en gaélique un certain nombre d’hymnes et de livres pieux, dont Henderland usait dans son ministère, et qu’il tenait en haute estime. C’était même un de ces livres qu’il avait à la main lorsque je le rencontrai.
Nous marchâmes de compagnie jusqu’à Kingairloch. Chemin faisant, il s’arrêtait pour causer avec tous les passants et les laboureurs que nous rencontrions ou dépassions ; et j’avais beau ignorer le sujet de leurs entretiens, je compris que M. Henderland devait être bien aimé dans la région, car j’en vis beaucoup tirer leur tabatière de corne, et y prendre une prise avec lui.
Je le mis au courant de mes affaires, autant que je le jugeai à propos ; c’est-à-dire autant qu’elles ne concernaient pas Alan. Je lui donnai Balachulish comme l’endroit où je me rendais, pour retrouver un ami ; car je réfléchis que Aucharn, voire même Duror étaient trop compromettants, et auraient pu le mettre sur la voie.
De son côté, il me parla beaucoup de son œuvre et des gens qu’il fréquentait, prêtres fugitifs et jacobites, de la loi de désarmement, du costume, et de maintes autres curiosités du pays et de l’époque. Il se montra modéré, blâma le parlement sur divers points, et spécialement parce que la loi punissait ceux qui portaient le costume, de façon plus sévère que ceux qui portaient des armes.
Cette modération m’inspira le désir de l’interroger sur le Renard-Rouge et les tenanciers d’Appin ; car ces questions, me disais-je, semblaient assez naturelles dans la bouche d’un voyageur qui se rendait dans ce pays.
C’était, à son dire, une déplorable affaire.
– On se demande, ajouta-t-il, où les tenanciers trouvent l’argent, car ils meurent de faim à la lettre… (Vous n’auriez pas sur vous une prise, monsieur Balfour. Non ? Du reste, mieux vaut que je m’en abstienne.) Mais ces tenanciers (comme je vous le disais) sont sans aucun doute en partie contraints. James Stewart de Duror (celui qu’on appelle James des Glens) est le demi-frère d’Ardshiel, le capitaine du clan ; et c’est un homme devant lequel on s’incline très bas, et qui mène les gens à la baguette. Et puis il y a celui qu’on nomme Alan Breck…
– Ah ! m’écriai-je, parlez-moi donc de lui !
– Que dire du vent qui souffle où il veut ? dit Henderland. Il est ici et là ; ici aujourd’hui, et parti demain ; un vrai chat de bruyère. Il serait à nous guetter de ce buisson là-bas que cela ne m’étonnerait nullement… N’auriez-vous pas par hasard quelque chose qui ressemble à une prise, monsieur Balfour ?
Je lui répondis que non, et qu’il m’avait déjà demandé plusieurs fois la même chose.
– C’est fort possible, dit-il en soupirant. Mais je trouve singulier que vous n’en ayez pas… Cependant, comme je vous le disais, c’est un hardi et dangereux compère que cet Alan Breck ; et bien connu pour être le bras droit de James. Sa vie est déjà mise à prix ; il est sans aucun scrupule ; et je me demande, au cas où un tenancier hésiterait à payer, s’il ne lui planterait pas son dirk dans l’estomac.
– Vous nous donnez de lui une triste idée, monsieur Henderland, dis-je. S’il n’y a rien autre chose que de la crainte des deux côtés, je me soucie peu d’en connaître davantage.
– Non pas, dit M. Henderland ; il y a de l’amour aussi ; et une abnégation à faire honte aux gens comme vous et moi. Leur conduite ne manque pas de beauté, non peut-être au point de vue chrétien, mais au point de vue humain. Alan Breck lui-même, d’après tout ce que j’ai entendu dire, est un chevalier digne de respect. Tel grippe-sous hypocrite qui siège au premier rang de l’église, dans notre partie du pays, et qui passe pour bon aux yeux du monde, est peut-être bien pire que ce dévoyé verseur de sang humain. Oui, certes, nous avons des leçons à recevoir d’eux… Vous allez peut-être croire que j’ai vécu trop longtemps dans les Highlands, ajouta-t-il, avec un sourire.
Je lui répondis que je n’en croyais rien ; que j’avais vu beaucoup de choses louables chez les Highlanders ; et que, pour tout dire, M. Campbell lui-même était Highlander.
– Oui, dit-il. Il est ma foi de bonne race.
– Et que va faire l’agent du roi ? demandai-je.
– Colin Campbell ? Fourrer sa tête dans un guêpier.
– Il va donc mettre dehors les tenanciers de force, à ce que j’entends ?
– Oui. Mais l’affaire a eu des hauts et des bas, comme on dit. D’abord, James des Glens s’est rendu à Édimbourg, et a obtenu de l’avocat (un Stewart, bien entendu, – ils tiennent tous ensemble comme les doigts de la main) de faire suspendre la procédure. Et puis Colin Campbell est revenu à la charge, et l’a emporté devant les Barons de l’Échiquier. Et à cette heure on me dit que demain on fera déloger les premiers des tenanciers. L’opération doit commencer à Duror, sous les fenêtres mêmes de James, procédé qui ne me paraît guère sage, à mon humble avis.
