Alan était persuadé, en outre, que la surveillance devait s’être beaucoup relâchée ; et la ligne du Forth, voire même le Stirling Bridge, le principal des ponts qui franchissent le fleuve, devaient être gardés avec une vigilance médiocre.
– C’est un axiome capital en matière militaire, dit-il, d’aller où l’on vous attend le moins. Notre difficulté, c’est le Forth ; vous savez le dicton : « Le Forth a bridé le sauvage Highlander. » Eh bien, si nous cherchons à contourner ce fleuve par sa source et à redescendre par Kippen ou Balfron, c’est exactement là qu’ils nous attendrons pour nous mettre le grappin dessus. Mais si nous coupons droit à ce vieux pont de Stirling, je gage mon épée qu’on nous laisse passer sans nous inquiéter.
La première nuit donc, nous nous arrêtâmes à Strathire, dans la demeure d’un Maclaren ami de Duncan, où nous couchâmes le 21 du mois, et nous en repartîmes vers la tombée de la nuit pour l’étape suivante. Le 22, nous dormîmes dans un fourré de bruyère, sur le flanc du mont Uam Var, en vue d’une harde de daims. Ces dix heures de sommeil, par une belle journée chaude et éventée, sur un terrain bien sec, furent les plus agréables que j’aie jamais goûtées. Cette nuit-là, nous rencontrâmes l’Allan Water et descendîmes son cours. En arrivant sur l’arête des hauteurs, nous découvrîmes sous nos pieds tout le Carse de Stirling, étalé comme une crêpe avec au milieu la ville et le château sur sa colline, et la lune se reflétant sur les eaux du Forth.
– Maintenant, dit Alan, si cela vous intéresse, vous revoilà dans votre pays. Nous avons franchi la limite des Highlands à la première heure ; et à présent, lorsque nous aurons passé cette eau sinueuse, nous pourrons jeter nos bonnets en l’air.
Sur l’Allan Water, tout auprès de son confluent avec le Forth, nous trouvâmes un petit îlot de sable tout plein de bardanes, de séneçons et autres plantes basses, juste suffisantes à nous couvrir si nous restions couchés à plat. Nous y dressâmes notre camp, sous les canons du château de Stirling, dont les tambours battaient à l’occasion de quelque revue de la garnison. Des moissonneurs travaillèrent tout le jour dans un champ qui bordait la rivière, et nous entendions le bruit des faux sur les pierres à aiguiser, avec les voix des gens, et même leurs paroles. Il convenait de rester cachés et de nous taire. Mais le sable de notre petite île était chaud de soleil, les plantes vertes donnaient de l’ombre à nos têtes, nous avions à boire et à manger en abondance, et pour couronner le tout, nous étions en vue du port.
Dès que les moissonneurs eurent quitté le travail et que le crépuscule commença de tomber, nous retournâmes à gué sur la rive et nous nous dirigeâmes vers le pont de Stirling, en traversant les champs et passant sous les clôtures.
Le pont se trouve juste au pied de la colline du château. C’est un vieux pont haut et étroit, avec des poivrières tout le long du parapet ; et l’on peut imaginer avec quel intérêt je l’examinai, moins comme lieu célèbre dans l’histoire que comme représentant les portes de la liberté pour Alan et pour moi. La lune n’était pas encore levée quand nous arrivâmes ; quelques lumières brillaient sur la façade de la forteresse, et au-dessus, dans la ville, quelques fenêtres éclairées ; mais tout était parfaitement tranquille, et il ne semblait pas y avoir de sentinelles pour garder le passage.
J’allais pousser de l’avant, mais mon ami fut plus avisé.
– Tout a l’air bien paisible, dit-il ; mais malgré cela nous allons nous mettre en observation derrière un talus, pour voir.
Nous attendîmes un quart d’heure, des fois chuchotant, ou bien restant à écouter, sans rien entendre que le clapotis des flots contre les piles du pont. Finalement survint une vieille femme clopinant sur une canne à béquille. Elle s’arrêta non loin de notre cachette, marmottant quelque chose à part elle et se plaignant de la longueur du chemin ; puis elle se mit à grimper la forte rampe qui donne accès au pont. La femme était si minuscule dans cette nuit si noire, que nous l’eûmes bientôt perdue de vue ; mais nous entendions décroître peu à peu le bruit de ses pas et de sa canne, et la toux qui lui prenait par accès.
– Elle doit avoir traversé, maintenant, susurrai-je.
– Non, dit Alan, son pas sonne toujours creux sur le pont.
Et juste alors : – Qui vive ! cria une voix, et nous entendîmes la crosse d’un mousquet résonner sur les dalles. Il faut croire que la sentinelle s’était endormie, et nous aurions pu essayer de passer inaperçus ; mais à présent, elle était éveillée, et la chance perdue.
– Cela n’ira jamais, dit Alan. Cela ne peut, cela ne peut pas marcher pour nous, David.
