là son allure naturelle. Cependant, il ne cessait de faire des détours, en suivant les parties basses du marais qui nous dissimulaient le mieux. En de certains endroits, les buissons avaient été brûlés, ou du moins atteints par le feu ; et il nous montait à la figure (car nous avions le nez près de terre) une poussière aveuglante et asphyxiante, aussi subtile que de la fumée. Nous n’avions plus d’eau depuis longtemps ; et cette façon de courir à quatre pattes entraîne une faiblesse et une fatigue écrasantes, qui vous brisent les membres et font se dérober vos poignets sous votre poids.
De temps à autre, il est vrai, quand nous trouvions un fourré convenable, nous nous y arrêtions pour souffler, et, en écartant les branches, nous regardions derrière nous les dragons. Ils ne nous avaient pas vus, car ils ne se détournaient pas. Ils étaient un demi-régiment, peut-être, et couvraient bien deux milles de terrain, qu’ils battaient à fond, à mesure de leur avance. Je ne m’étais pas éveillé trop tôt : une minute de plus et il nous aurait fallu fuir sous leur nez, au lieu de leur échapper latéralement. Même dans ces conditions, la moindre anicroche pouvait nous perdre ; et à chaque fois qu’un coq de bruyère s’enlevait des buissons avec un claquement d’ailes, nous gardions une immobilité de mort et n’osions plus respirer.
La douleur et la faiblesse de mes membres, l’épuisement de mon cœur, les égratignures de mes mains et l’irritation de ma gorge et de mes yeux dans la fumée continuelle des cendres et de la poussière m’étaient bien vite devenus tellement insupportables que j’aurais volontiers renoncé à poursuivre. Seule, la crainte d’Alan me prêtait une sorte de courage artificiel qui me permettait d’avancer. Quant à lui (et l’on doit se souvenir qu’il était encombré de son grand surtout), son visage avait d’abord passé au cramoisi, mais à la longue ce cramoisi se marbra de taches blanches ; il avait la respiration rauque et sifflante ; quand nous faisions halte et qu’il me chuchotait ses avis à l’oreille, sa voix était méconnaissable. Mais par ailleurs il n’avait aucunement l’air abattu, il ne perdait rien de son agilité, et j’étais émerveillé de son endurance.
À la fin, comme la nuit tombait, nous entendîmes un bruit de trompettes, et, regardant derrière nous, entre les bruyères, nous vîmes la troupe faire son rassemblement. Quelques minutes plus tard, le feu était allumé et le camp dressé pour la nuit vers le centre de la plaine.
À cette vue, je priai et suppliai Alan qu’il nous permît de nous coucher et de dormir.
– Il n’y aura pas de sommeil pour nous cette nuit ! répondit-il. Une fois reposés, ces dragons là-bas vont vous cerner le marais, et personne ne sortira plus d’Appin que la gent ailée. Nous venons de l’échapper belle, et vous voudriez nous faire perdre ce que nous avons gagné ! Non, non, il faut que le jour, en se levant, nous trouve, vous et moi, en lieu sûr au haut de Ben Adler.
– Alan, dis-je, ce n’est pas la bonne volonté, c’est la force qui me manque. Si je pouvais, j’irais ; mais, aussi sûr que je vis, je n’en peux plus.
– Très bien, dit Alan, je vous porterai donc.
Je le regardai, croyant qu’il plaisantait ; mais non ! le petit homme était parfaitement sérieux ; et je rougis de le voir si résolu.
– Laissez ! dis-je, je vous suis.
Il me lança un coup d’œil qui signifiait : « Bravo, David ! » et se remit à courir de toute sa vitesse.
La nuit avait amené quelque fraîcheur et même un peu (mais guère) d’obscurité. Le ciel était sans nuages ; nous étions encore en juillet, et très haut dans le nord ; au plus sombre de la nuit, il aurait fallu de bons yeux pour lire, mais néanmoins j’ai vu souvent des journées d’hiver plus sombres en plein midi. Une rosée dense tombait et trempait la plaine comme de la pluie ; et elle me ranima tout d’abord. Quand nous fîmes halte pour souffler et que j’eus le loisir de contempler autour de moi la nuit claire et douce, les profils comme endormis des montagnes, et derrière nous le feu, réduit par la distance à un point brillant sur le marais, une exaspération soudaine me saisit de devoir me traîner ainsi misérablement et manger de la poussière comme un ver.