– Croyez-vous qu’ils fassent résistance ? demandai-je.
– Ma foi, dit Henderland, ils sont désarmés, – ou censés l’être, – car il y a toujours une quantité d’acier caché en de bons endroits. Et puis Colin Campbell fait intervenir les soldats. Mais malgré tout, si j’étais de sa femme, je n’aurais pas de repos qu’il ne soit rentré chez lui. Ce sont de drôles de clients, ces Appin Stewart.
Je lui demandai s’ils étaient pires que leurs voisins.
– Que non pas, dit-il. Et c’est le plus triste de l’histoire. Car si Colin Roy réussit à faire exécuter sa volonté en Appin, il lui faut tout recommencer dans le pays voisin, que nous appelons Mamore, et qui appartient aux Camerons. Il est agent du roi pour les deux, et dans les deux il devra expulser les tenanciers ; et, à vous parler franchement, monsieur Balfour, je suis persuadé que s’il échappe aux uns, il recevra la mort chez les autres.
Nous continuâmes de la sorte à causer et à cheminer la plus grande partie du jour. Enfin, M. Henderland, après m’avoir dit tout le plaisir qu’il prenait à ma société, et sa joie d’avoir rencontré un ami de M. Campbell (« que je me permettrai, ajouta-t-il, d’appeler : ce doux chantre de notre Sion covenantaire »), me proposa d’abréger mon étape, et de passer la nuit sous son toit, un peu au-delà de Kingairloch. À vrai dire, cette offre me combla de joie, car je n’avais pas grand goût pour Jean de la Claymore, et depuis ma double mésaventure, d’abord avec le guide, et puis avec le patron gentleman, j’appréhendais un peu la rencontre de nouveaux Highlanders. Je me hâtai donc d’accepter, et arrivai dans l’après-dînée à une petite maison isolée sur la rive du Linnhe Loch. Le soleil avait déjà quitté le flanc dénudé des montagnes d’Ardgour, mais brillait encore sur celles d’Appin ; le loch était paisible comme un lac, à part les mouettes qui piaillaient alentour de ses bords ; et tout le paysage avait un aspect étrangement solennel.
Nous ne fûmes pas plutôt arrivés à la porte de sa demeure, que M. Henderland, à ma grande surprise (car j’étais alors accoutumé à la politesse des Highlanders), me dépassa brutalement, se précipita dans la maison, saisit un pot et une petite cuiller de corne, et se mit à fourrer de la prise dans son nez en quantité démesurée. Puis il éternua copieusement, et me regarda avec un sourire un peu niais.
– C’est un vœu que j’ai fait, dit-il. Je me suis promis de n’en jamais avoir sur moi. Sans doute la privation est grande ; mais quand je songe aux martyrs, non seulement du Covenant écossais, mais des autres lieux de la chrétienté, je rougis de ma mortification.
Quand nous eûmes mangé (et le porridge avec du lait battu formaient toute la nourriture du bonhomme), il prit un air grave et me dit qu’il avait à remplir son devoir envers M. Campbell, c’est-à-dire s’enquérir de l’état de mon âme devant Dieu. Je le trouvais un tantinet ridicule ; mais il n’avait pas encore parlé depuis longtemps que mes yeux se mouillèrent de larmes. Il y a deux choses dont on ne se lasse jamais, la bonté et l’humilité ; nous n’en découvrons guère dans ce monde si dur, chez les gens froids et arrogants ; mais M. Henderland avait sur les lèvres leur langage authentique. Et malgré la fatuité que m’inspiraient mes aventures, dont je m’étais tiré, comme on dit, tambour battant, il m’eut vite fait tomber à genoux auprès d’un simple et pauvre vieillard, à notre commune satisfaction.
Avant d’aller nous mettre au lit, il m’offrit, en guise de viatique, six pence, pris à une réserve minime qu’il gardait dans le mur de torchis de sa maison. Je restai interdit devant cet excès de bonté. Mais il me pressa tellement que je crus plus convenable d’accepter, et je le laissai en conséquence plus pauvre que moi.
La mort du Renard-Rouge
Le lendemain, M. Henderland me trouva un homme possédant une barque à lui, et qui devait, l’après-midi même, traverser le Linnhe Loch pour aller pêcher sur la rive d’Appin. Il obtint de me faire emmener par cet homme, qui était de ses ouailles ; et de cette façon, il m’épargna une longue journée de voyage, et le coût de deux traversées que j’aurais dû autrement effectuer par les bacs publics.
Il était près de midi quand nous débordâmes. Le ciel était sombre, chargé de nuages, et le soleil luisait par de brèves éclaircies. Les eaux du loch étaient très profondes et calmes, presque sans rides. Je dus en porter quelques