Et, sans rien ajouter, il s’éloigna en rampant à travers champs ; et un peu plus loin, lorsqu’on ne put plus nous voir, il se remit debout et prit une route qui se dirigeait vers l’Est. Je n’y comprenais rien ; et de fait, l’amère déception que je venais de subir m’empêchait d’être satisfait de rien. Il n’y avait qu’un moment, je me voyais déjà frappant à la porte de M. Rankeillor pour réclamer mon héritage, comme un héros de romance, et je me retrouvais ici, vagabond pourchassé, du mauvais côté du Forth.
– Eh bien ? dis-je.
– Eh bien, dit Alan, que voulez-vous ! Ils ne sont pas aussi bêtes que je l’imaginais. Nous avons encore le Forth à passer, David, – maudites soient les pluies qui l’ont engendré et les versants de colline qui l’ont guidé !
– Et pourquoi nous diriger vers l’Est ?
– Oh ! un hasard ! on ne sait jamais. S’il nous est impossible de passer le fleuve, il nous faut examiner ce que nous pouvons faire avec le firth[35].
– Il y a des gués sur la rivière, et pas sur le firth, dis-je.
– À coup sûr, il y a des gués, et même un pont, ricana Alan ; mais à quoi bon, si tout est gardé ?
– Eh bien, dis-je, mais une rivière se passe à la nage.
– Pour ceux qui savent nager, répliqua-t-il ; mais je ne pense pas que vous ni moi soyons fameux dans cet art ; et quant à moi, je nage comme une brique.
– Ce n’est pas pour vous contredire, Alan, repris-je, mais je crois que vous voyez les choses en noir. S’il est difficile de passer une rivière, il saute aux yeux qu’il l’est encore plus de passer un bras de mer.
– Mais il existe des bateaux, dit Alan, ou je me trompe beaucoup.
– Oui, et il existe aussi de l’argent, dis-je. Mais comme nous n’en avons ni l’un ni l’autre, c’est juste comme s’ils n’avaient jamais été inventés.
– Croyez-vous ? dit Alan.
– Je le crois.
– David, vous êtes un homme de peu d’imagination et d’encore moins de foi. Mais laissez-moi affûter mes esprits, et si je ne réussis pas à obtenir un bateau, ni à l’emprunter, ni à le voler, eh bien ! j’en fabriquerai un !
– Ah ! Ah ! je vous vois venir, dis-je. Mais il y a autre chose : si nous passons un pont, il n’ira pas le raconter ; mais si nous passons le firth, le bateau restera où il ne devrait pas être ; – on verra que quelqu’un l’y a conduit… et tout le pays avoisinant sera en rumeur.
– Ami, s’écria Alan, si je fais un bateau, je ferai quelqu’un pour le ramener ! Ainsi donc, ne me tarabustez plus de vos niaiseries, mais avancez (car c’est ce qui nous reste à faire) – et laissez Alan réfléchir pour vous.
Toute la nuit, en conséquence, nous longeâmes la rive nord du Carse, sous les hautes cimes du mont Ochil, passant auprès d’Alloa, de Clackmannan et de Culross, que nous évitâmes. Vers dix heures du matin, affamés et éreintés, nous atteignîmes le petit clachan de Limekilns. Ce hameau est situé tout au bord de l’eau, en face de la ville de Queensferry, mais de l’autre côté du Hope. Des fumées s’élevaient de la ville et du hameau, ainsi que des villages et des fermes, de toutes parts. On faisait la moisson ; deux navires étaient à l’ancre, et des embarcations allaient et venaient sur le Hope. Le spectacle était pour moi des plus plaisants ; et je ne pouvais me rassasier de contempler ces belles pentes vertes et cultivées et tout ce monde affairé dans les champs et sur les eaux.
Malgré tout, sur la rive sud, se trouvait la maison de M. Rankeillor, où je ne doutais pas que m’attendît la fortune ; et j’étais ici, moi, sur la rive nord, revêtu de piètres nippes d’un aspect barbare, avec trois shillings d’argent pour tout potage, ma tête mise à prix, et pour seule compagnie un individu hors la loi.
– Alan, dis-je, et penser que là-bas de l’autre côté se trouve tout ce que le cœur peut désirer ! Et les oiseaux traversent ; et les bateaux aussi… Tout le monde traverse, sauf moi ! Oh, ami, quel crève-cœur !
À Limekilns, nous entrâmes dans un petit cabaret, qu’une simple branche pendue par-dessus la porte désignait comme tel, et nous achetâmes un peu de pain et de fromage, d’une fille de bonne mine qui était au comptoir. Nous fîmes un paquet de nos vivres et les emportâmes dans l’intention d’aller les manger sous un bosquet du rivage, que l’on apercevait à un tiers de mille plus loin. Tout en marchant, je ne cessais de regarder