bureau.
– Asseyez-vous, monsieur Balfour, dit-il, et maintenant que vous ressemblez un peu plus à vous-même, voyons quelles nouvelles je puis bien avoir à vous conter. Vous vous demandez, à coup sûr, ce qui a pu se passer entre votre oncle et votre père. À coup sûr, l’histoire est singulière ; et je rougis presque de vous l’exposer. Car, ajouta-t-il, avec un réel embarras, tout repose sur une histoire d’amour.
– En vérité, dis-je, cette histoire me paraît incompatible avec mon oncle.
– Mais votre oncle, M. David, n’a pas toujours été vieux, répondit le notaire, et, ce qui vous étonnera peut-être davantage, il n’a pas toujours été laid. Il avait bel air, et galant ; on se mettait aux portes pour le regarder passer sur son cheval fringant. Je l’ai de mes yeux vu, et, je le confesse ingénument, pas toujours sans envie ; car je n’étais qu’un garçon du commun, tout ainsi que mon père ; à l’époque, c’était un motif de Odi te, quia bellus es, Sabelle[44].
– Cela me fait l’effet d’un rêve, dis-je.
– Évidemment, dit le notaire, vous êtes jeune. Mais ce n’est pas tout, car il avait un caractère à lui qui semblait annoncer de grandes choses. En 1715, voilà-t-il pas qu’il s’enfuit pour aller rejoindre les rebelles. Ce fut votre père qui courut à sa poursuite, le trouva dans un fossé, et le ramena multum gementem[45], à la risée de tout le pays. Mais majora canamus[46] – les deux jeunes gens devinrent amoureux de la même dame. M. Ebenezer, qui était le joli-cœur et le chéri, – le gâté aussi, – ne pouvait aucunement douter de son triomphe ; et lorsqu’il découvrit son erreur, il poussa des cris de paon. Tout le pays le sut ; tantôt il restait à la maison, malade, avec tous ses benêts de parents autour de son lit, à pleurer ; tantôt il rôdait de cabaret en cabaret, et déposait ses tristesses dans le giron de Tom, Dick et Harry. Votre père, M. David, était un exquis gentilhomme, mais faible, d’une faiblesse déplorable. Il prit toutes ces folies au sérieux ; et un beau jour – excusez du peu ! – il renonça à la dame. Elle n’était pas si sotte, cependant ; c’est d’elle que vous tenez sans doute votre parfait bon sens ; et elle refusa d’être ainsi ballottée de l’un à l’autre. Ils allèrent tous deux la supplier à genoux ; et pour finir elle les mit tous deux à la porte. Cela se passait en août ; mon Dieu ! l’année même où je sortis du collège. La scène dut être du plus haut comique !
Je songeais à part moi que c’était là une sotte affaire, mais sans oublier que mon père y était mêlé.
– Sans doute, monsieur, a-t-elle eu sa note de tragédie ? répondis-je.
– Mais non, pas le moins du monde, riposta le notaire. Car la tragédie suppose quelque objet appréciable de dispute, quelque dignus vindice nodus[47] ; et ce beau coup-là était simplement dû à la pétulance d’un jeune âne qu’on a trop gâté, et qui aurait eu besoin plutôt d’être dûment sanglé et bâté. Mais ce n’était pas l’avis de votre père ; et pour finir, de concession en concession de la part de ce dernier, et d’un paroxysme à l’autre d’égoïsme sentimental chez votre oncle, ils en vinrent à conclure une espèce de marché, dont vous n’avez éprouvé que trop les fâcheux résultats. L’un prit la dame, l’autre le titre. Or, monsieur David, on parle beaucoup de charité et de générosité ; mais dans la triste condition humaine, je me dis souvent que tout va pour le mieux quand un gentleman consulte son homme d’affaires et use de tous les moyens que la loi lui offre. En tout cas cette prouesse donquichottesque de votre père, injuste en soi, a engendré une infinie ribambelle d’injustices. Vos père et mère ont vécu et sont morts pauvres ; vous avez été pauvrement élevé ; et pendant ce temps-là, de quel bon temps ont joui les tenanciers sur le domaine de Shaws ! Et je pourrais ajouter (si cela m’importait en rien) quel bon temps pour M. Ebenezer !
