jarrets et m’élançai, avec cette espèce de fureur désespérée qui tient parfois lieu de courage. En vérité, ce furent mes mains seules qui atteignirent l’autre bord ; elles glissèrent, se rattrapèrent, glissèrent de nouveau ; et j’allais retomber dans le courant, lorsque Alan me saisit, d’abord par les cheveux, puis au collet, et, d’un grand effort, m’attira sur la rive.
Sans dire un mot, il reprit sa course à toutes jambes, et il me fallut me remettre debout et courir derrière lui. J’étais fatigué, avant cela, mais je me sentais affreusement brisé, et à moitié ivre de l’eau-de-vie ; je trébuchais tout courant, un point de côté horrible me lancinait ; et lorsque Alan fit halte sous un gros roc qui se dressait parmi beaucoup d’autres, ce ne fut pas trop tôt pour David Balfour.
Un gros roc, dis-je ; mais c’étaient en réalité deux blocs qui s’arc-boutaient par leurs sommets, de vingt pieds de haut chacun et, à première vue, inaccessibles. Même Alan (qui paraissait doué de quatre mains) dut s’y reprendre à deux fois pour arriver au haut. À la troisième tentative, et en se mettant debout sur mes épaules, et de là s’élançant avec une telle violence que je pensai avoir l’échine rompue, il réussit à y prendre pied. Une fois là-haut, il me tendit son ceinturon de cuir ; et avec l’aide de ce ceinturon et d’une couple de crevasses où se posa mon pied, je me hissai à côté de lui.
Je découvris alors pourquoi il était monté là ; car les deux blocs, étant un peu creusés à leurs sommets qui se rejoignaient, formaient une sorte d’assiette ou de coupe, où trois et même quatre hommes auraient pu se cacher à l’aise.
Cependant, Alan n’avait pas prononcé une parole, mais il avait couru et grimpé avec une frénésie de hâte farouche et muette qui indiquait chez lui la crainte de quelque danger imminent. Même quand nous fûmes tous deux sur le roc, il ne dit rien, non plus qu’il ne dérida son front soucieux : il se tapit tout à plat, et, ne gardant qu’un œil au-dessus du rebord de notre lieu d’asile, promena tout autour de l’horizon un regard investigateur. L’aurore était venue, très pure ; nous découvrions les flancs pierreux de la vallée, et son fond parsemé de rochers, et la rivière qui serpentait d’un bord à l’autre et formait de blanches cascades ; mais pas la moindre fumée d’habitation, et nul être vivant, que des aigles croassant alentour d’une falaise.
Alors enfin Alan se dérida.
– Oui, dit-il, à cette heure nous avons une chance ; puis me regardant avec quelque ironie : Vous n’êtes pas un fameux sauteur !
Je dus rougir d’humiliation, car il ajouta aussitôt :
– Bah ! je ne vous en blâmerai guère. Avoir peur d’une chose et pourtant l’accomplir, c’est ce qui fait l’homme brave par excellence. Or, il y avait là-bas de l’eau, et l’eau est capable de m’intimider moi-même. Non, non, ajouta-t-il, ce n’est pas vous qui êtes à blâmer, c’est moi.
Je lui en demandai la cause.
– Parce que je me suis conduit comme un imbécile, cette nuit. Pour commencer, je me suis trompé de route, et cela dans mon pays natal d’Appin ; aussi, le jour nous a surpris où nous n’aurions pas dû être ; en conséquence, nous nous trouvons ici exposés à quelque danger et à plus d’inconfort. Et ensuite (ce qui est le pire des deux, pour qui est familiarisé avec la bruyère comme moi) je suis parti sans bouteille à eau, et nous sommes condamnés à passer ici tout un long jour d’été sans rien à boire que de l’alcool pur. Vous pouvez croire que c’est là une petite affaire ; mais avant la tombée de la nuit, David, vous m’en direz des nouvelles.
J’étais fort désireux de lui donner meilleure opinion de moi, et lui offris, s’il consentait à vider l’eau-de-vie, de descendre et de courir jusqu’à la rivière, remplir la gourde.
– Non, dit-il, je ne voudrais pas gaspiller ce bon alcool. Il nous a rendu cette nuit un fameux service, car sans lui, à mon humble avis, vous seriez encore perché sur cette pierre là-bas. Et qui plus est, vous avez pu remarquer (vous, si observateur) qu’Alan Breck Stewart a peut-être marché un peu plus vite qu’à son ordinaire.
– Vous ! m’écriai-je, vous couriez à tout rompre.
– En vérité ? Eh bien, dans ce cas, je vous garantis qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Et maintenant, assez causé ; faites un somme, garçon, et je veillerai.
Je m’installai donc pour dormir. Un peu de terre tourbeuse s’était amassée entre les sommets des deux blocs, et il y poussait quelques fougères, dont je me fis un lit. Le dernier bruit que je perçus était le croassement des aigles.
