au visage ou me dégoulinait le long du dos en ruisselets de glace ; le brouillard nous enveloppait sinistrement de ses plis, – ou bien, si le vent soufflait, il s’entr’ouvrait soudain et nous découvrait l’abîme de quelque val ténébreux où des torrents se précipitaient à grand bruit.
La rumeur d’une infinité de cours d’eau s’élevait de toutes parts. Cette pluie incessante avait débondé les sources de la montagne ; chaque ravine se dégorgeait comme une citerne ; chaque torrent était en pleine crue et son lit débordé. Durant nos courses nocturnes, leurs voix solennelles emplissaient les vallées, tantôt de roulements de tonnerre, tantôt de rugissements furieux. Je comprenais alors l’histoire du Kelpie des Eaux, ce démon des rivières, que la légende a enchaîné au torrent, où il gémit et hurle, en l’attente de l’infortuné voyageur. Alan et moi finissions par y croire, ou tout comme ; et quand le fracas du torrent s’élevait au-dessus de son diapason ordinaire, je ne m’étonnais plus (j’étais toutefois encore un peu scandalisé) de voir mon ami faire le signe de croix à la façon des catholiques.
C’est à peine, au cours de ces errances affreuses, si nous eûmes la moindre communication, même en paroles. Il est vrai que je n’aspirais plus qu’au tombeau, et c’est là ma meilleure excuse. Mais en outre j’ai toujours été d’un naturel rancunier, lent à m’offenser, plus lent à oublier l’offense, et j’étais alors exaspéré autant contre moi que contre mon compagnon. Durant presque deux jours, il se montra d’une inlassable complaisance ; muet, mais toujours prêt à me venir en aide, et toujours espérant (je le voyais très bien) que ma lubie se dissiperait. Durant ce même temps, je me renfermai en moi-même, à ruminer ma colère, repoussant avec rudesse ses offres de service, et n’arrêtant pas plus mes yeux sur lui que s’il eût été un buisson ou une pierre.
La deuxième nuit, ou plutôt l’aube du troisième jour, nous trouva sur une hauteur des plus pelées, en sorte qu’il nous fut impossible de suivre notre programme habituel et de nous coucher aussitôt pour manger et dormir. Avant que nous eussions atteint un abri, le ciel, de gris était devenu très clair, car malgré la pluie persistante, les nuages passaient plus haut ; et Alan me regarda en face, avec quelques signes d’inquiétude.
– Vous devriez me laisser porter votre paquet, dit-il, pour la neuvième fois peut-être depuis que nous avions quitté l’éclaireur au bord du loch Rannoch.
– Je le porte très bien, je vous remercie, dis-je, froid comme glace.
Alan rougit fortement :
– Je ne vous l’offrirai plus, dit-il. Je ne suis pas un homme patient, David.
– Je n’ai jamais dit que vous l’étiez, répondis-je, tout juste comme l’eût fait ridiculement un gamin de dix ans.
Alan ne me répliqua rien, mais sa conduite répondit pour lui. Il y a tout lieu de croire que, dorénavant, il s’accordait l’absolution plénière pour l’aventure de chez Cluny ; et, remettant son chapeau de côté, il marcha d’un air crâne, sifflant des airs, et me lançant des sourires obliques et provocateurs.
Nous devions, la troisième nuit, traverser l’extrême ouest du pays de Balquhidder. Il faisait pur et froid, il y avait de la gelée dans l’air, et un vent du nord qui dispersait les nuages et faisait briller les étoiles. Les torrents étaient gros, bien entendu, et emplissaient toujours les ravins de leur tumulte ; mais je notai qu’Alan ne songeait plus au Kelpie, et qu’il était d’excellente humeur. Quant à moi, le beau temps arrivait trop tard ; j’avais couché dans la boue si longtemps que (selon le mot de la Bible) mes habits mêmes « avaient horreur de moi » ; j’étais rompu de fatigue, affreusement mal à l’aise et cousu de douleurs et de frissons ; le froid du vent me transperçait, et son bruit m’emplissait les oreilles. Ce fut dans ce triste état que j’eus à supporter de la part de mon compagnon quelque chose qui ressemblait fort à une persécution. Il parlait beaucoup, et jamais sans allusion piquante. « Whig » était le meilleur qualificatif qu’il trouvât à me donner. « Voici, disait-il, voici un fossé à sauter pour vous, mon petit whig ! Vous êtes un si fier sauteur ! » Et ainsi de suite, tout le temps avec une voix railleuse et perfide.
