l’autre rive et de pousser des soupirs. De son côté, Alan s’était mis à rêver. Enfin, il s’arrêta.
– Avez-vous fait attention à la fille qui nous a vendu ceci ? dit-il, en tapant sur le pain et le fromage.
– Sans doute, répondis-je, elle a l’air d’une bien brave fille.
– C’est votre avis, s’écria-t-il. Ami David, voilà de bonnes nouvelles !
– Au nom de tout ce que nous vénérons, pourquoi cela ? dis-je. Qu’en peut-il résulter de bon ?
– Eh bien, dit Alan, avec un de ses plaisants regards, j’avais quasi espéré que cela pourrait nous faire avoir ce bateau.
– Le contraire serait plus vraisemblable, dis-je.
– Cela vous plaît à dire. Je ne prétends pas que la fille devienne amoureuse de vous, je veux seulement qu’elle s’apitoie sur vous, David. À quelle fin, il n’est pas du tout nécessaire qu’elle voie en vous un phénix de beauté. Voyons (et il m’examina curieusement). Je vous aimerais un peu plus pâle ; mais à part cela, vous convenez bien à mon dessein : – vous avez un air tout à fait réussi de chemineau haillonneux, et on dirait que vous avez dérobé votre paletot d’un épouvantail à moineaux. Allons, chaud ! retournons au cabaret pour avoir notre barque.
Je le suivis tout riant.
– David Balfour, dit-il, vous êtes à votre manière un très drôle de gentilhomme, et non moins drôle est l’emploi que je vous réserve ici. Mais si vous avez quelque amitié pour mon cou (sans parler du vôtre) j’aime à croire que vous voudrez bien prendre cette affaire au sérieux. Nous allons jouer une comédie qui n’est guère, au fond, moins grave pour nous deux, que l’échafaud. Ne l’oubliez pas, je vous prie, et conduisez-vous en conséquence.
– Bon, bon, fis-je, ce sera comme vous le désirez.
Aux approches du hameau, il m’obligea de prendre son bras et de m’appuyer dessus en feignant d’être recru de fatigue ; et quand il poussa la porte du cabaret, il semblait me porter à demi. La fille (comme il était naturel) parut étonnée de notre prompt retour ; mais Alan ne prit pas le loisir de lui donner des explications ; il me fit asseoir, demanda une tasse d’eau-de-vie qu’il me fit avaler à petites gorgées, puis rompant le pain et le fromage, il m’aida à manger comme une bonne d’enfants : le tout avec un air sérieux, inquiet, prévenant, qui en eût imposé à un juge. Rien d’étonnant si la fille se laissa prendre à la scène que nous jouions, du pauvre gars malade et harassé, avec son très affectueux ami. Elle s’approcha de nous et se tint adossée à la table voisine.
– Est-ce qu’il a du mal ? demanda-t-elle enfin.
À ma vive surprise, Alan la regarda avec une sorte de fureur.
– Du mal ? s’écria-t-il. Il a marché plus de centaines de milles qu’il n’a pas de poils au menton, et couché plus souvent dans la bruyère humide que dans des draps secs. Du mal, qu’elle dit ! Assez de mal, dirait-on ! Ah bien oui, du mal !
Et il continua de ronchonner tout seul, en me donnant à manger d’un air bourru.
– Il est bien jeune pour cela, dit la fille.
– Trop jeune, dit Alan sans la regarder.
– Il ferait mieux d’aller à cheval, dit-elle.
– Et où voulez-vous que je lui trouve un cheval ? s’écria Alan, qui se tourna vers elle avec la même irritation feinte. – Faudrait-il pas que je le vole ?
J’aurais cru que ces rebuffades allaient la faire fuir, comme en effet elles lui clouèrent la bouche un moment. Mais mon ami savait très bien ce qu’il faisait ; et malgré sa naïveté en certaines matières, il avait un grand fonds de malice pour des affaires de ce genre.
– Vous n’avez pas besoin de me dire, hasarda-t-elle enfin, que vous êtes des nobles.
– Eh bien, dit Alan, un peu radouci (contre sa volonté peut-être) par cette réflexion ingénue, et quand bien même nous le serions ? Avez-vous jamais ouï dire que d’être noble vous mette de l’argent dans les poches ?
Elle poussa un soupir comme si elle-même eût été quelque grande dame dans le malheur.
– Non, dit-elle, c’est bien vrai.
Je m’irritais cependant du rôle que je jouais, et restais muet, entre la honte et l’amusement ; mais là-dessus il me fut impossible de me contenir davantage, et je priai Alan de me laisser, ajoutant que je me trouvais mieux. Les mots me restaient dans la gorge, car j’ai toujours détesté de prendre part à des mensonges ; mais mon embarras lui-même fut un trait de vérité de plus, et la fille attribua évidemment ma voix rauque à la faiblesse et à mes fatigues.
– N’a-t-il donc pas d’amis ? dit-elle, des larmes plein la voix.