– Pourtant, le plus curieux de tout, dis-je, c’est que le caractère d’un homme puisse changer à ce point.
– Exact, dit M. Rankeillor. Et toutefois j’imagine que cela se fit assez naturellement. Il ne pouvait se figurer avoir joué un beau rôle. Ceux qui étaient au courant lui battaient froid ; les autres, voyant un frère disparaître et l’autre succéder à son titre, firent courir des bruits d’assassinat ; et ainsi, de toutes parts il arriva qu’on le fuyait. L’argent était sa seule consolation. Il se mit donc à chérir l’argent. Il était égoïste durant sa jeunesse, il est toujours égoïste aujourd’hui qu’il est vieux ; et le résultat de toutes ces belles manières et de ces sentiments délicats, vous les avez éprouvés.
– C’est parfait, monsieur, dis-je, mais dans tout ceci, qu’est-ce que je deviens ?
– Le domaine est à vous, sans conteste, répondit le notaire. Peu importe ce que votre père a signé ; vous héritez du patrimoine[48]. Mais votre oncle est homme à défendre l’indéfendable ; et c’est, j’imagine, votre identité qu’il révoquerait en doute. Un procès est chose toujours coûteuse, et un procès de famille chose toujours scandaleuse ; en outre de quoi, si l’un ou l’autre de vos hauts faits avec votre ami M. Thomson venaient à être connus, nous pourrions bien nous brûler les doigts. L’enlèvement, à coup sûr, serait un bel atout dans notre jeu, pourvu toutefois que nous fussions à même de le prouver. Mais il peut être difficile à prouver ; et bref, mon avis est de passer un compromis avec votre oncle, peut-être même lui laissant Shaws où il s’est impatronisé depuis un quart de siècle, et de vous contenter, pour l’heure, d’une honnête provision.
Je lui répondis que je ne demandais pas mieux que d’être accommodant, et que je répugnais naturellement à laver en public le linge sale de la famille. Et alors (à part moi) je commençai à entrevoir les premiers linéaments du plan que nous devions mettre en œuvre par la suite.
– Le principal, dis-je, est de lui faire peur avec l’enlèvement.
– À coup sûr, dit M. Rankeillor, et si possible en dehors des tribunaux. Car, notez-le, monsieur David, nous trouverions bien des hommes du Covenant qui jureraient de votre séquestration ; mais une fois devant les juges, il nous serait impossible d’arrêter leur déposition, et ils lâcheraient certainement un mot ou deux de votre ami M. Thomson. Chose que (d’après ce que vous avez laissé entendre) je ne crois nullement désirable.
– Eh bien, monsieur, dis-je, voici mon idée. Et je lui développai mon projet.
– Mais ceci impliquerait ma rencontre avec le Thomson, dit-il, quand j’eus fini.
– Je le crois, en effet, monsieur.
– Diable ! diable ! s’écria-t-il, en se frottant les sourcils. Non, monsieur David, j’ai bien peur que votre plan soit irréalisable. Je n’ai rien à dire contre votre ami, M. Thomson : je ne sais rien contre lui et si je savais quelque chose, – notez-le, monsieur David, – il serait de mon devoir de le faire arrêter. Or, je m’en remets à vous : est-il sage que nous nous rencontrions ? Il peut avoir quelque chose à se reprocher. Il peut ne vous avoir pas tout dit. Il ne s’appelle peut-être même pas Thomson ! s’écria le notaire, avec un clignement ; car il y a de ces individus qui vous ramassent leur nom au bord des routes, comme d’autres grappillent des baies de houx.
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