C’était bien ma faute, à moi et à personne d’autre, je le savais ; mais j’étais trop misérable pour me repentir. Je me sentais incapable de me traîner beaucoup plus loin ; avant peu, il me faudrait me coucher pour mourir sur ces montagnes détrempées, comme un mouton ou un renard, et mes os blanchiraient là comme ceux d’un animal. Ma tête se perdait, sans doute ; mais peu à peu je prenais goût à cette idée, je trouvais enviable de mourir ainsi, seul dans le désert, où les aigles farouches environneraient mes derniers moments. Alan regretterait alors sa conduite, me disais-je ; il se souviendrait, après ma mort, de tout ce qu’il me devait, et ce souvenir lui serait une torture. Je continuai donc de la sorte, comme un petit sot et un mauvais cœur d’écolier malade, à nourrir ma vengeance contre un frère humain, alors que j’aurais dû plutôt me mettre à genoux et demander pardon à Dieu. Et au contraire, à chacune des attaques d’Alan, je m’applaudissais. « Ah ! me disais-je, je vous apprête mieux que cela ; quand je me coucherai pour mourir, vous croirez recevoir un soufflet au visage. Ah ! quelle revanche, alors ! ah ! comme vous regretterez votre ingratitude et votre cruauté ! »
Cependant, mon état empirait toujours. Une fois déjà, j’étais tombé : mes jambes s’étaient dérobées subitement sous moi, et la chose avait frappé Alan sur le coup ; mais je fus si vite relevé, et me remis en marche d’un air si naturel, qu’il eut bientôt oublié l’incident. Des bouffées de chaleur me parcouraient, avec de soudains frissons. Mon point de côté devenait intolérable. Enfin, je sentis que je ne pouvais me traîner plus loin ; et là-dessus, le souhait me vint tout à coup d’en finir avec Alan, de donner libre cours à ma colère, et de terminer ma vie d’une façon plus rapide. Il venait justement de m’appeler « whig ». Je fis halte.
– Monsieur Stewart, dis-je, d’une voix qui vibrait comme une corde de violon, vous êtes plus âgé que moi, et devriez savoir vous tenir. Croyez-vous qu’il soit bien sage ou spirituel de me jeter au nez mes opinions politiques ? Je m’imaginais que, lorsqu’ils différaient sur ce point, c’était le propre des gentlemen de différer avec politesse ; et par ailleurs je puis vous le dire, je suis capable de trouver une ironie meilleure que certaines des vôtres.
Alan s’était arrêté me faisant face, le chapeau de côté, les mains dans les poches de sa culotte, la tête un peu sur l’épaule. Il m’écouta, avec un sourire mauvais que je distinguais au clair d’étoiles ; et quand j’eus fini de parler, il se mit à siffler un air jacobite. C’était l’air composé en dérision de la défaite du général Cope à Preston-pans :
Hohé, Johnnie Cope, marchez-vous toujours ?
Est-ce que vos tambours sont toujours battants ?
Et il me revint à l’esprit que, le jour de cette bataille, Alan faisait partie de l’armée royale.
– Pourquoi choisissez-vous cet air, monsieur Stewart ? dis-je. Est-ce pour me faire souvenir que vous avez été battu des deux côtés.
L’air s’arrêta sur les lèvres d’Alan.
– David ! dit-il.
– Mais il est temps que ces manières cessent, continuai-je ; et je tiens à ce que vous parliez désormais civilement de mon roi et de mes bons amis les Campbells.
– Je suis un Stewart… reprit Alan.
– Oh ! dis-je, je sais que vous portez un nom royal. Mais il faut vous rappeler que, depuis que j’ai été dans les Highlands, j’ai vu pas mal de gens dans le même cas ; et le moins que je puisse dire de ces gens-là, c’est qu’ils ne feraient pas mal de se débarbouiller.
– Savez-vous bien que vous m’insultez ? dit Alan d’une voix très grave.
– Je le regrette, dis-je, car je n’ai pas fini, et si l’exorde de mon sermon vous déplaît, je crains fort que sa péroraison ne vous plaise guère non plus. Vous avez été poursuivi sur le champ de bataille par les hommes de mon parti ; le divertissement n’est pas du meilleur goût, de venir braver un garçon de mon âge. Whigs et Campbells, les uns et les autres vous ont battu ; vous avez fui comme un lièvre devant eux. Il vous convient de ne parler d’eux qu’avec respect.
Alan demeurait parfaitement immobile, et les pans de son surtout claquaient au vent derrière lui.
– C’est un malheur, dit-il. Voilà des choses qu’on ne peut laisser passer.
– Je ne vous demande rien de tel. Je suis prêt tout comme vous.
– Prêt ?
– Prêt, répétai-je. Je ne suis ni vantard ni fanfaron comme certains que je pourrais nommer. Allons !
Et, tirant mon épée, je tombai en garde ainsi qu’Alan lui-même me l’avait enseigné.
– David ! s’écria-t-il. Êtes-vous fou ? Je ne puis tirer l’épée contre vous, David. Ce serait un véritable meurtre.
– Vous l’aviez prévu quand vous m’insultiez, dis-je.
– C’est vrai ! s’écria Alan.
Et il resta une minute, la main à son menton, qu’il tourmentait, comme examinant un problème insoluble.
– C’est la pure vérité, dit-il, en tirant son épée.
Mais je n’avais pas encore engagé ma lame, qu’il rejeta la sienne loin de lui et se laissa tomber à terre.
– Non, non, répétait-il, non, non… je ne peux pas, je ne peux pas.
À cette vue, le restant de ma colère s’échappa