– Si fait ! dit Alan, à condition de les rejoindre ! – des amis, de riches amis, des lits pour s’y coucher, de bonnes choses à manger, des docteurs pour le soigner, – et voici qu’il lui faut patauger dans la boue et dormir dans la bruyère comme un mendiant.
– Et pourquoi cela ? dit la fille.
– Ma chère amie, dit Alan, je ne puis vous le dire sans danger ; mais au lieu de vous le conter, voici ce que je vais faire : je vais vous siffler un bout de cet air.
Et, s’allongeant en travers de la table, et sifflant pour qu’on l’entendît à peine, mais avec beaucoup de sentiment, il lui glissa quelques mesures de « C’est Charlie mon bien-aimé[36] ».
– Chut ! dit-elle, en regardant vers la porte.
– Voilà pourquoi, dit Alan.
– Si jeune ! s’écria la fille.
– Il est vieux assez pour…
Et Alan se frappa de l’index un coup sur la nuque, afin de signifier que j’étais vieux assez pour perdre ma tête.
– Ce serait une honte infâme, s’écria-t-elle, toute rouge.
– C’est ce qui arrivera, néanmoins, dit Alan, si nous ne trouvons un moyen.
La fille, se détournant, s’encourut hors de la pièce et nous laissa seuls : Alan, mis en belle humeur par la réussite de ses ruses, et moi très fâché d’être qualifié de jacobite et traité comme un enfant.
– Alan, m’écriai-je, je n’en supporterai pas davantage.
– Il faut vous résigner, pourtant, ami David. Car si vous découvrez le pot aux roses, à cette heure, vous tirerez peut-être votre vie du feu, mais Alan Breck est un homme mort.
La chose était si évidente que je me contentai de soupirer, et mon soupir servit le dessein d’Alan, car il fut entendu par la fille qui s’en revenait tout courant avec une assiette de pudding blanc une bouteille d’ale forte.
– Pauvre agneau ! dit-elle.
Et elle n’eut pas plus tôt posé l’assiette devant nous, qu’elle me flatta l’épaule d’un petit geste amical, comme pour me réconforter. Puis elle nous pria de manger, sans plus rien avoir à payer, car l’auberge lui appartenait, ou du moins à son père, qui était parti pour la journée à Pittencrieff. Nous ne nous le fîmes pas dire deux fois, car du pain et du fromage sont froide nourriture, et le pudding avait une odeur exquise ; et tandis que nous étions à manger, elle reprit sa place contre la table voisine, nous considérant et réfléchissant d’un air préoccupé, tout en tiraillant les cordons de son tablier.
– Je vois que vous avez la langue un peu longue, dit-elle enfin à Alan.
– Peut-être, dit Alan, mais, voyez-vous, je sais à qui je m’adresse.
– Ce n’est pas moi qui vous trahirai, dit-elle, si c’est cela que vous voulez dire.
– Non. Cela ne vous ressemblerait pas. Mais je vais vous dire ce que vous pourriez faire : vous pourriez nous aider.
– Je ne saurais, dit-elle, secouant la tête. Non, je ne saurais.
– Même si vous en aviez la possibilité ?
Elle ne répondit rien.
– Écoutez, ma fille, dit Alan, il y a des barques dans le royaume de Fife, car j’en ai vu deux (au moins) sur le rivage, en arrivant par ce bout de la ville. Or, si nous pouvions avoir une barque pour passer en Lothian sous le couvert de la nuit, et un individu discret, de la bonne sorte, pour ramener cette barque et se taire, il y aurait deux âmes sauvées, – la mienne très vraisemblablement, – la sienne sans le moindre conteste. Faute de cette barque, il ne nous reste que trois shillings au monde ; et où aller, et que faire, et quelle autre perspective nous reste-t-il que la corde du gibet, – je vous en donne ma parole, je l’ignore ! Nous laisserez-vous dans le besoin, bonne fille ? Irez-vous vous coucher dans votre lit tiède et penser à nous, quand le vent hurlera dans la cheminée et que la pluie fouettera le toit ? Irez-vous manger votre repas devant un bon feu et songer à ce mien pauvre gars malade, en train de se mordre les poings de froid et de faim, sur la lande nue ? Malade ou bien portant, il lui faut marcher ; avec la mort qui le tient à la gorge, il lui faut trimarder sous la pluie au long des routes ; et lorsque, couché sur les froides pierres, il rendra le dernier soupir, il n’aura d’amis auprès de lui que moi et Dieu.
À cet appel fait à sa pitié, je vis la fille bouleversée, tentée de nous secourir, et craignant pourtant de n’aider que des malfaiteurs. Je me décidai donc à intervenir et à vaincre ses scrupules en lui avouant une part de la vérité.
– Connaissez-vous, dis-je, M. Rankeillor, du Ferry ?
– Rankeillor le notaire ? dit-elle. Je crois bien.
– Eh bien, dis-je, c’est chez lui que je vais ; ainsi, jugez si je suis un malfaiteur ;