Il pouvait être neuf heures du matin, lorsque je fus réveillé brutalement par Alan, dont la main me comprimait la bouche.
– Chut ! susurra-t-il. Vous ronfliez.
– Eh mais, dis-je, surpris de lui voir le visage anxieux et assombri, – où est le mal ?
Il lança un coup d’œil par-dessus le rebord du roc, et me fit signe de l’imiter.
Le soleil était haut et ardait dans un ciel sans nuages. La vallée apparaissait nette comme une peinture. À environ un demi-mille en amont se trouvait un campement d’habits-rouges ; ils étaient rassemblés autour d’un grand feu, sur lequel plusieurs faisaient la cuisine ; et tout près, sur le haut d’un roc presque aussi élevé que le nôtre, se tenait une sentinelle, dont les armes étincelaient au soleil. Tout le long de la rivière, vers l’aval, d’autres sentinelles se succédaient, ici très rapprochées, ailleurs plus largement espacées ; les unes comme la première, debout sur des points culminants, les autres au niveau du sol et se promenant de long en large, pour se rencontrer à mi-chemin. Plus haut dans la vallée, où le terrain était plus découvert, la chaîne de postes se prolongeait par des cavaliers, que nous voyions au loin marcher de côté et d’autre. Plus bas, c’étaient encore des fantassins ; mais comme le cours d’eau s’y enflait brusquement par l’adjonction d’un fort affluent, ils s’espaçaient davantage, et surveillaient uniquement les gués et les pierres de traverse.
Je leur jetai un simple coup d’œil et me recouchai aussitôt à ma place. C’était un spectacle étrange, de voir cette vallée, si déserte à l’aube, tout étincelante d’armes et parsemée d’habits et pantalons rouges.
– Vous le voyez, David, dit Alan, c’est bien ce que je craignais : ils surveillent les bords du torrent. Ils ont commencé d’arriver voilà environ deux heures ; mais, ami, vous êtes un rude dormeur ! Nous sommes dans une mauvaise passe. S’ils montent sur les versants de la vallée, ils n’auront pas besoin de longue-vue pour nous découvrir ; mais si par bonheur ils ne quittent pas le fond, nous pouvons nous en tirer. Les postes sont plus clairsemés, en aval ; et, vienne la nuit, nous tâcherons de passer entre deux.
– Et qu’allons-nous faire jusque-là ? demandai-je.
– Rester ici, et rissoler.
Cet authentique mot écossais, rissoler[30], résumait en effet l’histoire de cette journée que nous avions alors à passer. On doit se souvenir que nous étions sur le sommet dénudé d’un bloc de rocher, telles des châtaignes à la poêle ; le soleil tombait d’aplomb sur nous, impitoyablement ; le roc devint brûlant au point que l’on pouvait à peine en supporter le contact ; et le minuscule espace de terre et de bruyère qui restait un peu plus frais ne pouvait recevoir que l’un de nous deux à la fois. Nous nous relayâmes pour rester couchés, sur le roc nu, position fort analogue à celle du saint qui fut martyrisé sur un gril ; et je vis une singularité frappante dans le fait que, sous la même latitude et à peu de jours d’intervalle, j’eusse pu souffrir si cruellement, d’abord du froid sur mon île, et à présent de la chaleur sur ce rocher.
Cependant, nous manquions d’eau, et n’avions à boire que de l’alcool pur, ce qui était pis que rien ; mais nous tenions la gourde aussi fraîche que possible, en la plongeant dans la terre, et nous trouvâmes quelque soulagement à nous humecter de son contenu les tempes et la poitrine.
Tout le jour, les soldats ne cessèrent de s’activer dans le fond de la vallée, tantôt à relever les sentinelles, tantôt à envoyer des patrouilles en reconnaissance parmi les rocs. Ceux-ci étaient en si grand nombre que chercher des hommes entre eux équivalait à chercher une aiguille dans une botte de foin, et, vu l’inutilité de la tâche, elle se trouvait exécutée avec peu de soin. Pourtant, nous voyions les soldats fouiller les bruyères de leurs baïonnettes, ce qui me donnait froid dans le dos, et de temps à autre ils rôdaient alentour de notre rocher, et nous osions à peine respirer.
Ce fut dans cette occasion que j’entendis pour la première fois parler bon anglais. Un homme s’en vint poser la main sur la face ensoleillée du bloc sur lequel nous étions, et la retira aussitôt avec un juron. « Je vous garantis que c’est chaud ! » dit-il ; et je fus surpris de l’entendre manger la moitié des mots et chanter pour ainsi dire en parlant, et aussi de cette singulière manie d’élider les h. J’avais déjà, il est vrai, entendu Ransome ; mais il empruntait ses façons à toutes sortes de gens, et il parlait si mal en somme, que j’attribuais le tout à son enfantillage. Mon étonnement fut d’autant plus fort, de retrouver cette manière de parler dans la bouche d’un homme fait ; et au vrai, je ne