D’après ce que j’ai lu dans les livres, je crois que bien peu de ceux qui tinrent jamais une plume ont réellement connu la fatigue, sinon ils l’auraient décrite plus fortement. Je n’avais plus souci de ma vie, ni passée ni future, et je me souvenais à peine qu’il existât un garçon nommé David Balfour ; je pensais non plus à moi, mais uniquement à chacun de mes pas, dont le suivant me paraissait devoir être le dernier, avec désespoir, – et à Alan, la cause de tout, avec haine. Alan possédait la vraie méthode militaire : c’est le rôle de l’officier de faire en sorte que ses hommes continuent à exécuter les choses sans savoir pourquoi, et dans des circonstances où, si on le leur permettait, ils se coucheraient sur place et se laisseraient tuer. Et je pense que j’aurais fait un assez bon simple soldat, car, durant ces dernières heures, il ne me vint pas à l’idée que j’eusse la liberté de faire autre chose qu’obéir jusqu’au bout, et mourir en obéissant.
Le jour vint peu à peu, après des années, me sembla-t-il. Nous avions alors passé le plus fort du danger et pouvions marcher debout comme des hommes, au lieu de ramper comme des bêtes. Mais quel couple nous devions faire, miséricorde ! allant courbés en deux comme des aïeuls, butant comme des enfants et pâles comme la mort. Nous n’échangions plus un mot ; chacun serrait les dents et regardait fixement devant lui ; chacun levait le pied et l’abaissait comme ceux qui soulèvent des poids, dans une fête de village ; et tout cela, parmi les piaulements des oiseaux de marais et tandis que la lumière grandissait peu à peu à l’orient.
Alan, dis-je, faisait comme moi. Non pas que je lui accordais un seul regard, car j’avais trop à faire de surveiller mes pas ; mais parce que évidemment il devait être aussi abruti de fatigue que moi et qu’il regardait aussi peu ou nous allions, sans quoi nous ne nous serions pas jetés en aveugles dans une embuscade.
Voici comment la chose arriva. Nous descendions une pente de lande broussailleuse, Alan ouvrant la marche, et moi d’un pas ou deux en arrière, tels un violoneux et sa femme, quand soudain il se fit un remuement dans les bruyères : trois ou quatre individus en haillons surgirent, et, une seconde plus tard, nous étions couchés sur le dos, un poignard chacun à la gorge.
Peu m’importait, je crois ; la souffrance causée par ce traitement brutal n’était rien en comparaison de celles qui m’emplissaient déjà ; et j’étais trop heureux d’avoir cessé de marcher, pour me soucier d’un poignard. Je regardais à l’envers la face de l’homme qui me tenait, et je la revois toute hâlée de soleil, avec des yeux très brillants, mais je n’avais pas peur de lui. J’entendis Alan parler tout bas en gaélique avec un autre ; et ce qu’ils pouvaient dire m’était bien égal.
Ensuite les poignards se relevèrent, on nous prit nos armes et on nous assit nez à nez dans la bruyère.
– Ce sont les gens de Cluny, dit Alan. Nous ne pouvions mieux tomber. Nous n’avons qu’à rester ici avec ces sentinelles avancées, jusqu’à ce que le chef soit prévenu de notre arrivée.
Or, Cluny Macpherson, le chef du clan Vourich, avait été l’un des promoteurs de la grande rébellion, six ans auparavant ; sa tête était mise à prix, et je le croyais depuis longtemps en France avec les autres chefs de ce parti vaincu. Malgré ma fatigue, je me réveillai à moitié, d’étonnement.
– Quoi, m’écriai-je, Cluny est encore ici ?
– Mais oui, il y est ! dit Alan. Toujours dans son pays, et gardé par son clan. Le roi George ne pourrait mieux faire.
J’allais lui en demander plus, mais Alan me donna mon congé.
– Je suis un peu fatigué, dit-il, et j’aimerais bien faire un petit somme.
Et, sans plus de mots, il se laissa rouler face contre terre dans un épais buisson de bruyère et s’endormit instantanément.
Je n’aurais su l’imiter. Vous avez entendu des sauterelles bruire dans l’herbe, aux jours d’été ? Eh bien, je n’eus pas plus tôt fermé les yeux que mon corps, et surtout ma tête, mon estomac et mes poignets me parurent pleins de sauterelles bruissantes ; et je dus rouvrir mes yeux aussitôt, et m’agiter et me retourner, et me relever et me recoucher, et regarder le ciel qui m’éblouissait, ou les sauvages et répugnantes sentinelles de Cluny qui regardaient par-dessus la crête de la lande et conversaient en gaélique.
Telle fut la façon dont je me reposai, jusqu’au retour du messager. Cluny, rapporta-t-il, désirait nous voir ; il nous fallut nous relever et repartir. Alan était d’excellente humeur, son somme l’avait remis, il avait très faim, et envisageait agréablement la perspective d’un coup à boire et d’un plat de collops[31] chauds dont le messager lui avait dit deux mots. Pour ma part, la seule mention de nourriture me donnait la nausée. À ma mortelle fatigue s’ajoutait à présent une sorte de légèreté vertigineuse qui ne me permettait pas de marcher. J’allais tout de travers, comme un ivrogne ; le sol me semblait inconsistant comme une nuée, les montagnes légères comme des plumes, et l’air,